Le 21 mars 2025, le Liban se prépare à transférer plus de 700 prisonniers syriens incarcérés sur son territoire vers la Syrie, dans le cadre d’un processus de coordination bilatérale engagé avec Damas. Cette initiative fait suite à la visite de l’ancien Premier ministre libanais Najib Mikati dans la capitale syrienne en janvier 2025, après la destitution de Bachar al-Assad en décembre 2024 et l’arrivée au pouvoir du président transitoire Ahmad al-Sharaa. Avec plus de 2 100 Syriens détenus au Liban, représentant environ 30 % de la population carcérale, cette décision soulève des interrogations sur les précédents historiques de tels transferts et les risques qu’ils pourraient poser pour un pays déjà fragilisé par des crises multiples. Cet article explore ces deux dimensions de manière factuelle.
Contexte actuel et situation des détenus
Actuellement, les prisons libanaises comptent plus de 2 100 détenus syriens, dont 350 ont été condamnés de manière définitive et 650 sont en détention provisoire. Plusieurs centaines de ces prisonniers sont poursuivis pour des actes de terrorisme ou pour leur appartenance présumée à des groupes armés ayant ciblé l’armée libanaise pendant la guerre civile syrienne, qui s’est étendue de 2011 à 2024. La décision de transférer plus de 700 d’entre eux vers la Syrie découle d’un accord bilatéral initié lors de la rencontre entre Najib Mikati et Ahmad al-Sharaa, visant à apaiser les tensions et à gérer les dossiers sécuritaires en suspens entre les deux pays.
Les conditions de détention dans les prisons libanaises sont particulièrement dégradées. La surpopulation, exacerbée par la crise économique débutée en 2019, a conduit à une réduction des aides alimentaires, à un manque de soins médicaux et à des infrastructures vétustes. Cette situation a poussé plus d’une centaine de prisonniers syriens à entamer une grève de la faim en février 2025 dans la prison de Roumieh, la plus grande du pays, située à l’est de Beyrouth. Ces détenus ont réclamé un réexamen de leurs dossiers judiciaires, arguant que le changement de régime en Syrie pourrait ouvrir la voie à une révision de leur statut ou à leur rapatriement.
Le transfert envisagé concerne principalement des prisonniers dont les dossiers ont été finalisés, soit par une condamnation définitive, soit par une éligibilité à l’extradition selon les termes convenus entre Beyrouth et Damas. Parmi eux figurent des individus accusés d’avoir participé à des attaques contre les forces libanaises, notamment lors d’affrontements dans des zones frontalières comme la Bekaa ou Tripoli entre 2012 et 2014, période où des groupes armés syriens ont parfois opéré depuis le territoire libanais.
Précédents historiques de transferts
Le transfert de prisonniers syriens par le Liban n’est pas sans antécédents, bien que les contextes aient varié. En 2015, un échange notable a eu lieu dans le cadre d’un accord impliquant le régime de Bachar al-Assad et des factions rebelles syriennes. Plus de 500 Syriens, incluant des civils et des combattants, ont été déplacés depuis des zones sous contrôle rebelle près de la frontière libanaise vers la province d’Idleb en Syrie, en échange de centaines de civils chiites bloqués dans des villages encerclés. Cet échange, qui a nécessité le passage par le Liban, visait à désamorcer des tensions localisées dans le conflit syrien et reposait sur une médiation internationale.
Un autre cas s’est produit en 2017, lorsque des dizaines de bus ont transporté des combattants d’un groupe djihadiste, anciennement affilié à Al-Qaïda, ainsi que leurs familles, depuis la région d’Arsal, dans l’est du Liban, vers la Syrie. Cet accord, négocié entre le Hezbollah libanais et ce groupe armé, incluait un échange de prisonniers et la restitution de dépouilles de combattants. Ces transferts, bien que moins massifs que celui envisagé aujourd’hui, montrent une pratique établie de gestion des détenus syriens à travers des arrangements transfrontaliers, souvent motivés par des impératifs sécuritaires ou des pressions locales.
Avant 2005, sous la tutelle syrienne au Liban (1976-2005), les transferts allaient dans l’autre sens. Des milliers de Libanais, arrêtés par les forces syriennes ou leurs alliés locaux, ont été envoyés dans des prisons syriennes, notamment à Saydnaya, sous le régime de Hafez al-Assad. Après le retrait des troupes syriennes en 2005, déclenché par l’assassinat de Rafic Hariri, ces pratiques ont cessé, mais elles ont laissé un souvenir amer dans la mémoire collective libanaise, marqué par des disparitions et des exécutions.
Risques pour le Liban
Le transfert de plus de 700 prisonniers syriens vers la Syrie, bien qu’il vise à alléger la pression sur les prisons libanaises, comporte plusieurs risques. Tout d’abord, il pourrait raviver des tensions internes liées à la perception des réfugiés syriens, qui sont environ 1,5 million au Liban selon les estimations de 2024. La population locale, déjà éprouvée par la crise économique, accuse souvent les Syriens de peser sur les ressources et la sécurité. Extrader des prisonniers accusés de terrorisme pourrait être interprété comme une reconnaissance implicite de la responsabilité de la communauté syrienne dans les problèmes sécuritaires passés, exacerbant les sentiments hostiles.
Un deuxième risque concerne les relations avec la Syrie post-Assad. Le gouvernement transitoire d’Ahmad al-Sharaa, encore en phase de consolidation, doit gérer une situation interne volatile après des années de guerre. Les prisons syriennes, autrefois symboles de la répression sous Assad, ont libéré des dizaines de milliers de détenus après décembre 2024, mais leur état reste désastreux. Si les prisonniers transférés subissent des mauvais traitements ou sont exécutés, cela pourrait ternir l’image du Liban, accusé de les avoir livrés à un sort incertain, et compliquer les relations bilatérales naissantes.
Sur le plan sécuritaire, le retour de ces détenus en Syrie présente un danger potentiel. Parmi eux, certains ont été impliqués dans des activités armées contre l’armée libanaise. Si le gouvernement syrien ne parvient pas à les contrôler – par manque de moyens ou de volonté – certains pourraient tenter de revenir au Liban, notamment via la frontière poreuse de 375 kilomètres, déjà théâtre d’affrontements récents en mars 2025. Cela poserait un défi supplémentaire à un pays dont les forces de sécurité sont affaiblies par des années de restrictions budgétaires.
Enfin, ce transfert pourrait avoir des répercussions juridiques et humanitaires. Les 650 prisonniers en détention provisoire parmi les 2 100 Syriens incarcérés n’ont pas encore été jugés. Leur extradition avant un verdict final soulève des questions sur le respect des procédures judiciaires libanaises, potentiellement en violation des droits des détenus. De plus, la grève de la faim de février 2025 à Roumieh montre une frustration croissante parmi ces prisonniers, qui espèrent une révision de leurs cas. Leur transfert sans réponse à ces demandes pourrait déclencher de nouvelles protestations dans les prisons, déjà sous tension.
Implications pour le Liban
Pour le Liban, ce transfert représente une tentative pragmatique de réduire la surpopulation carcérale, qui dépasse largement la capacité des établissements pénitentiaires, estimée à moins de 7 000 places pour une population bien supérieure. La crise économique a réduit les fonds alloués aux prisons, rendant leur gestion insoutenable. En libérant de l’espace et en diminuant les coûts, les autorités espèrent améliorer les conditions pour les détenus restants, libanais comme étrangers.
Cependant, cette mesure ne résout pas les problèmes structurels du système carcéral ni les tensions liées à la présence syrienne. Les 1 400 prisonniers syriens qui resteront après le transfert continueront de peser sur un système en crise, tandis que la question plus large des réfugiés syriens demeure irrésolue. Le rapprochement avec Damas, bien qu’encourageant pour les relations bilatérales, ne garantit pas une stabilité durable, tant la situation en Syrie reste fragile.
En conclusion, le transfert de plus de 700 prisonniers syriens annoncé le 21 mars 2025 s’inscrit dans une histoire de gestion transfrontalière des détenus entre le Liban et la Syrie, marquée par des échanges en 2015 et 2017 sous des contextes différents. S’il offre un soulagement immédiat aux prisons libanaises, il expose le pays à des risques sécuritaires, diplomatiques et sociaux. Dans un Liban affaibli par la crise, cette décision illustre les dilemmes d’un État cherchant des solutions pratiques au prix d’incertitudes majeures.