J’écris depuis que je me suis mise à perdre la mémoire.

Au Liban, nous sommes venus cueillir une rose dans un champ incendié. Reçus comme des rois, sur un navire qui fait naufrage. Et ce leitmotiv ambiant, immuable : « Ici rien ne va » et la litanie des dysfonctionnements. Un pays à vau-l’eau, et les responsables c’est nous, qui l’affirmons sans vergogne. Trop occupés à nous tirer une balle dans le pied et puis battre notre coulpe.

A trop chercher ses mots, ma tante a dit : Je ferai mieux de me taire. Elle pense que le monde a changé. Elle s’habille en jaune désormais, comme si elle voulait renaître. Elle prendrait bien congé, si épuisée qu’elle ne se plaint plus. A elle jadis si vive, si alerte, j’écris des lettres qu’elle ne lit plus. Sidérée, peut-être, d’avoir vu luire quelque chose dans
le noir.
A Beyrouth, nous sommes tombés sur une fabrique d’hosties. Après la découpe circulaire, les chutes sont nombreuses et vendues en sachets. Nous les avons goûtées comme une nourriture céleste. 


J’ai reçu un appel du Royaume de Tonga. J’ai cherché sur la carte. C’est une île en Polynésie, perdue dans le Pacifique. Bordée de corail et de sable blanc. A ces appels-là, on m’a dit qu’il ne fallait pas répondre.
Nous venons d’un Eden dont les fruits sont vendus au rabais. Amers, comme des anges déchus et vivant en arrêt, entre le sublime et le laid, comme, à Baalbeck, cet acrobate pendu à son pilier, tel Saint Siméon le stylite; ce soir où Matthieu Chédid a chanté Fayrouz en français, accompagné par Ibrahim Maalouf à la trompette.

Deux heures plus tôt, nous étions en route vers Baalbeck, quand le sol, au loin, s’est affaissé. Les chaînes de montagne, qui forment du pays l’épine dorsale, se sont écartées. Elles n’étaient plus que deux vaisseaux fendant
l’écume de la Bekaa. Cette plaine qui coule comme le Nil entre deux mondes, celui où le soleil se lève et celui où il disparaît. Deux mondes qu’elle ne connaît pas, elle qui ne voit le soleil que quand il est au zénith. La Bekaa coule jusqu’au lac Qaroun où, sur ses bords, nous avons campé. Au matin, Le soleil s’est levé en face, de derrière la muraille, sur une terre encore vierge comme un paradis perdu.

Nous sommes dans un pays où chacun parle sa langue, même si, celle de l’autre, il la connaît. Pour te comprendre, il suffit de savoir le lieu où tu nais et le Dieu que tu pries. Et s’ensuit de nos politiques l’affligeant spectacle. Que vaut le pouvoir quand il est si partagé ? A trop le découper, le peuple n’est plus nourri qu’aux miettes. Fussent-elles des miettes d’hosties.
Dans la vallée du Taym, à Khalwet al-Bayada, le cheikh druze nous a expliqué que la raison devait régner en maître. Il dit qu’en Occident, où le plaisir est sanctifié, la monture a eu raison du cavalier. Le cheval devenu fou menait l’homme à sa perte. Peut-être faut-il aimer sans plaisir, pour que dure l’éternité. Dans ce lieu où comme une vigne, s’attache l’homme à sa glèbe, déjeuner à Hasbaya, face au Mont Hermon; une montagne qui court jusqu’en Galilée.

Selon une légende ancienne, c’est sur son sommet qu’ont chuté tous les  anges déchus. “On appela la montagne Hermon parce que c’est là qu’ils avaient juré de prendre les filles des humains pour épouses”. A la tombée du jour, alors que nous étions encore à table, le Mont Hermon s’est empourpré, rose comme le front d’une vierge. Elie dit : Ce n’est pas un repas, c’est un sacrilège et nous avons dansé, dans ce pays de banquets où le bonheur est une orgie et la joie si grande qu’elle en est indécente, et la vie parfois si belle qu’on lui pardonne le malheur.

Ma tante a demandé : Crois-tu que mon esprit s’égare ? Moi si j’écris c’est pour devancer la perte de la mémoire. Reliés au monde par intermittence, nous sommes au cœur de la vie. Dans une maison, où le soleil se lève sur le camaïeu des montagnes et, de l’autre côté, sur la place où l’on voit son reflet. Dans l’après-midi, la balustrade écrit des lettres sur l’escalier.
Un jour, je regagnerai mes pénates, pour enterrer ici ma joie. Et attendre que le jour se lève.

A Bkessine, j’ai allumé une bougie, à l’église de Mar Takla. Les pins parasols festonnent les lignes de crête et la forêt recouvre d’un tapis le doux vallonnement des collines qui se croisent jusqu’à la mer. Cette nuit, j’ai fait un rêve. Assise au sommet du monde derrière trois arcades, et le dégradé de bleu se déclinait à l’infini.

Nada Bejjani Raad
Née au Liban, Nada Bejjani Raad est architecte et pratique son métier en France depuis 1989. Contributrice régulière dans la presse francophone, bloggeuse à l’Agenda Culturel, elle est l’auteur du roman Le jour où l’agave crie.

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