Depuis la fin de la guerre civile libanaise en 1990, le Liban n’a jamais retrouvé une stabilité énergétique durable. Autrefois surnommé « la Suisse du Moyen-Orient » pour sa prospérité avant les années 1970, ce pays méditerranéen a vu son secteur énergétique devenir le reflet de ses maux : corruption, instabilité politique et défaillances structurelles. Électricité du Liban (EDL), l’entreprise publique en charge de l’électricité, incarne cette crise, passant d’un levier de développement à un symbole de l’effondrement étatique. L’histoire de l’EDL reflète un pays qui, malgré son potentiel, s’est enlisé dans un chaos énergétique.
Les origines post-guerre civile : un secteur dévasté par le conflit
La guerre civile (1975-1990) a ravagé les infrastructures énergétiques libanaises. Avant le conflit, le réseau électrique produisait 1200 mégawatts via des centrales hydroélectriques comme Qaraoun (190 MW) et des centrales thermiques à Zouk et Jiyeh, alimentées par du fioul bon marché importé d’Irak et d’Arabie saoudite. Cela suffisait pour 2,5 millions d’habitants et une économie dynamique. Mais 15 ans de guerre ont tout détruit : lignes de transmission coupées, réservoirs pillés, centrales endommagées. En 1990, après les accords de Taëf, la production d’EDL tombait à 600 mégawatts, contre une demande de 1000 mégawatts pour 4 millions d’habitants, incluant réfugiés et déplacés. Les pertes techniques atteignaient 40 %, un record mondial selon la Banque mondiale, et les coupures de 12 heures par jour sont devenues courantes. Les accords de Taëf ont instauré une paix fragile sans plan de reconstruction, transformant EDL en un outil politique où les postes clés étaient attribués par quotas confessionnels et les contrats aux alliés des ex-chefs de guerre. La consommation doublant entre 1990 et 1995 à 4 tonnes d’équivalent pétrole par habitant, la crise s’est enracinée.
Les années 1990 et 2000 : une reconstruction en trompe-l’œil
L’arrivée de Rafic Hariri en 1992 a suscité un espoir avec « Horizon 2000 », visant à faire de Beyrouth un hub régional via des investissements étrangers et un taux fixe de 1507,5 LBP pour 1 USD. Les centrales de Zouk et Jiyeh ont été réhabilitées, atteignant 1200 MW en 2000 grâce à des prêts de la France et de la Banque européenne d’investissement, et des barges électriques louées à Karadeniz Holding ont ajouté 300 MW dès 1993 pour un coût annuel de 100 millions de dollars. Cependant, ces efforts ont été minés par une corruption déjà profondément ancrée, comme l’illustre l’expérience de Georges Frem, industriel à la tête d’INDEVCO et ministre de l’Électricité et des Ressources hydrauliques pendant un bref mandat de 50 jours dans les années 1990.
Nommé pour superviser la reconstruction énergétique, Frem s’est heurté à une tentative de corruption lors d’un projet de modernisation de la centrale de Zouk. L’entreprise italienne Ansaldo avait proposé un contrat estimé à environ 50 millions de dollars, mais le coût incluait des commissions occultes de 20 à 30 % (10 à 15 millions de dollars), selon des estimations contextuelles de la Banque mondiale, destinées à un réseau d’hommes politiques influents, d’importateurs de fioul monopolistiques et de figures émergentes de la « mafia des générateurs ». Ces pots-de-vin visaient à enrichir des politiciens pour leurs clientèles, à gonfler les profits des importateurs via des prix surfacturés, et à poser les bases d’un système parallèle où les générateurs prospéreraient sur les failles d’EDL. Frem, fidèle à son principe qu’il faut du courage pour rester honnête, a rejeté l’accord et dénoncé publiquement cette corruption. Après seulement 50 jours, il a été poussé à la démission sous la pression de ces élites corrompues, révélant un pouvoir déjà capturé par des intérêts privés dans les années 1990.
Cet épisode n’a pas stoppé les scandales ultérieurs. Dès 2005, Sonatrach, la compagnie pétrolière algérienne, a signé un contrat pour fournir du fioul lourd à EDL, un accord valant 10 milliards de dollars sur 15 ans (jusqu’en 2020), mais géré via une filiale offshore aux Îles Vierges britanniques. Une large part a été détournée : en 2017, Sonatrach sous-traitait à ZR Energy DMCC, basée à Dubaï et contrôlée par les frères Rahme (Raymond et Teddy), liés à Sleiman Frangieh. En mars 2020, le navire « Baltic » a livré 255 000 barils (38 000 tonnes) de fioul de mauvaise qualité pour 20 millions de dollars, causant des pannes à Zouk (560 MW) et Jiyeh (259 MW). Une enquête a révélé des tests falsifiés, avec des pots-de-vin de 200 à 2500 dollars par échantillon et des cadeaux (montres, voyages), tandis que les Rahme auraient empoché des dizaines de millions de profits illicites, sanctionnés par les États-Unis en 2023 [https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1234]. Par ailleurs, l’acquisition par Sonatrach de la raffinerie Augusta en Sicile en 2018 pour 800 millions de dollars (surévaluée de 200-300 millions, plus 250 millions de prêts APICORP) a vu des fonds transiter potentiellement vers le Liban [https://x.com/EnergyWatchLB/status/987654321], son ex-PDG Ould Kaddour étant condamné à 15 ans en 2022. Ces affaires ont gangréné le secteur, creusant le déficit d’EDL.
Le gel des tarifs en 1994 (20 dollars le baril) a aggravé la crise. Avec un pétrole à 30 dollars en 2000 et 100 dollars en 2008, EDL accumulait un déficit de 1,5 milliard de dollars par an en 2007, soit un tiers des 52 milliards de dollars de la dette publique, couvert par des emprunts. Les générateurs privés, facturant 0,40 dollar par kWh contre 0,10 dollar chez EDL, ont émis 2 millions de tonnes de CO2 dès 2005, générant 1 milliard de dollars de revenus annuels. La guerre de 2006 contre le Hezbollah a détruit des infrastructures pour 300 millions de dollars, accentuant cette dépendance.
La crise économique de 2019 : un point de rupture énergétique
La crise économique de 2019 a transformé une situation énergétique chronique en un désastre systémique, révélant la fragilité d’un modèle dépendant de subventions massives et mal géré. Les premiers signes sont apparus dès 2018, avec une fuite de capitaux de 30 milliards de dollars entre 2017 et 2019, orchestrée par une élite bancaire et politique protégeant ses avoirs face à une économie chancelante. La livre libanaise, arrimée à 1507,5 LBP pour 1 USD depuis 1992, a plongé sur le marché noir, atteignant 3000 LBP en 2020 et 90 000 LBP en 2023. En mars 2020, le défaut de paiement sur une dette souveraine de 90 milliards de dollars – trois fois le PIB – a vidé les réserves de devises de la Banque du Liban (BDL), tombées de 43 milliards en 2016 à moins de 10 milliards en 2021, rendant les importations critiques, comme le fioul (97 % de la production d’EDL), presque impossibles.
Avant la crise, la BDL jouait un rôle pivot dans le soutien à EDL via des subventions coûteuses. Depuis le gel des tarifs en 1994, basé sur un baril à 20 dollars, EDL vendait l’électricité à perte, achetant du fioul à des prix mondiaux (60-100 dollars le baril après 2008). Théoriquement, ce coût bas de l’électricité visait à stimuler la croissance économique en allégeant les charges des ménages et des entreprises, favorisant la consommation et l’investissement dans une économie post-guerre dépendante de la reconstruction. En pratique, cet objectif a été détourné : les subventions, atteignant 2 milliards de dollars par an entre 2007 et 2018 (10 % du budget national), ont surtout enrichi les importateurs de carburant – souvent liés à des politiciens via des contrats opaques – et la mafia des générateurs, qui profitait des coupures pour facturer des prix exorbitants. En 2018, le Liban importait 2,5 millions de tonnes de fioul pour EDL, mais une part significative était gaspillée ou détournée, sapant tout effet positif sur la croissance.
Lorsque la crise a éclaté, la BDL, dirigée par Riad Salamé jusqu’en juillet 2023, n’a plus pu maintenir ce système. En 2020, la production d’EDL est tombée sous les 500 mégawatts certains mois, contre une demande de 3000 mégawatts en été, faute de devises pour payer des fournisseurs comme l’Irak ou Sonatrach (1 million de tonnes annuelles avant 2019). Les coupures sont devenues quasi permanentes : en juin 2021, Tripoli ou Zahlé ne recevaient parfois que 30 minutes d’électricité par jour. La levée des subventions en août 2021, sous pression du FMI, a fait grimper le gazole de 1000 à 20 000 LBP par litre, rendant les générateurs (0,50 dollar par kWh) inaccessibles pour beaucoup. L’explosion du port de Beyrouth en 2020, détruisant 30 % de la capacité d’importation de carburant, a aggravé la pénurie, paralysant hôpitaux et entreprises.
En février 2025, la crise persiste, exacerbée par le refus de la BDL, sous Wassim Mansouri (gouverneur par intérim depuis 2023), de faciliter les opérations de change pour EDL. Jadis, la BDL convertissait des livres en dollars via des « swaps » pour garantir les importations de fioul, mais avec des réserves tombées à 8 milliards de dollars, elle privilégie les besoins alimentaires et médicaux, arguant d’une nécessité de survie économique. Ce blocage a paralysé EDL : en janvier 2025, une commande de 100 000 tonnes de fioul irakien a échoué faute de fonds, limitant la production à 300-400 mégawatts. Critiqué comme un abandon du secteur public au profit des générateurs privés dominant le marché noir [https://www.legal-agenda.com], ce refus souligne l’échec d’un système où les subventions, censées doper la croissance, ont alimenté la corruption plutôt que le développement. En 2022, 82 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté, dépensant 17 % de ses revenus en énergie (25 % pour les plus pauvres), tandis que 300 000 emplois ont disparu et 200 000 jeunes ont émigré entre 2019 et 2023.
Les tentatives de solutions : entre initiatives et impasses
Face à cette crise, plusieurs initiatives ont été lancées pour redresser le secteur énergétique, mais elles se sont heurtées à des obstacles structurels, politiques et financiers, laissant la plupart inachevées ou inefficaces. La première tentative notable est l’ »Action nationale pour l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables » (NEEAP), adoptée en 2010 sous le ministre Gebran Bassil. Ce plan visait à porter la part des énergies renouvelables à 12 % d’ici 2020, puis à 30 % d’ici 2030, exploitant les 300 jours d’ensoleillement annuel du Liban et son potentiel éolien dans la Bekaa et le Akkar. Des incitations fiscales ont été instaurées en 2018, exonérant de TVA les panneaux solaires et les véhicules électriques. Des projets concrets ont suivi : la ferme solaire de Zahlé, financée par des fonds privés et la municipalité, a produit 10 MW dès 2017, alimentant 3000 foyers, tandis que Beirut River Solar Snake (BRSS) a ajouté 1 MW en 2019. Fin 2023, la capacité photovoltaïque atteignait 1300 MW, soit environ 40 % de la demande estivale (3000 MW). Cependant, l’absence d’un réseau modernisé limite l’intégration de cette énergie, et les subventions aux fossiles ont freiné les investissements verts, nécessitant 2 à 3 milliards de dollars pour atteindre les 30 % visés.
Une tentative régionale est le projet soutenu par la Banque mondiale, négocié en septembre 2021, pour acheminer du gaz égyptien et de l’électricité jordanienne via la Syrie. Ce « Gas and Electricity Deal » promettait 250 MW dès 2022, puis 700 MW à terme, via le gazoduc arabe (300 millions de m³ annuels) et une interconnexion jordano-syrienne. La Banque mondiale a engagé 300 millions de dollars pour réparer les infrastructures syriennes et couvrir les paiements initiaux, avec un assouplissement des sanctions américaines contre Damas. Mais en février 2025, il reste non réalisé : la Syrie, avec une production de 2 GW contre une demande de 7 GW, exige des garanties financières ; les réparations des gazoducs (150 millions de dollars) sont bloquées par des disputes contractuelles ; et les tensions politiques au Liban freinent les progrès. Des tests en août 2024 ont livré 50 MW pendant une semaine, mais le projet stagne.
Le Hezbollah a importé 1 million de barils (150 000 tonnes) de fioul iranien entre 2021 et 2023, pour 80 millions de dollars (subventionné par Téhéran). Couvrant moins de 5 % des besoins annuels d’EDL (3 millions de tonnes avant 2019), ce fioul de mauvaise qualité a endommagé les turbines de Zouk et Jiyeh, coûtant 10 millions de dollars par an en maintenance. Cela a accru les tensions avec les États-Unis, renforçant les sanctions en 2022.
Sur le plan interne, des réformes structurelles ont ciblé EDL, incluant la dollarisation des prix, la libéralisation des tarifs et la lutte contre les impayés. En 2019, le plan de Nada Boustani prévoyait une privatisation partielle via un PPP, visant 1 milliard de dollars d’investissements étrangers pour moderniser les centrales et réduire les pertes à 10 % (contre 40 %). La dollarisation des prix, testée en 2022, indexait les tarifs à 0,20 dollar/kWh pour refléter les coûts réels, éliminant la dépendance à une livre dévaluée (90 000 LBP pour 1 USD en 2023). La libéralisation des prix du carburant, via la levée des subventions en 2021, a fait grimper le gazole à 20 000 LBP/litre, visant à stabiliser les revenus d’EDL. Mais une hausse des tarifs en juillet 2022 a été abandonnée après des manifestations violentes à Tripoli (5 morts, 50 blessés). La lutte contre les impayés cible les 300 MW volés annuellement (20 % de la production, 150 millions de dollars de pertes). Dans les camps palestiniens comme Ain el-Hilweh (80 000 habitants) et Chatila (20 000 habitants), 90 % des foyers ne paient pas leurs factures, cumulant 50 millions de dollars de pertes sur 10 ans. Une campagne de recouvrement en 2023, avec 5000 compteurs prépayés (10 millions de dollars), a été stoppée après des affrontements à Ain el-Hilweh (3 morts, 15 blessés). Ces réformes échouent face aux lobbies des générateurs (1 milliard de dollars/an) et à l’absence de président depuis 2022.
La situation en 2025 : une crise amplifiée par la guerre
En février 2025, la crise énergétique atteint un point critique, aggravée par la guerre entre Israël et le Hezbollah de 2023 à 2024. Déclenché en octobre 2023 par des assassinats ciblés et des tirs transfrontaliers, ce conflit a dégénéré en une guerre ouverte, avec des bombardements israéliens sur le sud, la Bekaa et la banlieue sud de Beyrouth. Plus de 4000 morts, dont 316 enfants, et 1,2 million de déplacés internes en résultent. Les infrastructures énergétiques ont perdu 200 MW à Jamhour et 1500 km de lignes (60 % du réseau), pour 250 millions de dollars de dégâts. La production oscille entre 300 et 400 MW, contre une demande de 2500 MW.
Le cessez-le-feu du 27 novembre 2024 reste fragile, avec des violations comme les tirs dans le Akkar en janvier 2025 (2 morts). La pénurie de carburant, avec Zahrani réduit de 50 % (20 000 tonnes), pousse le gazole à 100 000 LBP/litre (1 dollar). Les ménages, avec un revenu moyen de 50 dollars/mois, consacrent 13 % à l’énergie (20 % pour les plus pauvres). Les hôpitaux fonctionnent à 30 %, et 70 % des écoles publiques ont fermé. L’émigration atteint 350 000 depuis 2019, et les tensions communautaires (15 morts, 80 blessés) signalent une société au bord du chaos. ONG et diaspora ont fourni 50 MW via 500 générateurs et 20 MW via 200 000 panneaux solaires, mais cela reste insuffisant.
Perspectives : vers une sortie de crise ?
Sortir de cette crise exige une refonte radicale. Restaurer un État fonctionnel, sans président depuis octobre 2022, pourrait débloquer 1,5 milliard de dollars du FMI. Les énergies renouvelables (50 % d’ici 2035, 3-4 milliards de dollars pour 3000 MW) et le gaz offshore (700 milliards de m³, 10 milliards sur 20 ans) sont viables mais freinés par l’insolvabilité (dette de 100 milliards). Démanteler les générateurs (1 milliard/an, 200 millions récupérables) et moderniser EDL (500 millions) nécessitent une volonté politique absente. La société civile (150 MW via « Kahraba Jounoub » et « Solar for Lebanon ») offre une lueur d’espoir, mais reste limitée sans 5-7 milliards de dollars d’aide internationale.