Depuis le début de la campagne militaire israélienne à Gaza, certaines déclarations politiques ont soulevé une vive controverse. Parmi elles, celle du ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, affirmant que « les habitants finiront par quitter Gaza d’eux-mêmes », a cristallisé les critiques et mis en lumière une doctrine stratégique de déplacement démographique. Plus qu’un simple propos isolé, cette formule révèle une vision de long terme sur l’avenir de Gaza, fondée sur la pression militaire et la création d’un vide humain.
Bezalel Smotrich n’en est pas à sa première provocation. Mais cette fois, ses mots s’inscrivent dans une dynamique d’escalade, au moment où les frappes israéliennes ciblent des zones civiles densément peuplées. Dans son intervention, il précise que Gaza ne peut être réhabilitée dans son état actuel et que seule une sortie « volontaire » de la population permettrait d’atteindre une forme de stabilité durable. Ce glissement sémantique — entre départ consenti et expulsion forcée — s’ancre dans une stratégie d’usure prolongée, où la guerre, en tant qu’outil de dissuasion psychologique et de pression humanitaire, devient un levier de transformation territoriale.
Derrière la formule, une doctrine de dissuasion intégrale se dessine. L’objectif ne serait plus seulement de neutraliser le Hamas ou d’empêcher des tirs de roquettes, mais d’assécher Gaza de sa substance humaine, jusqu’à rendre sa gouvernance impossible. Cette approche repose sur une stratégie en trois temps : destruction massive des infrastructures vitales, centralisation forcée des déplacés à Rafah, et encouragement à l’exil à travers la privation des droits fondamentaux. Le plan n’est jamais explicitement formulé dans sa totalité, mais ses indices se multiplient.
Ce projet s’adosse à un discours sécuritaire qui assimile la population de Gaza à une masse interchangeable, à risque. Dans ce récit, les civils deviennent autant d’obstacles à la mise en œuvre d’un ordre nouveau, et leur présence prolongée est perçue comme une menace plus que comme une réalité humaine. En ce sens, la déclaration de Smotrich n’est pas une simple maladresse, mais un révélateur idéologique.
Les analystes relèvent par ailleurs que cette stratégie n’est pas sans précédents. Des politiques similaires ont été observées au cours des conflits en Syrie, dans certaines zones kurdes du sud-est de la Turquie, ou encore dans les campagnes de déplacement forcé au Darfour. À chaque fois, la combinaison de la pression militaire, de la famine, de la désorganisation sociale et de la destruction des infrastructures a conduit à des migrations de masse qui n’ont jamais été revendiquées comme forcées, mais qui en avaient toutes les caractéristiques.
L’un des aspects les plus préoccupants de cette doctrine est son ancrage dans le discours public israélien contemporain. Plusieurs ministres et membres influents de la coalition gouvernementale évoquent désormais ouvertement la nécessité de « gérer Gaza différemment », en lien avec des solutions régionales reposant sur la répartition des réfugiés vers d’autres pays arabes ou la transformation de certaines zones en couloirs humanitaires semi-permanents. Ces zones, sous surveillance militaire, concentreraient à la fois les populations déplacées et l’aide internationale, tout en maintenant Gaza fragmentée, affaiblie, et privée de viabilité politique.
Cette vision s’inscrit aussi dans une temporalité pensée pour durer. Il ne s’agit pas d’une opération de guerre éclair, mais d’un processus étalé sur des mois, voire des années, au cours duquel les pressions multiples — économiques, humanitaires, logistiques — visent à rendre le territoire invivable. En transformant chaque aspect de la vie quotidienne en défi (se nourrir, se déplacer, se soigner), la doctrine Smotrich postule que les habitants eux-mêmes finiront par fuir, dans une mécanique d’abandon.
Or, une telle approche soulève de nombreuses objections, tant sur le plan humanitaire que juridique. Les conventions de Genève, notamment, prohibent le déplacement forcé des populations civiles sauf pour des raisons impératives de sécurité. Même dans ce cas, des garanties doivent être apportées pour assurer leur retour. En suggérant que le départ est un objectif implicite de la politique militaire, la doctrine Smotrich semble franchir une ligne rouge, où l’effacement volontaire est en réalité provoqué.
À cela s’ajoute une inquiétude croissante au sein des institutions internationales. Des responsables de l’ONU, tout comme certaines capitales européennes, redoutent que cette stratégie ne crée un précédent dangereux. En légitimant l’idée que la guerre peut déboucher sur une transformation démographique, elle menace l’équilibre fragile du droit humanitaire, déjà souvent ignoré dans les conflits contemporains.
En Israël même, cette doctrine ne fait pas l’unanimité. Certains anciens militaires, des diplomates et des membres du monde académique dénoncent une dérive politique qui pourrait conduire le pays à un isolement diplomatique renforcé. Ils mettent en garde contre les effets à long terme d’une politique qui, sous couvert de sécurité, enracine une logique d’épuration silencieuse.
Il reste que les propos de Smotrich ne peuvent être interprétés comme un incident isolé. Ils traduisent une radicalisation stratégique et idéologique de l’exécutif israélien, dans un moment de guerre où les lignes de distinction entre civils et combattants, entre sécurité et punition collective, sont de plus en plus brouillées. La doctrine ainsi formulée ouvre un précédent inquiétant : celui d’un déplacement “consenti” provoqué par l’épuisement et la destruction.