Une crise sans précédent frappant toutes les couches de la société
Le Liban traverse une crise sociale et économique d’une ampleur inégalée dans son histoire contemporaine, un effondrement qui touche toutes les strates de la population et menace les fondements mêmes de la société. Selon les estimations les plus récentes de la Banque mondiale, en 2025, plus de 78 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté national, une statistique alarmante qui reflète une dégradation spectaculaire des conditions de vie. Si l’on inclut les réfugiés syriens, qui représentent environ 1,5 million de personnes sur une population totale estimée à 5,5 millions, ce taux atteint des niveaux encore plus critiques, avec 44 % de l’ensemble des habitants vivant dans une pauvreté absolue (moins de 3 dollars par jour). Cette situation est le résultat direct d’un enchaînement de crises : l’effondrement de la livre libanaise, une hyperinflation incontrôlable, la faillite des institutions publiques et une paralysie politique persistante depuis 2019.
Autrefois surnommé « la Suisse du Moyen-Orient » pour sa prospérité économique et sa stabilité relative, le Liban est aujourd’hui méconnaissable. Le PIB, qui culminait à 55 milliards de dollars en 2018, a chuté à environ 20 milliards de dollars en 2023, avant de subir une nouvelle contraction estimée entre -6 % et -10 % en 2024, selon les projections de la Banque mondiale et de l’ONU. Cette récession brutale a transformé un pays autrefois dynamique en une nation où la majorité des habitants peinent à accéder aux besoins les plus élémentaires : nourriture, eau potable, électricité et soins médicaux. Les inégalités sociales, déjà marquées avant la crise, se sont creusées à un rythme alarmant, avec une concentration croissante des richesses entre les mains d’une élite réduite, tandis que la population plonge dans la misère.
La situation est d’autant plus dramatique que les mécanismes traditionnels de protection sociale ont disparu. Les services publics, autrefois fragiles mais fonctionnels, se sont effondrés sous le poids de la crise financière. L’État, incapable de financer ses administrations, ne fournit plus qu’une ou deux heures d’électricité par jour via Électricité du Liban (EDL), obligeant les ménages à dépendre de générateurs privés coûteux. Selon Human Rights Watch, un ménage moyen consacre désormais environ 44 % de ses revenus mensuels à ces générateurs, un fardeau insoutenable pour la plupart. Dans ce contexte, les organisations humanitaires locales et internationales, telles que le Programme Alimentaire Mondial (PAM) et Oxfam, sont devenues le dernier rempart contre la famine et la déchéance sociale. Cependant, leurs efforts, bien que vitaux, ne suffisent pas à répondre à l’ampleur des besoins.
Le gouvernement libanais, paralysé par des luttes internes et une absence de leadership depuis la fin du mandat du président Michel Aoun en octobre 2022, a tenté de mettre en place des mesures d’aide sociale, comme des subventions sur les produits de base. Mais ces initiatives sont largement inefficaces, minées par une corruption endémique et un manque de fonds. En 2023, les transferts de fonds de la diaspora, estimés à 6,7 milliards de dollars (soit 33 % du PIB), ont offert une bouée de sauvetage temporaire à de nombreuses familles. Cependant, l’intensification du conflit avec Israël en 2024 a réduit ces flux, aggravant encore la dépendance envers l’aide extérieure.
L’effondrement de la livre libanaise et la spirale inflationniste
La dévaluation vertigineuse de la livre libanaise (LBP) est au cœur de cette crise multidimensionnelle. Depuis octobre 2019, la monnaie nationale a perdu plus de 98 % de sa valeur par rapport au dollar américain. Si le taux officiel reste fixé à 1 500 LBP pour 1 USD, le marché noir, qui domine désormais les transactions, affiche des taux dépassant les 100 000 LBP pour 1 USD en mars 2025. Cette dépréciation a entraîné une hyperinflation sans précédent, rendant les produits de première nécessité inaccessibles pour la majorité de la population.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2019, un kilo de riz coûtait environ 5 000 LBP ; en mars 2025, son prix dépasse les 500 000 LBP, soit une augmentation de 10 000 %. Le pain, aliment de base pour les Libanais, a vu son prix multiplié par plus de 20 en trois ans : une miche qui valait 1 500 LBP en 2020 coûte aujourd’hui plus de 30 000 LBP. Le carburant, essentiel dans un pays où les transports publics sont quasi inexistants, suit la même trajectoire : un litre d’essence, qui valait 1 500 LBP avant la crise, atteint désormais 150 000 LBP, soit une hausse de 9 900 %. Selon la Banque mondiale, l’inflation alimentaire a dépassé les 260 % en glissement annuel en février 2023, et bien que le taux global ait ralenti à 15,4 % en novembre 2024 grâce à une certaine stabilisation du taux de change, les prix restent hors de portée pour la plupart des ménages.
Cette spirale inflationniste est alimentée par plusieurs facteurs structurels et conjoncturels :
- L’épuisement des réserves de devises étrangères : Les réserves de la Banque du Liban (BDL), qui s’élevaient à 30 milliards de dollars en 2018, sont tombées à 8,6 milliards en mi-2023 avant de remonter légèrement à 10,4 milliards en août 2024 (soit 7 mois d’importations). Cette chute limite la capacité du pays à financer ses importations, qui représentent 80 % de ses besoins alimentaires et industriels.
- Une gestion financière désastreuse : L’absence de réformes depuis le début de la crise en 2019, combinée à une politique monétaire chaotique, a exacerbé la situation. La BDL a réussi à stabiliser le taux de change à 89 500 LBP pour 1 USD depuis l’été 2023 en réduisant la masse monétaire en LBP de 37 % (février 2024), mais ce régime de change fixe est jugé insoutenable à moyen terme par les experts du FMI.
- La perte de confiance dans le système financier : Les restrictions bancaires imposées depuis 2019 ont poussé les Libanais à se tourner vers le marché noir pour convertir leurs économies en dollars, alimentant la spéculation et la dollarisation croissante de l’économie. En 2023, plus de 70 % des transactions quotidiennes se faisaient en liquide ou en dollars, selon des estimations locales.
L’impact sur la population est catastrophique. Les salaires, majoritairement payés en LBP, n’ont pas été ajustés à l’inflation. Un enseignant du secteur public, qui gagnait l’équivalent de 1 000 USD par mois en 2019, touche aujourd’hui moins de 50 USD au taux du marché noir. Dans le secteur privé, les rémunérations stagnent souvent autour de 100 USD mensuels, un montant dérisoire face à un panier de base estimé à 800 USD par mois pour une famille de quatre personnes. Cette précarité plonge des millions de Libanais dans une pauvreté extrême, définie par la Banque mondiale comme un revenu inférieur à 1,90 USD par jour, touchant près de 40 % de la population en 2025.
Une classe moyenne en voie d’extinction
La classe moyenne, autrefois pilier de l’économie libanaise grâce à son dynamisme entrepreneurial et son pouvoir d’achat, est en train de s’effacer. Avant 2019, elle représentait environ 50 % de la population et jouait un rôle clé dans la consommation, l’éducation et la stabilité sociale. Aujourd’hui, elle est laminée par les restrictions bancaires et l’inflation, au point que des experts estiment qu’elle ne représente plus que 10 à 15 % des habitants en 2025.
Depuis octobre 2019, les banques ont imposé des contrôles de capitaux informels, limitant les retraits en devises étrangères et appliquant une décote drastique sur les dépôts en LBP. Un compte de 100 000 USD en 2019 vaut aujourd’hui moins de 5 000 USD au taux réel, une perte colossale pour les épargnants. Cette confiscation de facto des économies a ruiné des professions libérales prospères – médecins, avocats, ingénieurs, enseignants – qui constituaient le cœur de la classe moyenne. Par exemple, un médecin spécialiste, qui gagnait 5 000 USD par mois avant la crise, ne perçoit plus que 200 USD en équivalent réel, selon des témoignages relayés par des ONG locales.
Les conséquences sont visibles dans le quotidien. Les frais de scolarité dans les écoles privées, où se formait traditionnellement la classe moyenne, ont explosé : une année scolaire coûtait 2 000 USD en 2019 ; elle dépasse aujourd’hui 20 000 USD au taux du marché noir, un montant inaccessible pour la plupart. Résultat : des milliers d’enfants ont abandonné l’école privée pour rejoindre un système public défaillant, où les enseignants, en grève chronique, ne sont payés que sporadiquement. Selon l’UNICEF, le taux de déscolarisation a augmenté de 25 % entre 2019 et 2023, un chiffre qui risque de croître encore en 2025.
La disparition de la classe moyenne fragilise la structure sociale du Liban. Elle alimente un sentiment de désespoir et d’injustice, exacerbé par l’enrichissement continu des élites. Forbes rapporte que les milliardaires libanais ont vu leur fortune croître depuis 2019, avec sept d’entre eux cumulant 13,3 milliards de dollars en 2023, soit dix fois plus que la richesse des 50 % les plus pauvres. Cette polarisation extrême menace la cohésion nationale et alimente les tensions communautaires.
L’aide humanitaire, dernier recours pour une grande partie de la population
Face à l’incapacité de l’État à répondre à la crise, l’aide humanitaire est devenue une planche de salut pour des millions de Libanais. Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) a doublé le nombre de ses bénéficiaires entre 2022 et 2023, passant de 800 000 à 1,6 million de personnes, et ce chiffre a encore augmenté en 2024 avec l’intensification du conflit dans le sud du pays. Les distributions de colis alimentaires, comprenant des produits de base comme le riz, les lentilles et l’huile, sont désormais une scène courante à Beyrouth, dans la Bekaa et au Sud-Liban, où les files d’attente s’étendent sur des kilomètres.
Pourtant, ces efforts restent insuffisants. Une famille moyenne reçoit environ 20 USD par mois en aide alimentaire, alors que le coût d’un panier alimentaire de base dépasse les 200 USD, selon le PAM. La malnutrition infantile progresse : en 2023, 15 % des enfants de moins de cinq ans souffraient de retard de croissance, contre 9 % en 2019. L’accès aux soins médicaux est tout aussi critique. Avec une pénurie de 80 % des médicaments essentiels et des hôpitaux fonctionnant à peine (faute de carburant et de personnel), le taux de mortalité évitable a bondi de 30 % depuis 2020, selon Médecins Sans Frontières.
Les subventions gouvernementales, qui couvraient autrefois la farine, le carburant et les médicaments, ont été progressivement supprimées ou détournées. En 2023, le système de subventions coûtait encore 6 milliards de dollars par an, mais une grande partie profitait à des réseaux de contrebande plutôt qu’aux citoyens. Aujourd’hui, les aides restantes, comme la carte alimentaire lancée en 2022, ne bénéficient qu’à 300 000 familles sur les 1,5 million dans le besoin, et leur valeur réelle s’érode avec l’inflation.
L’exode des compétences : une fuite des cerveaux sans précédent
La crise sociale s’accompagne d’un exode massif des talents, une hémorragie qui prive le Liban de ses forces vives. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 500 000 Libanais ont quitté le pays entre 2019 et 2024, soit près de 10 % de la population. Ce chiffre inclut une proportion élevée de jeunes diplômés : 75 % des médecins formés entre 2017 et 2021 ont émigré, tout comme 60 % des ingénieurs et des informaticiens, d’après des études universitaires locales.
Les destinations privilégiées sont les pays du Golfe (notamment les Émirats arabes unis), l’Europe (France, Allemagne) et l’Amérique du Nord (Canada, États-Unis). Les demandes de visas ont explosé : en 2024, les ambassades occidentales à Beyrouth ont traité 120 000 dossiers, contre 30 000 en 2018. Cet exode est motivé par l’absence de perspectives : un jeune ingénieur, qui gagnait potentiellement 2 000 USD par mois avant la crise, ne trouve plus d’emploi payé plus de 150 USD aujourd’hui. À l’étranger, ces professionnels accèdent à des salaires décents et à une stabilité que le Liban ne peut plus offrir.
À long terme, cette fuite des cerveaux menace la capacité du pays à se relever. Le secteur de la santé, déjà exsangue, perd chaque mois des dizaines de médecins et d’infirmiers. Le numérique, qui représentait 2 % du PIB avant la crise grâce à un écosystème de startups prometteur, s’est effondré avec le départ des talents vers Dubaï ou l’Europe. Sans ces compétences, la reconstruction économique et sociale devient une chimère, plongeant le Liban dans un cercle vicieux de déclin.
Quelles solutions pour sortir de la crise ?
Sortir de cette crise exige des mesures radicales et concertées, mais les obstacles politiques et structurels restent immenses. La piste la plus immédiate est un accord avec le Fonds monétaire international (FMI), qui a promis 3 milliards de dollars en avril 2022, sous réserve de réformes profondes : restructuration du secteur bancaire (dont les pertes dépassent 70 milliards de dollars), réforme des entreprises publiques (comme EDL, qui accumule 40 milliards de dollars de dettes), et lutte contre la corruption. En mars 2025, ces négociations piétinent toujours, faute de consensus politique et de volonté de la classe dirigeante, accusée de préserver ses privilèges.
Une autre solution réside dans la relance de l’économie locale. Le Liban dispose d’atouts inexploités : une agriculture diversifiée (5,7 % du PIB en 2017, mais en recul), un potentiel agroalimentaire (60 usines actives) et un capital humain qualifié. Investir dans des secteurs comme les technologies (outsourcing numérique) ou l’agriculture durable pourrait créer des emplois et réduire la dépendance aux importations. Cependant, ces projets nécessitent un cadre macroéconomique stable, des infrastructures fonctionnelles et un climat d’investissement favorable – autant de conditions absentes aujourd’hui.
À court terme, renforcer l’aide humanitaire et améliorer sa distribution est crucial. Le PAM appelle à une mobilisation de 1 milliard de dollars en 2025 pour éviter une crise alimentaire majeure. À plus long terme, seule une refonte politique, avec l’élection d’un président (vacant depuis 2022) et la formation d’un gouvernement réformateur, pourrait restaurer la confiance et attirer les financements internationaux.
En attendant, le Liban s’enfonce dans une crise dont l’issue reste incertaine. La population, épuisée par des années de privations, oscille entre résilience et désespoir. Sans intervention massive, interne comme externe, le pays risque de sombrer durablement, menaçant non seulement sa stabilité, mais aussi celle de toute la région.



