Chaque fin d’octobre, Beyrouth s’offre des frayeurs apprivoisées. Les vitrines se teintent d’orange, quelques masques apparaissent sur les terrasses, l’iconographie d’Halloween — citrouilles, ombres découpées, lanternes — fournit un théâtre gentil pour des peurs sans conséquences. À Gemmayzé, ce décor saisonnier réveille pourtant un dossier ancien dont l’écho n’a rien d’un jeu : entre la fin de 1948 et janvier 1949, une série d’homicides secoua ce périmètre urbain serré, à deux pas du port et des ateliers, et s’acheva par une exécution capitale, le 31 janvier 1949, dans la cour du Palais de justice. Un nom a traversé le temps : Victor Hanna Awwad. Tout le reste — les ruelles, les pensions, les arrière-salles — appartient à la ville, à sa matérialité, à sa mémoire. Raconter ce dossier à la faveur d’Halloween, c’est ôter les masques : on ne convoque pas de spectres, on replace des faits, on restitue une peur de proximité, nue, presque muette.
Le Beyrouth d’alors est une capitale en mue. Cinq ans ont passé depuis l’Indépendance de 1943, l’État civil cherche ses marques, la magistrature entend se donner les moyens d’une autorité visible, et l’économie urbaine s’organise à grande vitesse. Gemmayzé et Saïfi ne sont pas encore vitrines de loisirs, mais un entre-deux où cohabitent ateliers, chambres louées à la semaine, cafés, salles de billard, bars aux sociabilités mêlées. Le cash circule, les visages se croisent, les allées et venues s’observent derrière des persiennes entrouvertes. La topographie compte : ruelles étroites, bâtis bas, escaliers intérieurs, courettes où l’on hangare quelques outils. C’est un terrain propice aux interactions rapides et, parfois, aux basculements. La criminalité qui y surgit n’a rien de romanesque : elle épouse la forme du lieu, brève, opportuniste, terriblement proche.
C’est dans ce décor que le nom de Victor Hanna Awwad s’impose. Né en 1922, originaire de la région de Jbeil, il transite par ces chambres temporaires où l’on règle au comptant et où la discrétion vaut monnaie. Les portraits rétrospectifs le disent précaire, familier des travaux physiques, enraciné dans le quartier au point de s’y fondre. Rien d’exceptionnel sinon la disponibilité à la violence quand l’occasion se présente. Le modus operandi, tel que les reconstructions l’ont fixé, tient en peu de traits : une interaction brève dans un espace clos, une prise de contrôle brutale — étranglement, coups, parfois arme blanche ou à feu —, l’extraction d’objets de valeur, et une dissimulation sommaire, mur ou cache, qui trahit moins la sophistication qu’un bricolage pressé. Trois noms de victimes reviennent avec constance dans les récapitulatifs : Antoinette Najjar, Émily Antouri et Joseph Awwad, un parent. Les micro-détails varient selon les narrations, archives lacunaires obligent, mais la constellation est stable : Gemmayzé–Saïfi, 1948–49, violences répétées sur un périmètre restreint, mobile prosaïque, effacement maladroit des traces.
L’enquête épouse, elle aussi, les moyens du temps. La police et la gendarmerie ne disposent ni d’ADN ni de laboratoires performants. On progresse par auditions, reconstitutions, recoupements de voisinage. La parole du quartier pèse lourd : on y voit qui entre, qui sort, qui monte l’escalier à la suite de qui. Les objets comptent : bijoux, effets, papier froissé, lame, parfois un pistolet, autant d’indices qui relient le suspect à deux scènes au moins et ordonnent une chronologie. Le travail n’a rien du miracle ; il tient de l’ébouage patient. On ramasse, on trie, on confronte. Au fil des témoignages, la figure d’Awwad prend relief, suffisante pour la mise en accusation. Il y a des corps, des lieux, des heures, des liens : la justice peut s’ouvrir un chemin.
Le procès retient l’attention d’une opinion que la presse de l’époque, très lue, sait tenir en haleine. Au-delà du cas individuel, c’est une démonstration d’État. Le Liban d’après-Indépendance veut apparaître comme un pays qui juge et qui sanctionne. L’arsenal pénal prévoit alors la peine capitale pour les crimes les plus graves ; elle n’est pas qu’une clause de manuel : elle s’exerce. La culpabilité est reconnue, la condamnation prononcée, et la sentence exécutée. Le 31 janvier 1949, dans l’enceinte du Palais de justice de Beyrouth, la pendaison a lieu. Le caractère public, aujourd’hui controversé, se voulait pédagogie : montrer que la loi répond au crime, et que la réponse ne se négocie pas. Le cycle est court — crimes, arrestation, jugement, exécution — et c’est peut-être ce rythme implacable qui a imprimé autant que les faits la mémoire collective.
Reste la question des sources et de ce qu’elles autorisent. Les archives numérisées des années 1948–49 sont parcellaires, les comptes rendus comportent des variantes d’orthographe, quelques flottements de micro-chronologie. Pourtant, plusieurs bornes sont solides : la fourchette temporelle de la fin de 1948 à janvier 1949, la localisation serrée à Gemmayzé–Saïfi, la dynamique d’une violence brève en espace clos, l’exécution le 31 janvier 1949 au Palais de justice. Un appendice singulier a nourri la postérité du dossier : des notes attribuées à Awwad, que son avocat, Moussa Prince, aurait réunies et éditées sous le titre « Or et Sang ». Le volume est rare, difficile à consulter ; il n’a rien d’une œuvre littéraire, plutôt une matière brute dont la défense s’est emparée et que les décennies ont transmuée en relique. La présence de cet objet — un livre énigmatique, presque introuvable — explique pour partie la longévité mémorielle du dossier : un nom, une séquence courte, une exécution, un texte fantôme. Il n’en change pas le noyau factuel.
Ce qui saisit, au fond, tient à la nature de la peur que le dossier révèle. Halloween adore les châteaux en ruine et les bois bruissants. Gemmayzé, lui, raconte l’effroi des portes refermées sur deux personnes, l’étreinte qui ne lâche plus, la brutalité d’un geste qui ne dure que quelques secondes et suffit à faire basculer une vie. La ville moderne promet l’anonymat protecteur ; elle produit aussi des angles morts. Les chambres louées à la semaine, les arrière-salles d’atelier, les escaliers intérieurs, les couloirs étroits sont des lieux de passage qui peuvent devenir des poches d’isolement. La proximité rassure tant qu’elle est habitée ; elle inquiète dès que le flux se retire. La série d’homicides de 1948–49 condense cette vulnérabilité urbaine élémentaire, sans artifice ni démonologie. L’ordinaire fait peur parce qu’il est ordinaire.
Il faut, à ce point, mesurer ce que la justice a cherché à signifier. La publicité de l’exécution, plus qu’une sévérité, fut un message : dans une République jeune, l’autorité n’est pas un concept, mais un théâtre assumé. Le débat contemporain sur la peine de mort, sur son efficacité dissuasive et sa légitimité morale, n’efface pas l’intention politique d’alors : rassurer une société ébranlée en montrant la sanction. Qu’on juge cette stratégie datée ne dispense pas de la comprendre. En quelques mois, l’État a refermé un dossier qui avait mis à nu une faille intime dans le tissu urbain : l’isolement au cœur de la foule.
La tentation, à l’approche d’Halloween, serait de romancer. La discipline journalistique commande l’inverse. On s’en tient aux repères recoupables, on nomme les victimes autant que l’auteur, on précise ce que l’on sait et ce que l’on ignore. Antoinette Najjar, Émily Antouri, Joseph Awwad : ces noms doivent rester au centre, non comme accessoires d’un récit à sensation, mais comme la raison d’être de tout le reste. Dater sans surjouer, décrire sans enjoliver, ne pas combler les lacunes par l’imaginaire : c’est dans cette retenue que se tient un texte juste. Le frisson ne naît pas d’une prose gothique, mais de la proximité des faits et de l’évidence des lieux.
La ville, elle, n’a rien oublié. Les façades, les encorbellements, les escaliers qui débouchent sur des cours intérieures racontent assez bien le mélange d’abri et de faille qui caractérise les quartiers anciens. Gemmayzé, au milieu du siècle, a connu un bref moment de bascule ; il en a gardé la mémoire diffuse d’une peur qui n’avait pas besoin de grand-chose pour naître : une porte, un visage familier, un geste trop rapide. Le 31 janvier 1949, la justice a refermé le dossier Awwad. La saison des lanternes nous rappelle chaque année, à sa manière, que certaines ombres sont de plein jour. Il suffit de ne pas détourner le regard, de nommer avec sobriété, de tenir le vrai au milieu du bruit. C’est la seule façon d’écrire cette affaire en octobre : non pour l’exorciser, mais pour l’éclairer.



