Concentration institutionnelle : un gouverneur sans contre-pouvoir
La gouvernance de la Banque du Liban cristallise les critiques. Depuis plusieurs mois, des parlementaires dénoncent un fonctionnement ultra-centralisé où le gouverneur concentre l’essentiel des leviers économiques sans que les mécanismes de contrôle institutionnel puissent jouer leur rôle. Cette situation alimente un sentiment d’impunité administrative : la banque centrale opère en vase clos, échappant à toute supervision réelle du Parlement, du ministère des Finances ou de la Commission de supervision des banques.
Le déséquilibre structurel dans la gouvernance monétaire est au cœur d’une proposition de réforme émanant de plusieurs groupes parlementaires. Ceux-ci appellent à une redéfinition des pouvoirs du gouverneur, à la création d’un conseil monétaire indépendant, et à une réforme en profondeur de la Commission de supervision bancaire, actuellement perçue comme dépourvue d’autonomie. Ces propositions visent à aligner le Liban sur les standards internationaux en matière de transparence et de responsabilité.
Mais ces initiatives se heurtent à une forte résistance. Le cadre institutionnel en place repose sur une pratique consolidée du pouvoir monétaire vertical. Modifier cet équilibre nécessiterait un changement structurel que peu de forces politiques semblent prêtes à engager. La gestion des taux de change, des réserves monétaires ou des politiques de refinancement continue donc de relever d’un cercle restreint de décideurs sans validation parlementaire systématique.
Cette opacité alimente la méfiance de la population et des partenaires internationaux, alors que les indicateurs économiques restent à des niveaux critiques. Les récentes décisions unilatérales de la Banque du Liban sur la fixation de plafonds de retrait ou la gestion des subventions ont renforcé cette perception d’un pouvoir monétaire autonome, non soumis à la logique démocratique.
FMI : rupture de confiance et gel des financements
Le bras de fer entre le Liban et le Fonds monétaire international s’intensifie, dans un climat de défiance croissante. Le pays n’a pas tenu ses engagements de réformes structurelles signés en 2023. Plusieurs textes essentiels, dont la restructuration du secteur bancaire, la loi sur la répartition des pertes, et l’indépendance de la supervision financière, sont restés lettre morte. Le Fonds a ainsi gelé une tranche d’aide d’1,2 milliard de dollars prévue pour le second semestre 2025.
Cette suspension n’est pas ponctuelle. Un responsable du Fonds affirme que « les promesses répétées du gouvernement libanais ne se sont pas traduites par des mesures concrètes et vérifiables ». Ce constat intervient dans un contexte de stagnation prolongée des discussions entre Beyrouth et les représentants du FMI, qui attendaient un plan opérationnel précis de restructuration de la dette et de relance monétaire.
Les marges budgétaires du Liban étant quasi nulles, ce gel de financements internationaux aggrave l’isolement économique du pays. L’absence de budget approuvé pour l’exercice en cours est un des motifs avancés pour justifier ce blocage. En parallèle, les discussions sur la restructuration de la dette publique sont à l’arrêt depuis janvier. Aucun schéma précis de répartition des pertes entre l’État, la Banque du Liban, les créanciers et les déposants n’a été présenté.
Dans ce contexte, les appels à relancer le dialogue avec le Fonds se heurtent à un scepticisme croissant à Washington et à Paris, où l’on considère que le Liban instrumentalise les négociations sans volonté réelle de réforme. Cette perception affecte aussi d’autres sources de financement, comme la Banque mondiale ou l’Union européenne, qui attendent des signaux clairs de gouvernance avant de débloquer les projets en cours.
Blocages politiques : un État fragmenté face à la refonte du système financier
La réforme de la gouvernance de la Banque du Liban se heurte à une fragmentation politique généralisée, où chaque tentative de révision législative se transforme en champ de bataille confessionnel. À l’Assemblée, les commissions économiques sont paralysées par des querelles sur la répartition des sièges dans la nouvelle autorité de supervision bancaire. Chaque bloc cherche à garantir que ses intérêts ne seront pas marginalisés par une institution indépendante. Le résultat est un vide juridique prolongé.
Ce blocage se manifeste aussi dans la désignation des membres de la Commission de supervision. Les dernières nominations ont été effectuées selon des critères politiques, en contradiction avec les recommandations du FMI. En attribuant les postes à des personnalités proches de certaines formations influentes, le gouvernement a compromis l’image d’indépendance de cette instance. Les critiques sont nombreuses, y compris parmi les experts locaux, qui estiment que la réforme n’a été qu’une opération cosmétique.
Dans ce contexte, le rôle du ministère des Finances est resté marginal. Incapable de proposer un calendrier de réformes cohérent, il a laissé à la Banque du Liban le soin de gérer seule la politique monétaire, renforçant le sentiment d’illégitimité de cette gestion. Cette passivité ministérielle est en partie liée à l’instabilité gouvernementale, où chaque ministre agit dans un cadre de précarité institutionnelle, sans assurance de continuité.
La crise de gouvernance s’étend au Parlement, qui n’a toujours pas voté un budget pour l’année en cours. Faute de texte adopté, les dépenses de l’État sont exécutées sur la base du douzième provisoire, ce qui empêche toute planification à moyen terme. Le financement des services publics est chaotique, les salaires dans certains ministères sont versés en retard, et les subventions internationales sont suspendues faute de mécanismes de réception clairs.
Cette désorganisation budgétaire compromet également la mise en œuvre d’un plan de restructuration de la dette. Le gouvernement libanais n’a toujours pas établi un cadre de répartition des pertes. Le défaut de coordination entre les différents pôles de décision – ministère des Finances, Banque du Liban, Parlement – empêche la production d’un plan crédible, exigé par les institutions financières internationales. Le FMI insiste sur la nécessité d’un document précisant comment seront répartis les 70 milliards de dollars de pertes accumulées entre créanciers, institutions et épargnants.
Déposants lésés, banques en déroute : la crise de confiance s’amplifie
La crise de gouvernance bancaire n’est pas un simple débat institutionnel : elle affecte directement des millions de Libanais. Depuis 2019, les déposants restent confrontés à des restrictions de retrait drastiques, fixées unilatéralement par la Banque du Liban et les établissements bancaires. Aucune loi formelle n’a encadré ces mesures, provoquant une incertitude juridique majeure. Les recours déposés auprès des tribunaux se heurtent à une jurisprudence contradictoire, révélant la faiblesse de l’appareil judiciaire face au pouvoir monétaire.
Pour les épargnants, la perte de confiance est totale. Les déposants, qu’ils soient de petits salariés ou des retraités, voient leurs économies bloquées, fondues ou confisquées. Les tentatives de retrait donnent lieu à des quotas journaliers variables selon les établissements, souvent indexés sur des taux de change non officiels. Cette inégalité de traitement alimente un ressentiment diffus contre l’ensemble du système bancaire, perçu comme un cartel d’intérêts protégé par l’impunité.
La restructuration du secteur, pourtant annoncée depuis deux ans, reste dans l’impasse. Aucune fusion, fermeture ou recapitalisation majeure n’a eu lieu. Les banques opèrent toujours avec des bilans dégradés, masqués par des comptabilités spéculatives et l’absence d’audit externe. La loi sur la restructuration bancaire, adoptée en 2022, n’a jamais été appliquée faute de décrets d’exécution. Le gouvernement tergiverse, les actionnaires bancaires résistent, et les instances de supervision brillent par leur inaction.
Le résultat est une économie informelle massive. Faute de confiance dans le système bancaire, une grande partie des transactions s’effectue désormais en espèces ou via des circuits alternatifs. Cette informalisation a des effets en cascade : recul de la fiscalité, évasion massive, difficulté à attirer des transferts officiels de la diaspora. Les tentatives de numérisation ou d’inclusion financière sont paralysées par l’absence d’un écosystème bancaire fonctionnel.
Au plan social, les conséquences sont désastreuses. Les classes moyennes se sont appauvries, les dépenses en santé et en éducation ont chuté, et les départs à l’étranger se multiplient. Le lien de confiance entre les citoyens et leurs institutions financières est brisé, avec des effets durables sur la stabilité politique. Cette défiance se manifeste aussi dans la réticence des entreprises à se financer auprès du système bancaire, accentuant la contraction de l’activité économique.
Scénarios de sortie de crise : entre illusion de réforme et dépendance extérieure
Face à cette paralysie prolongée, plusieurs scénarios de sortie de crise sont étudiés, sans qu’aucun ne fasse consensus. Le plus souvent évoqué est celui d’un accord minimal avec le FMI, basé sur des engagements limités et progressifs. Ce scénario permettrait de débloquer une partie des financements internationaux, notamment les lignes de crédit d’urgence, sans nécessiter une réforme immédiate et complète du secteur bancaire. Mais ce compromis serait insuffisant pour rétablir la confiance des marchés ou relancer durablement l’économie et il n’est pas certain que le FMI accepte de son côté.
Un autre scénario, plus ambitieux, repose sur une refonte totale de la gouvernance monétaire et budgétaire. Il impliquerait l’adoption de lois sur la répartition des pertes, la restructuration des banques, l’indépendance de la supervision, et la levée du secret bancaire sur les transferts suspects. Ce programme, déjà esquissé dans les négociations avec le FMI, est conditionné à un consensus politique introuvable. Il supposerait aussi un accompagnement technique soutenu par les institutions internationales.
Certaines propositions misent sur une solution de crise institutionnelle : nomination d’un cabinet technique, pouvoir d’exception accordé à une autorité financière provisoire, ou mise sous tutelle partielle de certaines fonctions financières par des instances internationales. Ces hypothèses, inspirées de précédents étrangers, sont peu probables dans un pays où la souveraineté institutionnelle est jalousement protégée par les partis, même en cas d’échec manifeste.
La tentation d’un statu quo prolongé est réelle. Elle repose sur l’idée que le système peut survivre en mode dégradé, à coups de mesures ponctuelles et de financements extérieurs ciblés. Mais ce modèle est épuisé. Le Liban ne peut plus compter sur les transferts de sa diaspora ou les réserves de sa banque centrale. La dégradation continue de la monnaie, la chute des revenus publics et la paupérisation accélérée rendent cette option insoutenable.
Enfin, une partie des élites économiques et politiques considère que seule une dynamique de changement régional pourrait ouvrir un espace de réforme au Liban. Un accord global entre grandes puissances sur la stabilisation du Moyen-Orient, un dégel des relations entre certaines capitales arabes et Beyrouth, ou un allègement coordonné des sanctions dans la région pourraient créer les conditions favorables à un nouveau départ. Mais ces paris externes relèvent pour l’instant de l’anticipation plus que de la stratégie.
L’impasse actuelle résulte donc d’un enchevêtrement de facteurs : blocage institutionnel, refus des élites de partager les pertes, peur d’un effondrement du système bancaire, et méfiance croissante des partenaires internationaux. Le système bancaire libanais, autrefois présenté comme pilier de la stabilité régionale, incarne désormais l’un des plus graves cas d’implosion financière non résolue dans l’histoire contemporaine. La question n’est plus seulement de savoir comment le réformer, mais s’il est encore réformable.