Vingt ans après l’assassinat de Rafic Hariri, le Liban est plongé dans l’une des pires crises économiques de son histoire moderne. L’effondrement de l’économie libanaise, officialisé par le défaut de paiement de l’État en 2020, n’est pas un accident isolé, mais l’aboutissement d’un modèle mis en place dès les années 1990 sous l’ère Hariri. L’idée initiale de moderniser le Liban en s’appuyant sur un secteur bancaire dynamique et sur l’investissement étranger a fonctionné un temps, mais a révélé ses failles dès que les flux financiers ont cessé d’alimenter l’économie.
Ce modèle reposait sur trois piliers interdépendants : un endettement massif censé financer la reconstruction, un système bancaire attractif pour la diaspora et les investisseurs étrangers, et un équilibre politique fragile basé sur des compromis entre élites traditionnelles. Cependant, dès les années 2010, les failles de ce système sont devenues de plus en plus évidentes, culminant avec la faillite financière du pays en 2019-2020.
Un endettement incontrôlé et un État capturé
Depuis les années Hariri, le Liban s’est appuyé sur l’emprunt pour financer son développement, un choix qui a rendu l’État dépendant de la confiance des créanciers internationaux et des dépôts bancaires. L’absence de réformes structurelles et de diversification économique a empêché le pays de générer suffisamment de richesses pour rembourser cette dette.
Les institutions financières ont continué à prêter de l’argent à l’État, en échange d’intérêts extrêmement élevés, ce qui a permis au gouvernement de financer ses déficits budgétaires sans chercher à corriger ses déséquilibres économiques. Cette stratégie a abouti à un schéma financier où les nouvelles dettes servaient à payer les dettes précédentes, un modèle insoutenable à long terme.
Les chiffres de la dette publique libanaise illustrent cette fuite en avant :
Année | Dette publique (en milliards USD) | Croissance du PIB (%) |
---|---|---|
1995 | 6 | 6.5 |
2000 | 18 | 3.5 |
2005 | 38 | 2.8 |
2010 | 55 | 1.9 |
2015 | 79 | 0.5 |
2020 | 95 | -6.7 |
2025 | 103 | -9.3 |
Ce tableau montre une dette qui a explosé sous l’ère Hariri et après son assassinat, sans jamais être compensée par une croissance économique suffisante. Le Liban a continué à fonctionner sur ce modèle jusqu’à l’effondrement final en 2019, lorsqu’il est devenu évident que le pays ne pouvait plus honorer ses obligations financières.
Le système bancaire libanais : d’un pilier économique à une bombe à retardement
Rafic Hariri et Riad Salamé : une alliance au cœur du modèle financier libanais
L’histoire économique du Liban au cours des trente dernières années ne peut être dissociée du rôle joué par Rafic Hariri et Riad Salamé, deux figures centrales dans la construction du modèle économique du pays. Rafic Hariri, homme d’affaires devenu Premier ministre, et Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban (BDL) depuis 1993, ont formé un tandem stratégique qui a façonné le système financier libanais.
Leur collaboration a permis de financer les ambitions de modernisation de Hariri, tout en consolidant un modèle bancaire et monétaire qui, bien que prospère à court terme, s’est révélé être une bombe à retardement pour l’économie libanaise. Aujourd’hui encore, la crise économique qui a frappé le Liban en 2019-2020 est directement liée aux choix faits sous leur leadership.
La nomination de Riad Salamé : un choix personnel de Hariri
En 1993, lorsque Hariri devient Premier ministre pour la première fois, l’un de ses premiers actes est de nommer Riad Salamé à la tête de la Banque du Liban. Ancien banquier chez Merrill Lynch, Salamé est un homme de confiance de Hariri, qui voit en lui le garant d’une politique monétaire stable et d’un environnement favorable aux investisseurs étrangers.
Le choix de Salamé s’inscrit dans la vision économique de Hariri, qui repose sur une stabilité monétaire assurée par la Banque centrale et un système bancaire capable d’attirer des capitaux étrangers. La mission de Salamé est claire : maintenir un taux de change fixe entre la livre libanaise et le dollar américain, afin de renforcer la confiance des investisseurs et d’assurer la stabilité financière du pays.
Dès le départ, cette politique monétaire repose sur une stratégie de taux d’intérêt élevés, qui encourage les dépôts en dollars et fait du Liban une destination attractive pour la diaspora et les fonds étrangers. Cette stratégie fonctionne dans un premier temps, mais elle crée une dépendance croissante aux flux financiers extérieurs, rendant l’économie libanaise vulnérable aux chocs externes.
Un modèle économique basé sur l’endettement et la spéculation bancaire
L’un des aspects les plus controversés de l’ère Hariri-Salamé est leur gestion conjointe de la dette publique libanaise. Plutôt que de financer le développement du pays par des réformes structurelles et une augmentation des recettes fiscales, Hariri choisit de s’endetter massivement auprès du secteur bancaire.
Grâce à la politique monétaire de Salamé, les banques libanaises deviennent les principaux créanciers de l’État, attirées par des taux d’intérêt très élevés qui garantissent des profits immédiats. Ce système permet de financer les grands projets de reconstruction de Hariri, mais il repose sur une dynamique insoutenable, où l’État contracte de nouvelles dettes pour rembourser les anciennes.
Ce modèle est souvent décrit comme un schéma de Ponzi à l’échelle nationale, où la stabilité financière dépend de la capacité à attirer toujours plus de dépôts et d’investissements. Tant que la confiance des investisseurs reste intacte, ce système fonctionne. Mais dès que les flux de capitaux se tarissent, l’ensemble du modèle s’effondre, ce qui s’est produit en 2019-2020.
Une collusion entre politique et finance
Au fil des ans, la relation entre Hariri et Salamé devient de plus en plus symbiotique. Hariri a besoin de la Banque du Liban pour financer ses projets et maintenir la stabilité économique, tandis que Salamé bénéficie du soutien politique de Hariri pour conserver son poste et asseoir son autorité sur le système financier.
Cette relation a également permis l’émergence d’un réseau d’intérêts croisés, où les grandes banques libanaises, souvent liées à des familles influentes, ont profité des politiques monétaires de Salamé et des décisions économiques de Hariri. Certains observateurs estiment que ce système a permis un enrichissement massif des élites financières libanaises, au détriment de l’économie réelle.
L’absence de régulation stricte et le manque de transparence dans la gestion des finances publiques ont aggravé la situation. Pendant des années, le gouvernement a continué à accumuler des dettes en sachant que la Banque du Liban garantirait la stabilité monétaire, tandis que Salamé décidait unilatéralement de la politique financière du pays, sans rendre de comptes aux institutions publiques.
L’effondrement du modèle Hariri-Salamé en 2019-2020
Lorsque la crise économique éclate en 2019, le modèle mis en place depuis les années 1990 s’effondre brutalement. La Banque du Liban, qui avait garanti la stabilité financière pendant des décennies, n’a plus suffisamment de réserves en dollars pour soutenir le taux de change fixe. Les banques, qui avaient massivement investi dans la dette publique, se retrouvent incapables de rembourser les déposants, entraînant une panique généralisée et une explosion des prix.
Les conséquences de cette crise sont immédiates :
- L’effondrement de la livre libanaise, qui perd plus de 90 % de sa valeur.
- La faillite du secteur bancaire, qui bloque les dépôts des citoyens et provoque une crise de liquidité.
- Une explosion de la pauvreté et du chômage, aggravée par la pandémie de COVID-19 et l’explosion du port de Beyrouth en 2020.
Les critiques contre Riad Salamé et son rôle dans cette crise se multiplient, mais il parvient à se maintenir en poste jusqu’en 2023, en jouant sur les divisions politiques et en utilisant son réseau d’influence pour éviter d’être tenu responsable du naufrage économique.
Un système hérité de Hariri, mais exploité par d’autres
Si Rafic Hariri a été l’architecte de ce modèle économique, il n’en est pas le seul responsable. Après son assassinat en 2005, les gouvernements successifs ont poursuivi la même politique sans jamais remettre en question ses fondements. La relation entre le pouvoir politique et la Banque du Liban est restée une constante, avec un État toujours plus dépendant des banques et un secteur financier toujours plus puissant.
Certains estiment que Saad Hariri a lui-même contribué à entretenir ce système en maintenant des alliances avec les milieux bancaires et en refusant d’engager des réformes structurelles lorsqu’il était Premier ministre. En ce sens, la crise de 2019-2020 est l’aboutissement d’un modèle qui a été soutenu par plusieurs générations de dirigeants libanais, tous bénéficiant de ce système avant son effondrement.
L’après Salamé et la difficile reconstruction du système financier
Aujourd’hui, le Liban tente toujours de reconstruire son système financier, mais sans véritable plan de relance. Le départ de Riad Salamé en 2023 n’a pas suffi à rétablir la confiance, et les discussions avec le FMI pour un plan d’aide restent bloquées en raison de l’incapacité des élites à accepter les réformes nécessaires.
L’histoire de Hariri et de Salamé est donc celle d’une ambition économique qui s’est transformée en un piège financier, où la quête de stabilité monétaire et de croissance rapide a abouti à l’un des plus grands effondrements économiques du XXIᵉ siècle.
L’héritage de cette époque est toujours visible aujourd’hui, et la question reste entière : le Liban peut-il réellement se débarrasser du système mis en place sous Hariri et Salamé, ou est-il condamné à répéter les mêmes erreurs ?
Le secteur bancaire a longtemps été présenté comme un moteur de stabilité, attirant les capitaux de la diaspora libanaise et des investisseurs étrangers grâce à des taux d’intérêt élevés et à une politique monétaire stable. Cependant, ce système s’est progressivement transformé en une bulle artificielle, où les banques prêtaient massivement à l’État sans garantie de remboursement.
En 2019, la crise de confiance a éclaté lorsque les Libanais ont réalisé que leurs dépôts en dollars n’étaient plus réellement disponibles. Les banques ont imposé des restrictions drastiques sur les retraits, empêchant les citoyens d’accéder à leurs économies, ce qui a provoqué un effondrement général du pouvoir d’achat. Cette situation a déclenché les plus grandes manifestations de l’histoire récente du pays, où des milliers de Libanais ont dénoncé un système qui avait enrichi une élite financière tout en ruinant la population.
L’explosion du port de Beyrouth en 2020 n’a fait qu’aggraver cette situation, détruisant une partie des infrastructures économiques et accentuant le désespoir des Libanais. L’économie du pays, déjà affaiblie, est entrée dans une spirale incontrôlable, avec une hyperinflation record, une livre libanaise en chute libre et une pauvreté généralisée.
Une classe politique incapable de réformes
Depuis l’effondrement économique de 2019-2020, le Liban est incapable d’adopter les réformes nécessaires pour relancer son économie. Les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) sont au point mort, car elles nécessitent des réformes structurelles profondes qui remettraient en cause les privilèges des élites politiques et économiques.
La corruption et le clientélisme restent les principaux obstacles à une sortie de crise. La classe dirigeante, issue des mêmes familles politiques qui se partagent le pouvoir depuis la guerre civile, refuse toute remise en cause du système actuel. L’économie libanaise est toujours sous perfusion grâce aux aides internationales et aux envois de fonds de la diaspora, mais sans un plan de redressement crédible, ces soutiens extérieurs ne suffisent plus.
Les solutions qui pourraient sauver l’économie libanaise sont connues :
- Une réforme bancaire et financière, pour restaurer la confiance des citoyens et des investisseurs.
- Une restructuration de la dette, pour éviter un endettement incontrôlé à l’avenir.
- Un assainissement des finances publiques, pour mettre fin aux déficits chroniques.
- Une relance de l’économie productive, en réduisant la dépendance aux services financiers et en diversifiant les secteurs d’activité.
Cependant, ces mesures restent bloquées par des intérêts politiques et économiques puissants, qui empêchent toute réforme structurelle.
L’avenir incertain d’un pays en crise
Le Liban est aujourd’hui face à une impasse, où les mêmes causes produisent les mêmes effets. Tant que le système politique restera basé sur le clientélisme et la corruption, aucune véritable sortie de crise ne sera possible. La jeunesse libanaise, qui aurait pu être le moteur du renouveau économique, quitte le pays en masse, aggravant encore la situation.
Vingt ans après l’assassinat de Rafic Hariri, le Liban ne s’est jamais réellement relevé. L’héritage du modèle mis en place dans les années 1990 continue de peser sur le présent, empêchant toute transition vers une économie plus stable et plus équitable. La crise économique a révélé les limites d’un système qui fonctionnait uniquement sur des promesses de croissance future, sans jamais consolider ses bases.
Si des changements ne sont pas rapidement mis en place, le Liban risque de s’enfoncer encore davantage dans la crise, devenant un État en faillite, incapable de garantir les besoins fondamentaux de sa population. La question n’est plus de savoir si des réformes sont nécessaires, mais si les dirigeants actuels sont encore capables de les mettre en œuvre.