
Presque cinq ans après l’explosion du port de Beyrouth, le Liban reste sans réponse judiciaire claire. Le chantier de la vérité semble figé, entre inertie institutionnelle et pressions politiques. Le dossier, longtemps mené par le juge Tarek Bitar, est désormais suspendu dans une zone grise, sans instruction active ni perspective de relance. Ce blocage, juridico-politique, illustre la difficulté d’un État à traiter une tragédie nationale impliquant ses propres structures.
Un drame sans issue judiciaire
Le 4 août 2020, l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium a provoqué la mort de plus de 200 personnes, blessé des milliers d’autres et ravagé des quartiers entiers de la capitale libanaise. L’émotion initiale a rapidement laissé place à une exigence : obtenir des réponses claires sur les causes, les responsabilités et les négligences ayant conduit à cette catastrophe.
L’enquête, ouverte rapidement après les faits, a été confiée au juge Tarek Bitar. Celui-ci a tenté d’instruire à charge et à décharge, en convoquant aussi bien des responsables sécuritaires que des personnalités politiques. Sa démarche, inédite par sa portée institutionnelle, a suscité de fortes résistances. Plusieurs hauts fonctionnaires ont refusé de comparaître, invoquant l’immunité ou contestant la compétence du magistrat.
Les recours en nullité se sont multipliés, suspendant l’enquête à plusieurs reprises. Depuis plus d’un an, aucune audition n’a été réalisée, aucun acte d’instruction n’a été notifié. Le juge Bitar, marginalisé, n’a pas été officiellement déchargé, mais n’a plus les moyens d’agir. Il n’a été ni révoqué ni remplacé. Le dossier est bloqué dans une situation sans précédent.
L’impasse de la succession judiciaire
L’absence de reprise de l’enquête tient à un facteur central : le refus du Conseil supérieur de la magistrature de nommer un nouveau juge d’instruction. Les discussions internes au sein de cette instance n’ont pas permis de dégager un consensus sur un successeur possible. Ce vide institutionnel est autant administratif que politique.
Certains membres du conseil s’opposent à la reprise du dossier sans garanties de neutralité, craignant une instrumentalisation du processus. D’autres estiment qu’aucun magistrat ne peut travailler librement dans un tel climat de pression. La question de la sécurité personnelle du juge pressenti est également évoquée, de manière officieuse.
Ce blocage résulte aussi d’un calcul politique. Plusieurs partis représentés au gouvernement ou au Parlement considèrent le dossier comme explosif. Ils redoutent que l’instruction ne remette en cause des figures historiques, des structures de pouvoir ou des réseaux d’affaires. Le statu quo devient alors une manière d’éviter une déflagration judiciaire à rebours.
La paralysie d’un État face à ses responsabilités
Au fil des mois, les institutions concernées se sont enfermées dans une stratégie d’évitement. Aucun communiqué officiel ne justifie l’absence de décision. Le gouvernement se retranche derrière l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le ministère de la Justice ne propose aucun plan de relance. Le Conseil supérieur de la magistrature reste silencieux. Ce mutisme crée un sentiment d’oubli organisé.
Les rares déclarations publiques se limitent à des formules vagues sur “l’importance de la vérité” ou “la nécessité de garantir les conditions d’une enquête impartiale”. En pratique, rien ne bouge. Le port de Beyrouth a vu certains de ses silos s’effondrer. Des travaux de démolition ont commencé sans coordination judiciaire. Des pièces à conviction ont disparu. Des témoins ont quitté le pays.
Ce gel du processus renforce l’idée d’un système incapable d’affronter ses failles. L’enquête sur le port devient le symbole d’une justice à deux vitesses, où certains dossiers avancent tandis que d’autres sont étouffés.
Dossiers annexes en sommeil : nitrate, sécurité, corruption
Parallèlement à l’enquête principale, plusieurs volets connexes auraient pu être traités de manière autonome. Le dossier des services de renseignement, par exemple, comportait des éléments troublants : rapports internes alertant sur les risques, notes administratives non suivies d’effet, échanges entre services sans coordination. Aucun de ces éléments n’a fait l’objet d’une instruction séparée.
Le contrat de stockage du nitrate d’ammonium, sa provenance, les circuits d’importation, les modalités d’entreposage : autant d’aspects qui pourraient relever d’enquêtes économiques ou douanières. Là encore, aucune procédure distincte n’a été engagée, malgré les recommandations de plusieurs spécialistes du droit administratif.
La question de la corruption systémique autour du port, longtemps dénoncée par des rapports publics, n’a pas donné lieu à des audits judiciaires. Certains documents ont été versés au dossier initial, mais ne sont plus accessibles en l’état actuel. Le silence administratif alimente une opacité persistante.
Les familles des victimes : mémoire active et désillusion
Face à cette inertie, les familles des victimes continuent de réclamer justice. Depuis 2020, elles se sont constituées en collectifs, organisant des mobilisations régulières, conférences, veilles commémoratives et démarches juridiques. Leur détermination reste forte, mais l’espoir s’amenuise.
Le sentiment d’abandon est largement partagé. Les interlocuteurs institutionnels se sont raréfiés. Les promesses de soutien, multipliées au lendemain de l’explosion, ne se sont traduites ni en actes concrets ni en réformes structurelles. Les recours déposés par les familles devant les juridictions supérieures libanaises sont restés sans suite.
Les demandes d’enquête internationale, un temps évoquées, n’ont pas été reprises. Les familles refusent de renoncer à la justice nationale, mais dénoncent une justice “entravée par des volontés politiques manifestes”. Elles exigent la reprise immédiate de l’instruction et la publication d’un rapport provisoire sur les responsabilités établies.
Une pression internationale faible mais persistante
Sur le plan extérieur, les alliés du Liban expriment une inquiétude constante mais sans conséquences. Plusieurs délégations diplomatiques ont abordé le sujet lors de visites officielles, en insistant sur la nécessité d’achever l’enquête. Des résolutions symboliques ont été votées dans certaines enceintes internationales.
La communauté internationale considère ce dossier comme un test de la crédibilité des institutions libanaises. L’absence de progrès affaiblit la position du Liban dans ses demandes d’aide structurelle. Certaines chancelleries, notamment européennes, conditionnent l’octroi de fonds à des avancées dans les domaines de la gouvernance et de la justice.
Aucune initiative internationale n’a toutefois été relancée pour imposer une enquête indépendante. Le principe de souveraineté est respecté, mais au prix d’une forme d’indifférence active. Le dossier du port de Beyrouth reste emblématique d’une transition institutionnelle avortée, dans un pays où la mémoire du drame ne suffit pas à faire naître la justice.