Un recul symptomatique de la crise systémique
Le classement Doing Business, indicateur phare mesurant la facilité à faire des affaires dans le monde, a confirmé le net recul du Liban dans l’environnement économique international. Déjà en situation fragile lors des dernières éditions précédant la suspension du rapport par la Banque mondiale, le pays avait vu ses scores chuter dans la majorité des catégories : obtention de crédits, protection des investisseurs minoritaires, fiscalité, et exécution des contrats.
Cette dégringolade n’a fait que s’accentuer depuis le début de la crise économique et financière en 2019. Les données disponibles, compilées à partir de plusieurs tableaux comparatifs et analyses sectorielles, indiquent que le Liban se classe aujourd’hui parmi les derniers pays de la région MENA. Ce déclassement n’est pas seulement un symptôme de la crise bancaire. Il est le reflet d’un effondrement plus large de l’environnement des affaires : incertitudes juridiques, lenteurs administratives, instabilité des politiques fiscales, et multiplicité des procédures non codifiées.
La conséquence est immédiate : les investisseurs se détournent. Les projets se figent. Les entreprises locales, en particulier les petites structures, perdent en compétitivité et en capacité de projection. Le Liban, qui fut un centre régional de services financiers, de conseil et d’investissement, est désormais considéré comme une zone à très haut risque. Ce recul s’observe également dans la perception des milieux d’affaires internationaux, qui classent Beyrouth parmi les capitales les moins attractives de la région.
Les freins structurels à l’amélioration du classement
L’un des éléments majeurs du classement Doing Business est la rapidité et la simplicité des démarches administratives. Or, au Liban, ces démarches sont souvent opaques, fragmentées, et sujettes à des variations selon les interlocuteurs et les régions. Enregistrer une entreprise peut prendre plusieurs semaines, voire des mois. Le parcours d’obtention des permis de construire, l’accès au réseau électrique, ou encore le traitement des litiges commerciaux restent labyrinthiques.
La fiscalité constitue un autre obstacle majeur. Le système fiscal libanais est à la fois régressif, inefficace, et imprévisible. Les entreprises dénoncent la multiplicité des taxes locales, le manque de clarté des obligations déclaratives, et l’instabilité des barèmes. Les contrôles fiscaux sont perçus comme arbitraires. Le non-recours à l’informatisation des procédures alourdit encore la charge administrative. Le classement Doing Business pénalise fortement ces facteurs, contribuant à la chute du Liban dans les évaluations internationales.
La question du crédit est tout aussi préoccupante. Le gel des comptes bancaires, la disparition du crédit commercial classique, et la défiance entre banques et clients ont presque paralysé les financements. Même les entreprises solvables rencontrent des difficultés à mobiliser des lignes de trésorerie. Les critères d’accès au crédit ont été durcis de manière drastique. L’absence d’un marché obligataire fonctionnel ou d’un cadre clair pour les garanties bancaires ajoute à l’incertitude.
Le cas emblématique de l’enregistrement des entreprises
Parmi les indicateurs les plus critiques du classement Doing Business figure la procédure d’enregistrement d’une entreprise. Au Liban, ce processus est marqué par une complexité qui décourage l’initiative entrepreneuriale. Les étapes sont nombreuses, les documents exigés souvent redondants, et les frais administratifs dissuasifs. La centralisation des démarches à Beyrouth accentue les disparités régionales, rendant l’accès à l’entrepreneuriat encore plus difficile dans les zones rurales ou périphériques.
Le recours obligatoire à des intermédiaires, qu’ils soient juridiques ou administratifs, alourdit le coût d’entrée dans l’activité économique. Cette dépendance à des réseaux informels pour naviguer dans les dédales bureaucratiques contribue à la reproduction des inégalités et de la corruption. Le manque de standardisation dans le traitement des dossiers rend les délais imprévisibles. Des demandes identiques peuvent aboutir en quelques jours ou en plusieurs semaines selon les circuits utilisés.
L’absence de digitalisation des procédures est également un facteur aggravant. Là où d’autres pays de la région ont mis en place des plateformes en ligne pour simplifier l’enregistrement des entreprises, le Liban reste largement tributaire du papier, des signatures manuelles, et des déplacements physiques. Cette inertie technologique, en partie liée à l’effondrement des infrastructures numériques publiques, pénalise l’ensemble du tissu économique.
Ce contexte favorise une informalité massive. Beaucoup de porteurs de projets renoncent à officialiser leur activité, préférant opérer dans l’ombre pour éviter les tracasseries administratives. Cette informalité, loin d’être une solution de repli viable, expose les travailleurs à l’absence de droits sociaux, de couverture juridique, et de reconnaissance institutionnelle. Elle affaiblit également l’assiette fiscale et limite la capacité de l’État à planifier.
Impact sur les PME : fragilité, repli, et absence de projection
Les petites et moyennes entreprises, qui constituent l’essentiel du tissu économique libanais, sont les premières victimes de cette situation. Déjà fragilisées par les crises successives, elles subissent de plein fouet la dégradation du climat des affaires. Le manque d’accès au crédit, la volatilité des prix des matières premières, l’impossibilité de prévoir des flux de trésorerie stables, et l’effondrement des services publics rendent leur survie de plus en plus incertaine.
Beaucoup d’entre elles ont choisi de geler leurs projets de développement. D’autres ont fermé, migré vers l’étranger, ou déplacé leurs opérations vers des juridictions plus favorables. La dynamique entrepreneuriale, pourtant active malgré les difficultés, se heurte à une absence d’accompagnement institutionnel. Les incubateurs, les fonds de soutien, et les programmes publics de financement ont presque disparu. Les chambres de commerce, souvent inactives, ne remplissent plus leur rôle de soutien stratégique.
Les plus résilientes tentent d’adapter leur modèle économique : recours au paiement en dollar cash, passage à l’informel partiel, ou restructuration en micro-entreprises. Mais cette adaptation n’est pas durable. Elle ne permet ni de croître, ni de se structurer. Le risque est une économie de survie, incapable d’innover, de recruter, ou d’exporter. C’est cette dynamique que mesure indirectement le classement Doing Business, en sanctionnant l’incapacité du pays à offrir un environnement minimalement stable.
L’effet d’entraînement sur l’investissement local et étranger
La détérioration du classement Doing Business a des répercussions directes sur les flux d’investissement. Les investisseurs, qu’ils soient libanais de la diaspora ou étrangers, utilisent ce type d’indicateurs comme baromètre pour jauger la stabilité et la rentabilité d’un marché. Le recul du Liban dans ces classements envoie un signal clair : l’environnement réglementaire est perçu comme hostile, instable, et non sécurisé.
Ce diagnostic est confirmé par les chiffres. Les flux d’investissements directs étrangers ont chuté de manière spectaculaire. Les zones franches, autrefois attractives, peinent à conserver leur activité. Les partenariats public-privé sont à l’arrêt. Aucun grand projet d’infrastructure n’a été lancé depuis le début de la crise, en dehors de quelques opérations d’urgence soutenues par des financements internationaux conditionnés. La capacité du Liban à attirer du capital est à son plus bas niveau depuis deux décennies.
Cette réalité affecte aussi les investissements locaux. Les entrepreneurs hésitent à injecter du capital dans un marché qu’ils perçoivent comme imprévisible. Le manque de visibilité sur les politiques fiscales, l’impossibilité d’établir des prévisions fiables, et la peur de nouvelles réglementations rétroactives paralysent l’initiative privée. Même les secteurs historiquement dynamiques, comme le commerce de détail, la restauration ou les technologies de l’information, souffrent d’un désengagement progressif.
Les tentatives de relance se heurtent à un mur de défiance. Les annonces de simplification administrative ou de soutien aux PME sont peu crédibles tant qu’elles ne s’accompagnent pas de mesures concrètes. Le gouvernement, faute de moyens techniques et politiques, n’a pas été en mesure de mettre en œuvre les réformes structurelles que les milieux économiques réclament depuis des années. Le classement Doing Business, loin d’être un simple indicateur, devient un révélateur d’une crise de gouvernance prolongée.
Vers une reconstruction du climat des affaires ?
Reconstituer un environnement propice à l’investissement nécessitera une série de réformes profondes, coordonnées, et politiquement assumées. La priorité absolue est la simplification des procédures administratives. Cela passe par la numérisation intégrale des services publics, la formation des agents à la transparence, et la mise en place de guichets uniques réellement opérationnels. Des expériences menées dans certains pays en développement montrent que des progrès rapides sont possibles lorsque la volonté politique est claire.
La refonte du cadre juridique des affaires est également incontournable. Le droit commercial libanais, bien que relativement avancé sur le papier, souffre d’une application erratique et d’un déficit de mise à jour. Une révision des textes, accompagnée d’un effort de formation des magistrats et des avocats spécialisés, est nécessaire pour restaurer la sécurité juridique des transactions. Le renforcement des tribunaux de commerce, souvent débordés et peu spécialisés, est un levier stratégique.
Enfin, une réforme fiscale globale est indispensable. Elle doit aller au-delà de la simple collecte de ressources. Elle doit être pensée comme un instrument d’encouragement à l’entrepreneuriat, à la formalisation, et à la compétitivité. Cela suppose une fiscalité incitative pour les jeunes entreprises, une progressivité réelle, et un allègement des charges bureaucratiques. Ces mesures, combinées à une politique monétaire stabilisée, pourraient permettre un lent retour de la confiance.
Le classement Doing Business ne reviendra pas à des niveaux acceptables sans une transformation systémique. Mais il peut aussi devenir un outil de mobilisation. Utilisé comme référence, il permettrait de mesurer les progrès, d’identifier les freins, et d’aligner les réformes sur des standards internationaux reconnus. C’est à cette condition que le Liban pourra redevenir un espace économique attractif et prévisible.