dimanche, avril 27, 2025

Les derniers articles

Articles liés

Générations d’après-guerre : entre oubli et transmission

- Advertisement -

La génération post-1990 face à la mémoire de la guerre

Trente-cinq ans après la fin officielle de la guerre civile, la majorité de la population libanaise n’a pas connu directement le conflit. Selon les données de la Banque mondiale, plus de 65 % des Libanais avaient moins de dix ans en 1990 ou sont nés après la guerre. Pourtant, ce passé continue d’imprégner la vie quotidienne et la perception du monde de ces jeunes générations.

L’école, en tant que vecteur principal de transmission des savoirs historiques, reste marquée par le silence. Les programmes officiels s’arrêtent encore à l’année 1943, date de l’indépendance du pays, et éludent délibérément la période de la guerre civile. Cette lacune éducative alimente la fragmentation de la mémoire nationale.

Pour compenser ce vide, de nombreux jeunes Libanais se tournent vers leurs familles. Les récits transmis au sein du cercle familial jouent un rôle majeur dans la construction de leur compréhension du passé. Cependant, ces récits sont souvent partiels et biaisés, chacun reflétant la perspective communautaire ou politique de son environnement immédiat.

Une enquête conduite en février 2025 par l’Université Saint-Joseph de Beyrouth révèle que 74 % des jeunes interrogés déclarent avoir appris l’histoire de la guerre par leur famille, contre seulement 9 % via des sources académiques ou officielles. Cette dépendance aux mémoires privées entretient les clivages et les incompréhensions entre communautés.

Les réseaux sociaux et les médias alternatifs jouent désormais un rôle croissant dans la diffusion de ces récits pluriels. Des comptes comme « War Memory Lebanon » sur Instagram ou des séries de podcasts produites par « The Public Source » permettent aux jeunes d’accéder à des témoignages croisés et à des analyses critiques, souvent absentes des discours institutionnels.

Malgré ces initiatives, le risque d’oubli demeure. La fatigue mémorielle, amplifiée par la crise économique et sociale actuelle, pousse de nombreux jeunes à se désintéresser de cette période. La priorité quotidienne est souvent la survie économique plutôt que la recherche d’un passé douloureux.

L’héritage psychologique et social de la guerre

Au-delà des récits, les séquelles de la guerre civile se transmettent aussi de manière plus insidieuse, par l’héritage psychologique et social qu’elle a légué. Les traumatismes non résolus des générations précédentes pèsent sur la santé mentale et le rapport au collectif des jeunes Libanais.

Les spécialistes de la santé mentale au Liban, tels que ceux de l’Ordre des psychologues libanais, alertent sur la persistance d’un stress post-traumatique transgénérationnel. Une étude publiée en janvier 2025 indique que près de 40 % des jeunes adultes au Liban présentent des symptômes d’anxiété ou de dépression liés à un environnement familial marqué par les récits de guerre et d’exode.

Ce poids psychologique est aggravé par la crise socio-économique actuelle, qui réactive les sentiments d’insécurité et de perte de contrôle hérités de la guerre. Les pénuries d’électricité, de médicaments et d’opportunités professionnelles ravivent les souvenirs d’instabilité transmis par les générations précédentes.

Socialement, la guerre a laissé un pays profondément fragmenté, où les appartenances communautaires structurent toujours la vie politique, économique et sociale. Cette réalité contraint les jeunes Libanais à évoluer dans des espaces communautaires cloisonnés, réduisant les occasions de dialogue intercommunautaire et de construction d’une mémoire partagée.

Certaines initiatives citoyennes s’efforcent néanmoins de briser ces barrières. Des projets comme « Hikayat » organisent des rencontres entre jeunes de différentes régions et confessions, pour échanger sur leurs expériences de la mémoire familiale et collective. Ces espaces de dialogue contribuent à désamorcer les stéréotypes et à créer des ponts entre les récits fragmentés.

La culture populaire joue aussi un rôle de catalyseur. Les artistes contemporains libanais, qu’ils soient musiciens, cinéastes ou écrivains, explorent fréquemment les traces laissées par la guerre dans la société actuelle. Le film « 1982 », du réalisateur Oualid Mouaness, ou les chansons du groupe Mashrou’ Leila, interrogent avec finesse les résonances de la guerre dans la vie des jeunes Libanais d’aujourd’hui.

La place de la guerre dans la culture populaire

La mémoire de la guerre civile libanaise n’est pas seulement transmise par la famille ou les initiatives éducatives informelles. Elle s’exprime également à travers la culture populaire, qui constitue un vecteur essentiel de questionnement et de transmission auprès des jeunes générations.

Le cinéma libanais, en particulier, a exploré avec profondeur les séquelles du conflit. Des réalisateurs comme Ziad Doueiri avec West Beirut ou Nadine Labaki dans Caramel et Capernaum ont contribué à ancrer la mémoire de la guerre dans l’imaginaire collectif. Plus récemment, en 2024, le film Memory Box de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige a été projeté dans plusieurs festivals internationaux, ravivant le débat sur la transmission des souvenirs familiaux et la découverte tardive de récits enfouis.

La musique occupe aussi une place particulière dans cette mémoire culturelle. Le groupe Mashrou’ Leila, qui jouissait d’une grande popularité auprès de la jeunesse avant sa dissolution en 2022, a souvent abordé la mémoire collective et les fractures sociales dans ses chansons. Les paroles de titres comme Lil Watan ou Roman illustrent le sentiment d’étouffement d’une génération confrontée aux fantômes d’un passé non résolu.

La littérature libanaise contemporaine s’est également emparée de ce sujet. Des auteurs comme Charif Majdalani ou Hoda Barakat interrogent, dans leurs romans, les traces laissées par la guerre dans les mémoires individuelles et collectives. Le roman Le Naufrage du Levant de Majdalani, par exemple, dresse un parallèle saisissant entre les espoirs de l’après-guerre et les désillusions d’aujourd’hui.

Au-delà des œuvres artistiques reconnues, de nombreux jeunes créateurs utilisent les réseaux sociaux pour partager des productions qui revisitent la mémoire du conflit. Vidéos TikTok, podcasts, photographies Instagram : ces nouvelles formes de narration permettent de toucher un public plus large et de décloisonner la mémoire de la guerre.

Ces initiatives culturelles contribuent à créer un espace de dialogue intergénérationnel, en offrant aux jeunes Libanais des clés de compréhension pour appréhender un passé souvent occulté. Elles participent à une forme de résilience culturelle face à l’amnésie institutionnelle et aux récits fragmentés.

Cependant, ces efforts culturels, aussi nécessaires soient-ils, ne sauraient se substituer à une politique publique de mémoire structurée et inclusive. La reconnaissance officielle des souffrances vécues et l’intégration de la guerre civile dans le récit national restent des étapes indispensables pour réconcilier la jeunesse avec son histoire.


Initiatives citoyennes pour reconstruire la mémoire collective

Face à l’inaction des institutions, la société civile libanaise redouble d’efforts pour préserver la mémoire de la guerre civile et transmettre ses leçons aux générations futures. Ces initiatives, portées par des associations, des collectifs de jeunes et des intellectuels, s’inscrivent dans une dynamique de résilience et de dialogue.

L’association « UMAM Documentation & Research », fondée en 2005, a constitué l’une des archives les plus complètes sur le conflit libanais. Ses expositions et publications offrent un accès précieux à des documents, des témoignages et des analyses qui permettent de comprendre la complexité du conflit et ses répercussions sur la société actuelle.

De son côté, « Act for the Disappeared » continue de travailler activement à la localisation des fosses communes et à la restitution des restes des personnes disparues pendant la guerre. En avril 2025, l’organisation a publié un rapport répertoriant plus de 150 sites potentiels, en appelant à une mobilisation urgente des autorités pour procéder aux exhumations et aux identifications.

Les programmes éducatifs alternatifs, tels que ceux mis en place par « Lebanese Association for History », offrent aux jeunes la possibilité d’explorer l’histoire du pays au-delà des cadres officiels. Ces ateliers interactifs favorisent la rencontre entre témoins du conflit et nouvelles générations, créant ainsi un espace de transmission directe.

Des projets de mémoire numérique émergent également. La plateforme « Memory Mapping Lebanon » propose une cartographie interactive des événements majeurs de la guerre, enrichie de témoignages audio et de documents d’archives. Cet outil pédagogique rencontre un vif succès auprès des enseignants et des chercheurs.

Enfin, les initiatives de dialogue intercommunautaire se multiplient, à l’image des « Circles of Trust », des rencontres organisées à travers tout le pays pour permettre à des jeunes de confessions différentes d’échanger sur leurs récits familiaux et leurs visions du futur. Ces espaces favorisent la déconstruction des préjugés et la construction d’une mémoire partagée.

Ces efforts citoyens, bien que confrontés à de nombreux obstacles — manque de financement, pressions politiques, indifférence institutionnelle —, témoignent de la volonté d’une partie de la société libanaise de ne pas laisser le souvenir de la guerre sombrer dans l’oubli. Ils illustrent une dynamique de réappropriation de l’histoire par les jeunes, qui refusent de rester prisonniers des silences du passé.

Perspectives pour une réconciliation générationnelle

Les initiatives menées par la société civile et les créateurs culturels offrent des pistes précieuses, mais elles restent insuffisantes sans une volonté politique affirmée de promouvoir une mémoire partagée. La réconciliation générationnelle au Liban dépendra inévitablement d’une politique publique courageuse et inclusive de la mémoire.

La question de l’enseignement de la guerre civile reste un enjeu central. Le ministère de l’Éducation a relancé en janvier 2025 des discussions autour d’une réforme des programmes scolaires pour inclure enfin les événements de la guerre dans les manuels d’histoire. Selon les premiers échos des groupes de travail, cette réforme viserait à dépasser les récits communautaires pour adopter une approche factuelle et analytique des faits.

Cette démarche s’inscrit dans une volonté plus large de réforme des institutions éducatives pour renforcer la citoyenneté et la cohésion nationale. L’objectif est de permettre aux jeunes générations de comprendre les erreurs du passé pour éviter leur reproduction.

Sur le plan judiciaire, la reconnaissance des disparitions et la recherche de la vérité sur les crimes de la guerre sont des étapes fondamentales pour apaiser les mémoires traumatiques. Les familles des disparus continuent de réclamer la vérité et la justice, non seulement pour faire le deuil de leurs proches, mais aussi pour inscrire la mémoire des victimes dans le récit national.

L’intégration des initiatives citoyennes dans des politiques publiques pérennes renforcerait également la portée de ces efforts. Le soutien de l’État à des projets tels que « Memory Mapping Lebanon » ou « Act for the Disappeared » pourrait permettre de pérenniser la transmission de la mémoire et d’en faire un levier de réconciliation nationale.

Enfin, la mobilisation de la diaspora libanaise, forte de plus de 8 millions de personnes à travers le monde, constitue un atout important. De nombreuses associations de la diaspora œuvrent déjà à la préservation de la mémoire collective et pourraient jouer un rôle clé dans la sensibilisation et le financement de projets éducatifs et mémoriels.

Les jeunes Libanais expriment, à travers leurs actions et leurs créations, un désir profond de compréhension et de dépassement des clivages du passé. La crise actuelle, qui touche indistinctement toutes les communautés, pourrait paradoxalement ouvrir un espace pour une mémoire commune et une réconciliation générationnelle.

Les défis restent immenses. L’absence de volonté politique, la fragmentation communautaire et la pression de l’urgence économique pèsent lourdement sur ces perspectives. Mais les graines d’une mémoire partagée, semées par les jeunes générations et la société civile, offrent un espoir ténu mais réel de reconstruire les liens sociaux déchirés par la guerre.

- Advertisement -
Newsdesk Libnanews
Newsdesk Libnanewshttps://libnanews.com
Libnanews est un site d'informations en français sur le Liban né d'une initiative citoyenne et présent sur la toile depuis 2006. Notre site est un média citoyen basé à l’étranger, et formé uniquement de jeunes bénévoles de divers horizons politiques, œuvrant ensemble pour la promotion d’une information factuelle neutre, refusant tout financement d’un parti quelconque, pour préserver sa crédibilité dans le secteur de l’information.

A lire aussi