Le Liban est toujours enlisé dans une crise monétaire et économique qui semble sans fin. Une nouvelle délégation du Fonds monétaire international (FMI) est arrivée à Beyrouth cette semaine pour évaluer une situation qui ne cesse de se dégrader, cinq ans après l’effondrement financier de 2019. Les espoirs sont minces : les visites précédentes, en 2020, 2021 et 2022, ont accouché de diagnostics sévères mais de peu d’actions concrètes. Cette fois, le contexte reste marqué par une stagnation des négociations sur les réformes structurelles, un système bancaire en ruines et une population qui a perdu toute confiance en ses institutions. Le FMI campe sur ses exigences – restructuration bancaire, refonte du secteur public, cadre budgétaire clair – tandis que les pressions internationales s’intensifient pour débloquer des aides gelées. Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes : sans changement radical, le pays s’enfonce. Voici où en est le Liban, entre données brutes et défis colossaux.
Une économie en chute libre : les chiffres qui ne mentent pas
Depuis octobre 2019, le Liban vit un cauchemar économique. La livre libanaise (LBP), officiellement fixée à 1 507 LBP pour 1 USD jusqu’en 2023, a vu son taux parallèle exploser. Au 24 mars 2025, sur le marché noir, un dollar s’échange à 92 000 LBP, soit une dévaluation de plus de 98 % en six ans, selon les données de la plateforme Lira Rate. En février 2023, la Banque du Liban (BDL) avait tenté une dévaluation officielle à 15 000 LBP, puis à 89 000 LBP en novembre 2024, mais ces ajustements n’ont pas freiné la chute libre face à l’absence de réserves pour intervenir.
Les réserves de change de la BDL, qui s’élevaient à 31,2 milliards de dollars en août 2019, ont fondu. En décembre 2024, elles étaient tombées à 8,7 milliards, d’après un rapport interne cité par des économistes locaux, dont 6,1 milliards en devises utilisables après déduction des engagements. En mars 2025, elles flirtent avec les 7,9 milliards, un niveau critique pour un pays qui importe 80 % de ses besoins – carburant, médicaments, blé. Les importations, qui atteignaient 19,5 milliards de dollars en 2018, se sont effondrées à 9,8 milliards en 2024 (Banque mondiale), reflet d’une consommation intérieure asphyxiée. Le PIB, estimé à 54,9 milliards en 2019, a chuté à 21,8 milliards en 2024, selon le FMI, soit une contraction de 60 %.
La Banque du Liban : un colosse aux pieds d’argile
La Banque du Liban, sous la direction par intérim de Wassim Mansouri depuis juillet 2023, est dans une position intenable. Avec des réserves qui s’épuisent, elle ne peut plus stabiliser la livre ni financer les besoins de l’État, qui n’a pas adopté de budget depuis 2019. En 2024, les dépenses publiques ont atteint 3,2 trillions de LBP (environ 35 millions de dollars au taux parallèle), financées en partie par des emprunts internes et des ponctions sur les réserves. Mais ces rustines ne tiennent plus. La BDL a réduit ses interventions sur le marché des changes : en 2020, elle injectait encore 800 millions de dollars par mois pour tenir le taux officiel ; en 2025, ce chiffre est tombé à 50 millions, selon des estimations d’experts.
Cette faiblesse a un coût direct. L’inflation, qui avait atteint un pic de 268 % en avril 2023, reste à 174 % en février 2025 (Institut libanais des statistiques). Le pouvoir d’achat s’effrite : le salaire minimum, fixé à 9 millions de LBP mensuels (environ 98 dollars au taux parallèle), couvre à peine 10 % des besoins de base pour une famille de quatre personnes, évalués à 900 dollars par le Programme alimentaire mondial (PAM). Résultat : 82 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté, contre 28 % en 2018.
Le FMI : des exigences inchangées, des progrès au point mort
La délégation du FMI, arrivée le 22 mars 2025, n’est pas là pour faire des cadeaux. Depuis l’accord préliminaire d’avril 2022, qui promettait 3 milliards de dollars sur quatre ans, le fonds conditionne son aide à des réformes précises : restructurer les banques, qui croulent sous 70 milliards de dollars de pertes (FMI, 2023) ; réformer le secteur public, où 320 000 employés engloutissent 40 % des dépenses sans efficacité ; et adopter un budget viable pour stopper l’hémorragie. Mais rien n’a bougé. La loi sur le contrôle des capitaux, essentielle pour clarifier le sort des dépôts gelés – estimés à 93 milliards de dollars en 2019 –, est bloquée au Parlement depuis 2020. La recapitalisation des banques, censée répartir les pertes entre actionnaires, gros déposants et État, reste un tabou politique.
En 2024, le gouvernement de Najib Mikati, remplacé par celui de Nawaf Salam en février 2025, a tenté des demi-mesures : unification partielle des taux de change, suppression de subventions sur l’essence (prix passé de 25 000 LBP à 82 000 LBP par litre). Mais sans plan global, ces efforts sont vains. Le FMI, dans son dernier rapport de décembre 2024, a noté un « manque de volonté politique » et une « incapacité à trancher » sur les responsabilités des pertes bancaires, un point repris par la délégation actuelle selon des fuites à Beyrouth.
Une population livrée au dollar et aux marchés parallèles
Face à ce marasme, les Libanais ont lâché la livre. En 2025, 78 % des transactions se font en dollars cash, contre 12 % en 2019 (enquête de l’Université américaine de Beyrouth). Les marchés parallèles prospèrent : à Saïda, un dollar s’achète 91 500 LBP chez un changeur officieux, contre 92 000 LBP en ligne. Cette dollarisation sauvage creuse les inégalités : seuls 15 % des ménages ont un accès régulier aux devises via des salaires ou des transferts de la diaspora, qui ont injecté 6,2 milliards de dollars en 2024 (Banque mondiale). Les autres, soit 2,8 millions de foyers, survivent avec des revenus en LBP dévalués.
Les dépôts bancaires, gelés à 93 milliards depuis 2019, sont un autre volcan. Les retraits sont limités à 300 dollars par mois pour les petits épargnants via des circulaires de la BDL (n° 151, renouvelée en 2024), mais 60 % des comptes dépassant 100 000 dollars restent intouchables. La confiance est morte : les dépôts ont chuté de 135 milliards en 2019 à 97 milliards fin 2024, avec des retraits massifs dès que possible. Les banques, dont 14 sur 62 sont au bord de la faillite (Association des banques du Liban), ne prêtent plus : le crédit au secteur privé a plongé de 18 milliards en 2018 à 4,3 milliards en 2024.
Une économie à l’arrêt
Cette crise monétaire paralyse tout. La production locale, déjà faible (20 % des besoins alimentaires), stagne : les importations de blé, vitales pour le pain, ont chuté de 650 000 tonnes en 2019 à 410 000 tonnes en 2024 (ministère de l’Économie). Les services, qui représentaient 70 % du PIB, s’effacent : les hôtels tournent à 15 % de capacité, et la construction, jadis florissante, est à l’arrêt – 82 % des projets stoppés depuis 2020 (Ordre des ingénieurs). Les petites entreprises, 90 % de l’économie, ferment à un rythme de 1 200 par mois, selon la Chambre de commerce de Beyrouth.
Les pressions internationales et l’impasse politique
Les États-Unis, la France et l’Arabie saoudite, via le Fonds saoudo-français (1 milliard de dollars promis en 2022), pressent le Liban d’agir. Mais le gouvernement de Nawaf Salam, en place depuis février 2025, est paralysé par les divisions : le Hezbollah bloque toute concession sur les banques, où ses alliés ont des intérêts, et les partis traditionnels protègent leurs clientèles dans le secteur public. Le Parlement, qui n’a pas voté de budget depuis six ans, reste un champ de bataille. Résultat : les 3 milliards du FMI, comme les 11 milliards de la conférence CEDRE de 2018, dorment dans les tiroirs.
Un pays au bord du gouffre
Le 24 mars 2025, le Liban est un malade en soins palliatifs. La visite du FMI, prudemment accueillie, ne changera rien sans un électrochoc politique. Avec une dette publique à 92 milliards de dollars (420 % du PIB), des réserves qui fondent et une monnaie qui s’évapore, l’économie ne tient que par la débrouille – diaspora, marché noir, ONG. Mais pour combien de temps ? Les Libanais, eux, n’attendent plus de miracles : ils survivent, dollar en poche, dans un pays qui s’efface.