Le 24 mars 2025, la situation en Syrie reste un chaudron bouillonnant, et la Turquie y joue un rôle de plus en plus marqué. Depuis la chute de Bachar el-Assad en décembre 2024, renversé par une offensive éclair des rebelles de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) soutenus par Ankara, la Turquie s’est imposée comme une puissance incontournable dans le pays. Elle a repris contact avec le gouvernement transitoire à Damas, rouvert son ambassade et déployé des forces dans le nord pour sécuriser ses intérêts. Mais ce regain d’influence met Ankara sur une trajectoire délicate, face à un Israël qui, lui aussi, avance ses pions dans le vide laissé par Assad. Entre ambitions turques et objectifs israéliens, la Syrie pourrait devenir le théâtre d’une confrontation larvée – voire ouverte. Voici comment les choses se dessinent.
La Turquie, architecte du nouvel ordre syrien
Tout a basculé fin 2024. Les rebelles de HTS, partis de leur fief d’Idlib, ont pris Alep, Hama, puis Damas en moins de deux semaines. Derrière ce succès fulgurant, la main d’Ankara n’est pas un secret. Depuis des années, la Turquie soutient des factions rebelles, dont HTS et l’Armée nationale syrienne (ANS), pour contrer à la fois le régime d’Assad et les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes du YPG – une extension, selon elle, du PKK, son ennemi juré. Quand Assad s’est enfui à Moscou, Recep Tayyip Erdogan a salué une « révolution magnifique » et s’est vite positionné comme le parrain du nouveau pouvoir.
Aujourd’hui, la Turquie ne se contente pas de paroles. Elle a des troupes au sol dans le nord-ouest, autour d’Idlib, et dans des zones comme Afrin et Tell Rifaat, prises aux Kurdes lors d’opérations passées (2016-2020). Elle pousse aussi pour une zone de sécurité de 30 kilomètres le long de sa frontière, un vieux projet pour éloigner les combattants kurdes et, accessoirement, rapatrier une partie des 3,5 millions de réfugiés syriens qu’elle héberge – un sujet brûlant chez elle. Erdogan négocie avec HTS, dirigé par Abou Mohammed al-Joulani, pour stabiliser le pays et garantir ses intérêts. Des bases militaires turques fleurissent, et des drones Bayraktar survolent le ciel syrien, un rappel constant de sa présence.
Mais Ankara voit plus loin. En soutenant un gouvernement sunnite à Damas, elle rêve de ressusciter une influence ottomane perdue, de damer le pion à l’Iran – désormais éjecté de Syrie – et de se poser en leader du monde musulman. C’est une aubaine géopolitique : la Russie, engluée en Ukraine, et l’Iran, affaibli par ses revers face à Israël, ont laissé un vide qu’Erdogan remplit avec empressement.
Israël face à la nouvelle donne
De l’autre côté, Israël n’a pas perdu de temps. La chute d’Assad, pilier de l’axe iranien avec le Hezbollah, a été une bénédiction pour Jérusalem. Dès le 8 décembre 2024, Netanyahu a ordonné à Tsahal de s’emparer de la zone tampon du Golan, une bande de terre séparant le plateau annexé par Israël de la Syrie proprement dite. Officiellement, c’est « temporaire », pour sécuriser la frontière. Mais les frappes israéliennes n’ont pas cessé : des dépôts d’armes, des bases de l’ancien régime, même des sites près de Damas ont été visés, histoire d’empêcher que du matériel militaire ne tombe entre de « mauvaises mains » – HTS ou d’autres.
Pour Israël, la priorité est claire : neutraliser toute menace à sa frontière nord. Avec l’Iran et le Hezbollah hors jeu en Syrie, le pays se sent les coudées franches. Mais la montée en puissance de la Turquie change la donne. Là où Assad était un ennemi prévisible, Ankara est un rival imprévisible. Netanyahu ne cache pas ses inquiétudes : une Syrie sous influence turque, avec des groupes comme HTS aux manettes, pourrait devenir un nouveau casse-tête sécuritaire. Et puis, il y a le Golan. Israël n’a aucune intention de lâcher cette position stratégique, et les incursions turques dans le nord syrien, à moins de 200 kilomètres, font grincer des dents.
Les lignes de fracture
Les intérêts turcs et israéliens s’entrechoquent sur plusieurs fronts. D’abord, les Kurdes. La Turquie veut écraser les FDS, qu’elle accuse de terrorisme. Israël, lui, a toujours vu dans les Kurdes un contrepoids utile contre l’Iran et pourrait leur tendre la main, ne serait-ce que pour embêter Ankara. Ensuite, le contrôle territorial. La Turquie lorgne une sphère d’influence qui s’étend bien au-delà de sa zone de sécurité, tandis qu’Israël refuse de voir une puissance hostile s’installer trop près du Golan ou du Liban, où il combat encore le Hezbollah.
Et puis, il y a l’idéologie. Erdogan ne rate jamais une occasion de fustiger Israël, surtout depuis le 7 octobre 2023. Il traite Netanyahu de « boucher de Gaza » et flirte avec le Hamas, un soutien qui hérisse Jérusalem. En face, Israël voit dans la rhétorique turque une menace à long terme, surtout si Ankara arme ou finance des factions anti-israéliennes en Syrie. Les relations entre les deux pays, déjà glaciales depuis l’affaire de la flottille de Gaza en 2010, n’ont jamais été aussi tendues.
Une confrontation inévitable ?
Pour l’instant, ça ne tire pas encore. La Turquie a condamné l’occupation israélienne du Golan et les frappes sur Damas, envoyant des messages clairs : « Respectez l’intégrité syrienne. » Mais Erdogan sait qu’il marche sur des œufs. Membre de l’OTAN, il ne peut pas se permettre un clash direct avec Israël, soutenu par les États-Unis. Et Israël, de son côté, préfère une Syrie turque à une Syrie iranienne – du moins pour l’instant.
Pourtant, les risques montent. Si la Turquie pousse trop loin ses pions – en armant HTS ou en s’approchant du Golan –, Israël pourrait réagir militairement. Des drones turcs abattus par Tsahal, ou une frappe mal calibrée près des positions turques, suffiraient à mettre le feu aux poudres. Et Trump, qui revient à la Maison Blanche en 2025, complique tout. Proche d’Israël, il a déjà sanctionné Ankara par le passé pour ses incursions anti-kurdes. S’il donne carte blanche à Netanyahu, Erdogan pourrait se sentir acculé.
Un jeu d’équilibre fragile
Le 24 mars 2025, la Syrie est un échiquier où Turquie et Israël placent leurs pièces. Ankara veut une victoire totale : chasser les Kurdes, rapatrier ses réfugiés, dominer la région. Israël veut un cordon sanitaire à sa frontière, loin des islamistes ou des proxies turcs. Les deux ont un allié commun, les États-Unis, mais leurs agendas divergent trop pour coexister sans friction.
Pour l’instant, ils se jaugent. La Turquie renforce ses bases, Israël bombarde à tout va. Nawaf Salam, à Damas, tente de tenir le gouvernail d’un pays en ruines, mais il n’a pas les moyens de s’opposer à ces deux géants. Sans un gros effort diplomatique – improbable vu les ego en jeu –, la Syrie pourrait bien devenir le terrain d’un bras de fer explosif. Pas une guerre totale, peut-être, mais un choc de titans par procuration, avec les Kurdes, HTS et le Golan comme étincelles.