Les banques libanaises cherchent à contrer le plan de restructuration financière du gouvernement Nawaf Salam
L’Association des banques du Liban (ABL) a récemment émis une circulaire incitant ses membres à intenter des poursuites judiciaires contre l’État libanais « dès que possible » pour protéger leurs droits en tant que détenteurs d’Eurobonds, des obligations de la dette publique libanaise libellées en devises étrangères. Ce mémorandum, révélé par le journaliste Mounir Younes sur son compte Twitter, soulève des inquiétudes quant aux véritables intentions des banques dans le processus de restructuration économique en cours.
Selon le document daté du 13 février 2025, le conseil d’administration de l’ABL s’est réuni avec l’avocat Berge Setrakian pour discuter des démarches légales nécessaires afin de préserver les intérêts des banques libanaises avant la date butoir du 15 mars 2025. Cette échéance marque la fin de la période de cinq ans suivant le défaut de paiement du Liban sur ses Eurobonds en mars 2020. En effet, sans action en justice avant cette date, les banques risquent de perdre leurs droits de créanciers vis-à-vis de l’État.
Une démarche contestée qui pourrait affaiblir l’État libanais
Ce qui interpelle, c’est que la circulaire ne tient pas compte de la décision du gouvernement sortant de Najib Mikati d’étendre ce délai, annulant de fait le risque pour les créanciers qui ne déposeraient pas plainte avant mars 2025. En agissant ainsi, l’ABL semble défier ouvertement l’État libanais, ouvrant potentiellement la voie à d’autres créanciers étrangers pour qu’ils fassent de même.
Alors que les détenteurs étrangers des Eurobonds n’ont jusqu’à présent pas engagé de procédures légales agressives contre le Liban, les banques locales, elles, se précipitent pour lancer ce qui s’apparente à une « bombe juridique » contre le gouvernement actuel dirigé par Nawaf Salam et contre le président Joseph Aoun.
Un levier de pression dans le processus de restructuration bancaire
Cette initiative intervient dans un contexte où le Liban négocie avec le Fonds monétaire international (FMI) un plan de sauvetage économique, lequel inclurait une restructuration complète du secteur bancaire libanais. En multipliant les recours judiciaires, l’ABL pourrait chercher à renforcer sa position de négociation, notamment pour limiter les pertes imposées à ses membres dans le cadre de cette restructuration.
En effet, depuis le défaut de paiement de 2020, de nombreuses banques libanaises ont cédé leurs Eurobonds à des investisseurs étrangers, réalisant parfois des pertes significatives. Or, le maintien des poursuites contre l’État pourrait leur permettre de récupérer une partie de leurs investissements en contournant les priorités établies par le gouvernement dans son plan de restructuration.
Les risques d’une déstabilisation juridique et économique
En incitant ses membres à intenter des actions en justice, l’ABL pourrait non seulement fragiliser davantage les finances publiques libanaises mais aussi encourager d’autres créanciers internationaux à adopter la même stratégie. Une avalanche de procès contre l’État libanais risquerait d’étouffer les efforts de restructuration financière et de compromettre les négociations en cours avec le FMI.
La Banque du Liban (BDL), déjà sous pression pour renforcer ses réserves de change et stabiliser la livre libanaise, pourrait se retrouver en première ligne pour combler les besoins de liquidité en cas de saisies ou de décisions judiciaires défavorables. Cette situation pourrait aggraver la crise bancaire actuelle, où les déposants sont déjà largement privés de l’accès à leurs économies en devises étrangères.
Les banques libanaises s’opposent à la restructuration du secteur financier pour plusieurs raisons, principalement liées à la protection de leurs intérêts et à la préservation de leur influence économique et politique.
Protection des intérêts financiers et transfert des pertes
Depuis le début de la crise financière en 2019, les banques libanaises ont accumulé des pertes considérables, estimées à plus de 72 milliards de dollars. Reconnaître officiellement ces pertes impliquerait des sacrifices significatifs pour les actionnaires et les créanciers des banques. Pour éviter cela, les institutions bancaires préfèrent que l’État absorbe une partie substantielle de ces pertes, transférant ainsi le fardeau financier aux finances publiques et, indirectement, aux citoyens. Cette stratégie leur permet de minimiser leurs propres pertes tout en évitant une remise en question de leur modèle économique.
Évitement de la responsabilité et maintien du statu quo
Les banques libanaises ont été accusées de pratiques financières douteuses, y compris la corruption, le détournement de fonds et la manipulation financière. Les enquêtes judiciaires sur ces allégations progressent lentement, en partie en raison de l’influence politique et économique exercée par les institutions bancaires. En s’opposant à la restructuration, les banques cherchent à éviter des audits approfondis et des réformes qui pourraient exposer leurs pratiques passées et engager leur responsabilité. Cette résistance leur permet de maintenir le statu quo et de préserver leur position dominante dans l’économie libanaise.
Insolvabilité et refus de la réalité financière
La situation financière des banques libanaises est particulièrement préoccupante : elles sont, de facto, insolvables. L’insolvabilité signifie qu’elles ne disposent pas des fonds nécessaires pour rembourser leurs déposants et faire face à leurs obligations financières. Malgré cela, ces institutions continuent de refuser la restructuration qui impliquerait des pertes pour les actionnaires, une réduction du nombre de banques et une révision profonde de leur modèle économique. Cette attitude expose encore davantage les déposants et l’économie libanaise à des risques systémiques.
Influence politique et résistance aux réformes
Le secteur bancaire libanais exerce une influence considérable sur la scène politique du pays. Cette position leur permet de freiner ou de bloquer les réformes qui pourraient menacer leurs intérêts. La restructuration du secteur financier, exigée par des institutions internationales comme le Fonds monétaire international (FMI), inclut des mesures telles que la réduction du nombre de banques commerciales et une transparence accrue. Ces réformes sont perçues par les banques comme une menace directe à leur pouvoir et à leur rentabilité. En s’y opposant, elles cherchent à conserver leur influence et à éviter des changements structurels qui pourraient limiter leur contrôle sur l’économie nationale.
La position du FMI : un changement d’acteurs est nécessaire
Le FMI a clairement exprimé que pour rétablir la confiance et l’attrait financier du Liban, un changement d’acteurs dans le secteur bancaire est nécessaire. Selon le FMI, « on ne peut faire des affaires avec ceux qui nous ont menés à la catastrophe ». Cette déclaration met en lumière la perte totale de crédibilité des banques libanaises sur la scène internationale. Le maintien des mêmes dirigeants bancaires risque de compromettre tout plan de sauvetage financier et d’éloigner les investisseurs étrangers potentiels.
Conséquences pour l’économie et la population
Cette opposition à la restructuration a des répercussions majeures sur l’économie libanaise et sa population. L’absence de réformes entrave la conclusion d’accords avec des bailleurs de fonds internationaux, retardant ainsi l’aide financière nécessaire pour redresser l’économie. De plus, le refus des banques d’assumer leurs pertes conduit à des propositions où les déposants et les citoyens supporteraient le poids de la crise, aggravant ainsi la méfiance envers le système financier et exacerbant les tensions sociales.
En résumé, les banques libanaises refusent la restructuration du secteur financier pour protéger leurs intérêts financiers, éviter la responsabilité de leurs pratiques passées et maintenir leur influence politique, au détriment de l’économie nationale et du bien-être de la population. Tant que ces acteurs continueront de dominer le paysage financier libanais, il semble peu probable que le pays puisse retrouver la stabilité économique et regagner la confiance des investisseurs internationaux.
Association des banques du Liban
Beyrouth, le 13 février 2025
Circulaire n° 2025/028
À l’attention des membres de l’Association des banques du Liban détenant des obligations Eurobonds
Objet : Prise de mesures légales concernant les obligations Eurobonds
Chers membres,
Le conseil d’administration de l’association s’est réuni lundi 10 février 2025 avec l’avocat M. Berge Setrakian, en présence du président de l’association et de plusieurs membres du conseil. Cette réunion a permis de discuter de l’évolution de la situation concernant les obligations Eurobonds détenues par les banques libanaises et les mesures légales nécessaires pour préserver les droits de nos membres vis-à-vis de l’État libanais, en particulier dans le contexte actuel de restructuration financière.
L’avocat a souligné l’importance cruciale de déposer des poursuites judiciaires contre l’État libanais avant la date limite du 15 mars 2025, afin de protéger les droits des banques et de maintenir une position juridique solide face aux créanciers étrangers.
En particulier, il est essentiel pour chaque banque membre de mandater directement son conseil juridique pour engager les procédures nécessaires afin de déposer des plaintes contre l’État libanais avant la date limite.
Pour toute question relative à cette procédure, vous pouvez contacter directement M. Berge Setrakian à l’adresse suivante : ________
Nous vous remercions de votre coopération et soulignons l’importance de prendre ces mesures légales avec la plus grande diligence.
Sincèrement,
M.Y
Secrétaire général
Dr. Fadi Khalaf