Hier, 28 avril 2025, l’Espagne et le Portugal ont découvert, stupéfaits, ce que vivent les Libanais depuis des décennies : l’art raffiné de la panne électrique. Un art de vivre, même. Car ce n’est pas seulement une coupure de courant : c’est une philosophie, une méthode d’adaptation, un test d’endurance.
À 12h33 précises, la péninsule Ibérique s’est arrêtée de tourner. Métros bloqués, commerces plongés dans le noir, pompiers mobilisés pour secourir des gens coincés dans des ascenseurs — bref, la panique douce, celle qu’on ne voit que dans les sociétés habituées au confort permanent. Un petit parfum de fin du monde flottait sur Madrid, Lisbonne, Andorre et même Perpignan. Des dizaines de millions de personnes découvrant, effarées, que les interrupteurs ne sont pas une promesse éternelle.
Pendant ce temps-là, au Liban, on pouffait doucement.
« Vous êtes mignons »
Sur les réseaux sociaux, des Libanais ont accueilli la nouvelle avec une indulgence amusée. « Vous êtes mignons », disait un tweet devenu viral. « Une seule coupure, et vous perdez la tête ? » Dans les rues de Beyrouth, c’est presque une private joke nationale : nous, on aurait déjà appelé le « moteur », le générateur de quartier, ce héros oublié sans qui le pays entier ne serait qu’une immense veillée funèbre.
En Espagne, des responsables ont osé évoquer « un chaos temporaire » et « une situation inédite ». Inédite ? Au Liban, le mot « lumière » lui-même est en voie de disparition. Il appartient aux contes d’enfants et aux manuels d’histoire.
Les Ibériques se plaignent de quelques heures sans courant. Nous, au Liban, nous avons inventé la vie sans État, sans service public, sans infrastructure et sans excuses. Et pourtant, nous continuons à nous lever, travailler, aimer, trafiquer, prier et pester — parfois tout cela en même temps.
Panne européenne : un incident ? Non, une première initiation.
Soyons justes : la coupure massive du 28 avril n’était pas une farce. Un incident sérieux de synchronisation du réseau européen, peut-être aggravé par des phénomènes atmosphériques, a mis à nu la fragilité d’une Europe qui croyait avoir tout sécurisé. Une Europe où l’on considère qu’une panne est exceptionnelle, parce que tout est censé fonctionner.
Au Liban, nous savons depuis longtemps que la normalité, c’est la panne. Ce n’est pas l’accident qui est l’anomalie : c’est le bon fonctionnement.
Là-bas, en Espagne ou au Portugal, les gens découvrent avec effroi la tyrannie des générateurs. Ici, nous savons que le bruit entêtant du moteur, cet espèce de ronflement ininterrompu, est notre vraie musique nationale. Oubliez Fairuz : le son du Liban, c’est un vieux diesel crachotant derrière un mur.
Hier, Madrid ressemblait un peu à Tripoli. Lisbonne avait des airs de Tyr. Les Français du Roussillon n’ont même pas eu le temps de sortir les bougies : tout est vite revenu, bien sûr. Mais pendant quelques heures, ils ont goûté à l’angoisse délicieuse de l’inconnu électrique.
Ce n’est pas la fin du monde, les filles.
Alors oui, bien sûr, certaines scènes hier prêtaient à sourire : les Espagnols collés à leurs téléphones éteints, les Portugaises en larmes devant des vitrines sans lumière, les Françaises du Sud en train de rafraîchir fébrilement leurs applis météo sans succès.
Un message pour elles : ce n’est pas la fin du monde, les filles. Respirez. Déconnectez-vous. Ce n’est qu’une panne, pas l’Apocalypse.
Au fond, cette coupure soudaine rappelle une évidence brutale que nous, Libanais, connaissons trop bien : l’électricité n’est pas seulement ce qui fait marcher les réfrigérateurs et les tramways. Elle est l’air même de nos vies modernes. Invisible, indispensable, omniprésente. Coupez-la, et c’est tout un monde qui s’effondre : communications, transports, soins, travail, loisirs. Tout.
Mais parfois — et c’est peut-être la plus grande leçon de cette panne — revenir en arrière, vivre une ou deux heures à l’ancienne, sans écrans, sans alertes, sans appels incessants, ça a du bon. Cela force à lever les yeux, à parler à ses voisins, à regarder le ciel. Cela remet en perspective notre fragilité et notre dépendance.
Le Liban, pays de la débrouille électrique permanente, pourrait le leur dire : dans l’obscurité, il n’y a pas que de la peur. Il y a aussi de la liberté.
Le manuel de survie libanais
Peut-être est-il temps pour l’Europe d’acheter, au prix fort, ce que nous avons accumulé, nous, au Liban : une expertise. Nous pourrions publier un manuel :
« Survivre sans électricité : techniques éprouvées du pays du Cèdre ».
- Chapitre 1 : Comment repérer les vendeurs d’essence quand tout est fermé.
- Chapitre 2 : Générateur de quartier : choisir le vôtre comme on choisit un médecin de famille.
- Chapitre 3 : Techniques avancées pour cuisiner, travailler et se laver avec zéro watt.
- Chapitre 4 : Comment insulter le ministère de l’Énergie sans se répéter.
- Chapitre 5 : Philosophie : apprendre à vivre dans la lumière intérieure quand la lumière extérieure ne vient pas.
Nous aurions aussi pu leur apprendre le « coup de téléphone automatique » : appeler le gars du générateur sans même penser à chercher une bougie. Au Liban, chacun a son « responsable électricité de crise », une sorte de concierge électrogène, connu par son prénom et ses horaires de disponibilité.
Quand l’électricité devient un luxe
Hier, l’Europe a redécouvert que l’électricité n’est pas un dû. Elle est fragile, vulnérable, capricieuse. Et dépendante, ô ironie, d’un fil, d’un microcircuit, d’un nuage dans le ciel. Une panne, et tout s’arrête : la machine à café, le métro, l’ordinateur, le pacemaker, les rêves de croissance verte.
Les Libanais vivent depuis trente ans dans une société où l’électricité publique est un luxe, un extra. Où le citoyen apprend à se passer de tout ce qui suppose stabilité, constance, fiabilité.
Ce n’est pas une vie enviable, non. Mais c’est une leçon.
Les Ibériques, eux, ont paniqué pour quelques heures de silence électrique. Nous, nous savons que ce silence-là est une opportunité : discuter, sortir, ralentir. Au Liban, on sait vivre avec rien. On sait bricoler l’impossible. Hier, Madrid et Lisbonne ont découvert que sous les néons froids et les réverbères sûrs, il y a un gouffre, un vide. Une dépendance extrême à une infrastructure fragile.
La prochaine fois, appelez-nous.
Cher Portugal, chère Espagne, amis du sud de la France : la prochaine fois, n’hésitez pas à nous appeler.
Nous vous expliquerons comment acheter un petit générateur Honda sans se faire arnaquer, comment rationner le fuel, comment s’organiser entre voisins pour partager un câble d’alimentation.
Nous vous apprendrons même à rire dans l’obscurité.
Car au Liban, on a fini par comprendre une vérité essentielle : quand la lumière s’éteint, il ne reste plus que nous-mêmes, nos voix, nos colères, nos chansons. Et parfois, c’est beaucoup plus lumineux que n’importe quel réverbère.