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Le rôle croissant de la Turquie dans les conflits au Moyen-Orient

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Un titan émerge sur la scène régionale : la Turquie. Sous la férule de Recep Tayyip Erdogan, Ankara s’est métamorphosée en une puissance incontournable, intervenant avec audace de la Libye au Haut-Karabagh, de la Syrie au Liban. Depuis la chute de Bachar el-Assad en décembre 2024, orchestrée en grande partie par ses soins, la Turquie ne se contente plus de jouer les seconds rôles : elle redessine les équilibres au Moyen-Orient, dans le Caucase et au-delà avec une stratégie mêlant interventions militaires, soft power et diplomatie agressive. Mais jusqu’où s’étendra cette ambition géopolitique ? Soutenant les Frères musulmans, défiant l’UE, l’OTAN et les pays arabes, projetant son influence via des infrastructures comme la ligne Constantinople-Hedjaz et jouant un rôle clé dans la guerre en Ukraine, la Turquie d’Erdogan intrigue autant qu’elle inquiète. Plongée dans une stratégie qui redéfinit les lignes de pouvoir, entre héritage ottoman et modernité pragmatique.

Ankara, architecte des crises régionales

La Turquie d’aujourd’hui n’a plus rien d’un simple spectateur passif. En Libye, elle a renversé le cours de la guerre civile en 2020 en sauvant le Gouvernement d’accord national (GAN) de Fayez el-Sarraj, alors au bord de l’effondrement face aux forces de Khalifa Haftar, soutenues par la Russie et les Émirats arabes unis. Grâce à ses drones Bayraktar TB2, capables de neutraliser des chars et des systèmes antiaériens à bas coût, et à l’envoi de 5 000 mercenaires syriens recrutés dans les zones sous son contrôle au nord de la Syrie, Ankara a non seulement assuré la survie du GAN, mais aussi sécurisé un accord maritime signé en novembre 2019. Cet accord, controversé, redessine les zones économiques exclusives en Méditerranée orientale, garantissant à la Turquie un accès potentiel aux gisements gaziers estimés à 1 700 milliards de mètres cubes, au grand dam de la Grèce et de Chypre.

En Syrie, la présence turque est encore plus marquée. Depuis son incursion initiale en 2016 avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate », Ankara maintient des zones tampon dans le nord – Afrin, Jarablus, Azaz – pour contrer les Kurdes du YPG, qu’elle considère comme une extension du PKK, son ennemi intérieur. Ces zones abritent 3,6 millions de réfugiés syriens, un levier humanitaire et politique que la Turquie brandit face à l’Union européenne. Mais le véritable tournant est survenu en décembre 2024, avec la chute de Bachar el-Assad. Après des années de soutien logistique et militaire aux rebelles sunnites, notamment Hayat Tahrir al-Sham (HTS), dirigé par Ahmed al-Sharaa (alias Abu Mohammed al-Jolani), la Turquie a vu HTS s’emparer de Damas le 8 décembre lors d’une offensive fulgurante baptisée « Tempête de la liberté ». Les forces turques, stationnées à Idlib et dans le nord-ouest, ont fourni des drones, des armes antichars et un appui aérien indirect, tout en coordonnant avec des factions mineures comme l’Armée nationale syrienne (ANS).

Depuis, Ankara consolide son emprise sur la Syrie post-Assad. Le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan a visité Damas le 22 décembre 2024, promettant 200 millions de dollars d’aide à la reconstruction, tandis qu’Erdogan recevait al-Sharaa à Ankara le 4 février 2025. Un pacte de défense est en négociation, prévoyant l’établissement de trois bases aériennes turques près de Homs et Hama, ainsi que la formation d’une nouvelle armée syrienne de 50 000 hommes sous supervision turque. Ce projet, estimé à 1,5 milliard de dollars sur trois ans, vise à marginaliser les milices kurdes et à contrer l’influence résiduelle de l’Iran, dont les forces pro-Assad (comme le Hezbollah) ont été laminées dans l’effondrement du régime. La Russie, affaiblie par la perte de son allié syrien, conserve Tartous et Lattaquié mais doit composer avec cette nouvelle donne turque.

Au Haut-Karabagh, Ankara a transformé l’Azerbaïdjan en puissance régionale lors de la guerre de 2020 contre l’Arménie. En fournissant des drones Bayraktar et des conseillers militaires, la Turquie a permis à Bakou de reprendre 30 % des territoires perdus en 1994, défiant la Russie, médiatrice historique du conflit. Les exportations militaires turques vers l’Azerbaïdjan ont bondi de 500 % entre 2019 et 2021, atteignant 300 millions de dollars, et un gazoduc reliant les champs caspien à l’Europe via la Turquie a renforcé cette alliance stratégique.

Au Liban, l’influence turque s’est accélérée après la guerre de 2024 contre Israël, qui a laissé le Hezbollah exsangue avec 2 000 combattants tués et 8,5 milliards de dollars de dégâts matériels. Ankara a déployé 15 convois humanitaires – 1 500 tonnes de nourriture, tentes, médicaments – et proposé une médiation en janvier 2025 entre factions libanaises pour combler le vide laissé par l’affaiblissement de Téhéran. S’appuyant sur une communauté turkmène sunnite de 80 000 personnes et une aide passée (400 tonnes de blé après l’explosion du port de Beyrouth en 2020), la Turquie a intensifié son empreinte économique. Ses exportations, tombées de 1 milliard de dollars avant 2011 à 700 millions en 2023, reprennent via des accords avec des sunnites proches de Saad Hariri, figure pro-occidentale mais pragmatique face à Erdogan. En 2024, Ankara a couvert 15 % des besoins en blé du Liban, tandis que des entreprises comme Rönesans Holding et Limak ciblent 50 millions de dollars de contrats pour reconstruire écoles, routes et hôpitaux dans le sud et la Bekaa, régions dévastées par les bombardements israéliens. Cependant, cette présence économique se heurte à une concurrence saoudienne – relancée par la visite de Joseph Aoun à Riyad le 3 mars 2025 – et à des résistances locales : les chiites pro-Hezbollah et les chrétiens maronites dénoncent une tentative de domination turque dans un pays au confessionnalisme fragile.

Cette omniprésence régionale illustre une ambition claire : Erdogan veut faire de la Turquie un architecte des crises, capable de façonner les résultats à ses portes. Mais chaque intervention – militaire en Syrie, économique au Liban, stratégique au Haut-Karabagh – tend les relations avec ses voisins et ses alliés traditionnels, exposant Ankara à des représailles ou à un isolement croissant.

L’expansionnisme d’Erdogan : néo-ottomanisme et Frères musulmans

Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, Recep Tayyip Erdogan a réorienté la politique étrangère turque avec une audace qui tranche avec l’ère kémaliste d’alignement docile sur l’Occident. Sa vision, souvent qualifiée de « néo-ottomane », mêle nostalgie de l’Empire ottoman – qui dominait le Moyen-Orient, les Balkans et le Caucase jusqu’en 1918 – et pragmatisme géopolitique moderne. « Nous ne pouvons rester spectateurs des événements dans nos anciennes terres », déclarait-il en novembre 2020 à propos de l’intervention en Libye, une ancienne province ottomane. Cette doctrine s’appuie sur une armée modernisée, forte de 355 000 hommes et d’un budget de défense de 15 milliards de dollars en 2024, soit la deuxième de l’OTAN après les États-Unis en termes d’effectifs. L’industrie militaire turque, portée par des fleurons comme Baykar (fabricant des drones Bayraktar), a vu ses exportations grimper à 4,5 milliards de dollars en 2023, avec des clients allant de l’Ukraine au Qatar.

Mais cet expansionnisme ne se limite pas au hard power : il est profondément teinté d’islam politique, incarné par le soutien indéfectible d’Erdogan aux Frères musulmans. Issu lui-même du Parti du bien-être dans les années 1990, un mouvement islamiste turc, Erdogan partage l’idéologie des Frères, fondée sur une vision sunnite conservatrice et une quête de pouvoir par les urnes. Ce lien s’est cristallisé sous Mohamed Morsi, président égyptien issu des Frères musulmans entre juin 2012 et juillet 2013. Durant ce bref mandat, la Turquie a investi 2 milliards de dollars dans l’économie égyptienne – prêts, projets d’infrastructure – et offert un appui diplomatique fervent, rêvant d’un axe Ankara-Le Caire qui aurait pu redessiner le monde sunnite. Erdogan voyait en Morsi un allié naturel pour contrer l’Arabie saoudite et les Émirats, monarchies hostiles aux Frères. Le coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi en juillet 2013, soutenu par Riyad et Abou Dhabi, a brisé ce projet. La Turquie a réagi en accueillant des dizaines de cadres exilés des Frères, hébergeant des chaînes satellitaires comme Al-Sharq pour diffuser leur propagande anti-Sissi, et en dénonçant régulièrement le régime égyptien comme « illégitime ». Cette brouille a transformé l’Égypte en ennemie jurée, une rupture qui persiste encore en 2025.

En Syrie, cet engagement islamiste trouve un écho avec Hayat Tahrir al-Sham (HTS), dont le chef Ahmed al-Sharaa, malgré un passé djihadiste lié à Al-Qaïda, partage une filiation idéologique avec les Frères musulmans. Depuis la prise de Damas en décembre 2024, HTS s’est efforcé de modérer son image, abolissant les taxes islamiques dans les zones conquises et promettant une gouvernance inclusive sous la supervision turque. Erdogan y voit une opportunité : en soutenant HTS, il positionne la Turquie comme un « champion du sunnisme », défiant l’Iran chiite – dont l’influence s’est effondrée avec Assad – et les monarchies du Golfe, qui craignent un retour des Frères dans la région. Cette stratégie, combinée à une projection militaire et économique, alimente les soupçons d’un agenda visant à ressusciter une hégémonie ottomane modernisée, adaptée au XXIe siècle. Mais elle tend aussi les relations régionales : l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats accusent Ankara de déstabilisation, tandis que les Kurdes syriens et les minorités alaouites redoutent une domination sunnite imposée par la force.

Le soft power turc : une influence à plusieurs visages

Si le hard power turc impressionne sur les champs de bataille, son soft power opère en coulisses avec une efficacité redoutable. Économiquement, Ankara s’est imposée comme un acteur majeur en Afrique, où ses exportations ont atteint 8 milliards de dollars en 2024, doublant en une décennie grâce à des produits comme les textiles, les machines agricoles et les matériaux de construction. Au Liban, ce levier économique est tout aussi stratégique : les exportations turques, bien que réduites à 700 millions de dollars en 2023 contre 1 milliard avant la guerre civile syrienne, reprennent grâce à des partenariats avec des hommes d’affaires sunnites. En Syrie, la Turquie investit dans la reconstruction post-Assad, ciblant des projets d’infrastructure à Alep et Damas pour un montant initial de 500 millions de dollars d’ici fin 2025.

Un axe clé de cette influence est la réhabilitation de la ligne de chemin de fer Constantinople-Hedjaz, un vestige ottoman de 1 900 km reliant Istanbul à La Mecque via Damas, Amman et Médine. Construite entre 1900 et 1908 sous le sultan Abdulhamid II pour faciliter le pèlerinage du Hajj et renforcer l’unité sunnite, cette voie a été largement abandonnée après la Première Guerre mondiale, endommagée par les révoltes arabes et les bouleversements politiques. En février 2025, la Turquie a signé un accord historique avec la Syrie et la Jordanie pour restaurer 600 km entre Alep et Amman, avec un budget initial de 1,2 milliard de dollars, financé par des investisseurs turcs et qataris. Les travaux, confiés à des entreprises comme TAV et Kalyon, devraient s’achever d’ici 2028, avec des rames modernes capables de transporter 2 millions de tonnes de marchandises et 500 000 pèlerins par an. Une extension vers La Mecque est envisagée d’ici 2030, en partenariat avec l’Arabie saoudite – un projet de 3 milliards de dollars qui nécessitera une détente diplomatique avec Riyad, encore méfiante face à l’influence turque.

Cette initiative rappelle la stratégie chinoise des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative). Comme Pékin, qui a investi 1 000 milliards de dollars depuis 2013 pour relier l’Asie à l’Europe via des corridors ferroviaires et maritimes, Ankara utilise les infrastructures pour projeter son influence économique et culturelle. La ligne Constantinople-Hedjaz vise à relier des marchés sunnites – Syrie, Jordanie, Arabie saoudite – tout en ravivant un mythe ottoman fédérateur. Elle offre à la Turquie un accès direct aux pèlerins du Hajj, un marché de 2 millions de fidèles annuels générant 8 milliards de dollars pour l’Arabie saoudite, et positionne Ankara comme un acteur clé dans le commerce régional. À terme, des extensions vers Bagdad ou le golfe Persique pourraient concurrencer les routes chinoises, bien que les ressources turques (PIB de 905 milliards de dollars en 2024) soient bien inférieures à celles de Pékin (18 000 milliards). Cette ambition infrastructurelle, si elle aboutit, pourrait transformer la Turquie en un hub logistique et spirituel, renforçant son emprise sur le monde musulman.

Sur le plan culturel, les séries télévisées turques comme Diriliş: Ertuğrul ou Kuruluş: Osman, diffusées au Liban sur LBCI et en Syrie sur des chaînes locales, captivent des dizaines de millions de téléspectateurs. Ces productions, souvent financées par des fonds publics, glorifient l’héritage ottoman et présentent Erdogan comme un héritier spirituel des sultans, séduisant des populations sunnites nostalgiques d’un passé idéalisé. En 2024, ces séries ont généré 1 milliard de dollars de revenus à l’exportation, surpassant Hollywood dans certains marchés arabes. Religieusement, la Turquie déploie une diplomatie active : elle forme des imams en Somalie (500 diplômés par an via l’université d’Ankara), finance des mosquées au Kosovo (30 construites depuis 2010 pour 50 millions de dollars) et soutient des écoles coraniques en Asie centrale à travers l’Organisation des États turciques, qu’elle domine avec l’Azerbaïdjan. Au Liban, des ONG comme la Fondation Diyanet ont investi 15 millions de dollars depuis 2020 dans des mosquées et centres éducatifs sunnites à Tripoli et Saïda, tandis qu’en Syrie, l’aide humanitaire – 300 000 tonnes de biens distribuées depuis décembre 2024 – promeut un modèle sunnite modéré sous HTS.

Ce soft power, mêlant économie, culture et religion, n’est pas sans résistances. Au Liban, chiites et chrétiens dénoncent une tentative de déséquilibrer le confessionnalisme local, tandis qu’en Syrie, les Kurdes et les alaouites rejettent un agenda sunnite perçu comme oppressif. Dans le monde arabe, les pays hostiles aux Frères musulmans – Égypte, Arabie saoudite – craignent que cette influence ne ravive des mouvements islamistes, alimentant une méfiance qui limite les ambitions turques.

Tensions à tous les étages : UE, OTAN et pays arabes dans le viseur

L’ambition turque ne passe pas inaperçue, et elle irrite profondément. Avec l’Union européenne, les relations sont au point mort depuis 2016. La candidature turque à l’UE, ouverte en 2005, est gelée, et les tensions ont culminé en 2020 avec les prospections gazières turques en Méditerranée orientale. Ces explorations, menées par les navires Oruç Reis et Barbaros, ont revendiqué des zones disputées par la Grèce et Chypre, frôlant un conflit armé lorsque des frégates turques ont affronté des navires grecs près de Kastellorizo. « La Turquie doit choisir : partenaire ou adversaire », avertissait Emmanuel Macron en septembre 2020, un ultimatum resté sans réponse. L’UE, divisée entre la fermeté française et la prudence allemande – Berlin craignant une rupture avec un pays clé pour les migrants – a imposé des sanctions symboliques en 2021 (gels d’actifs de cadres turcs), mais reste impuissante face à Ankara. Erdogan, lui, reproche à Bruxelles son « hypocrisie » : les 6 milliards d’euros promis en 2016 pour gérer les 3,6 millions de réfugiés syriens n’ont été que partiellement versés, renforçant son discours nationaliste anti-occidental.

Dans l’OTAN, la Turquie est un allié ambigu. L’achat de systèmes antiaériens russes S-400 en 2017, pour 2,5 milliards de dollars, a valu à Ankara son exclusion du programme F-35 américain, une perte estimée à 9 milliards de dollars pour son industrie aéronautique. Son veto à l’adhésion de la Suède à l’OTAN, maintenu jusqu’en mars 2024 en échange de concessions sur les extraditions de militants kurdes, a exaspéré ses partenaires. Pourtant, la Turquie reste indispensable : ses bases aériennes d’Incirlik et de Konya, utilisées pour des frappes contre Daech, et sa position stratégique sur la mer Noire en font un rempart contre la Russie. Cette dualité – alliée précieuse mais imprévisible – complique les relations avec l’Alliance, qui hésite entre sanctions et apaisement.

Avec les pays arabes, les tensions sont tout aussi palpables. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, farouchement opposés aux Frères musulmans, voient en Erdogan un rival idéologique et géopolitique. Le boycott saoudien des produits turcs, lancé en 2020 après des différends sur le meurtre de Jamal Khashoggi, a coûté à Ankara 3 milliards de dollars d’exportations annuelles, tandis que les Émirats ont financé des factions anti-turques en Libye et en Syrie. L’Égypte, depuis le coup d’État contre Morsi en 2013, reste un adversaire implacable : Le Caire accuse Ankara de soutenir des groupes islamistes dans le Sinaï et de déstabiliser la région via ses bases en Somalie et au Soudan. En Syrie, la victoire turque sur Assad en décembre 2024 a exacerbé ces frictions : l’Iran, qui a perdu son principal allié arabe, accuse Ankara de collusion avec Israël et les États-Unis pour démanteler l’ »axe de la résistance », bien que ces allégations restent sans preuves tangibles. Téhéran, affaibli par la mort de 5 000 combattants pro-iraniens dans l’effondrement d’Assad, menace des représailles via des milices en Irak, tandis que la Russie, cantonnée à ses bases côtières de Tartous et Lattaquié, doit négocier avec une Turquie désormais dominante à Damas. Ces tensions, conjuguées à une rhétorique sunnite unificatrice, isolent Ankara dans le monde arabe, malgré ses appels à la solidarité musulmane.

Les élections turques : un levier pour la politique étrangère ?

Les élections présidentielles et législatives de mai 2023 ont conforté Erdogan au pouvoir avec 52 % des voix, malgré une économie vacillante – inflation à 61 % en 2024, chômage à 13 %, livre turque dévaluée de 80 % depuis 2018. Ce scrutin a renforcé sa légitimité pour pousser ses ambitions géopolitiques : « La victoire d’Erdogan est celle d’une Turquie forte », clamait son parti, l’AKP, en mobilisant le nationalisme. Chaque succès militaire – Haut-Karabagh en 2020, chute d’Assad en 2024 – dope sa popularité auprès des électeurs conservateurs et nationalistes, compensant les échecs internes comme la crise énergétique (80 % des importations de gaz dépendent de la Russie et de l’Iran) ou la hausse des prix alimentaires (+75 % entre 2022 et 2024). La prise de Damas par HTS, célébrée comme une « libération » dans les médias turcs, a offert à Erdogan un triomphe symbolique, même si les coûts de la reconstruction syrienne (estimés à 300 milliards de dollars par l’ONU) pourraient peser sur une économie déjà fragile.

Mais les municipales de mars 2024 ont révélé des fissures : l’opposition, menée par le CHP, a repris Istanbul et Ankara, deux bastions économiques représentant 40 % du PIB turc. Ces défaites, portées par une jeunesse urbaine lassée de l’autoritarisme et des difficultés économiques, signalent une érosion du soutien populaire. Le CHP, sous Kemal Kilicdaroglu puis Özgür Özel depuis novembre 2023, prône une politique étrangère moins agressive, axée sur la réconciliation avec l’UE et les voisins arabes, ainsi qu’une réduction des aventures militaires coûteuses. Une alternance en 2028 – prochaine présidentielle – pourrait ramener la Turquie à une diplomatie plus classique, recentrée sur les intérêts économiques internes rather than les rêves impériaux. Pour l’heure, Erdogan use des urnes comme d’un levier pour justifier son expansionnisme : la Syrie post-Assad est devenue un argument électoral, un symbole de puissance à brandir face à une population divisée.

La guerre en Ukraine : une partition délicate

Dans la guerre en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, la Turquie joue un double jeu magistral qui illustre son pragmatisme géopolitique. D’un côté, elle soutient Kiev avec des drones Bayraktar TB2, qui ont détruit plus de 200 blindés russes lors des premières phases du conflit, selon des estimations ukrainiennes. Ces drones, vendus à hauteur de 500 millions de dollars entre 2022 et 2024, ont propulsé l’industrie turque sur la scène mondiale, attirant des clients comme la Pologne et le Maroc. Ankara a aussi fermé le Bosphore et les Dardanelles aux navires de guerre russes dès mars 2022, invoquant la convention de Montreux de 1936, une décision qui a limité les renforts navals de Moscou en mer Noire. En juillet 2022, elle a co-négocié avec l’ONU l’accord sur les céréales ukrainiennes, permettant l’exportation de 33 millions de tonnes de blé et maïs avant son expiration en juillet 2023, un succès diplomatique qui a renforcé son image de médiatrice.

D’un autre côté, la Turquie refuse catégoriquement les sanctions occidentales contre la Russie, son premier fournisseur de gaz naturel (45 % des importations, soit 20 milliards de mètres cubes en 2024) et un partenaire commercial clé – 8 milliards de dollars d’échanges bilatéraux en 2023. Les exportations turques vers la Russie ont bondi de 50 % depuis 2022, atteignant 5 milliards de dollars, alimentées par des produits agricoles et industriels qui contournent les sanctions via des intermédiaires comme la Géorgie. Cette neutralité économique a permis à Ankara de maintenir des relations cordiales avec Moscou, même après la perte de la Syrie, où la Russie conserve ses bases côtières mais doit désormais composer avec l’hégémonie turque à Damas.

En mars 2025, des rumeurs circulent sur une médiation russo-américaine à Istanbul, orchestrée par Erdogan pour négocier un cessez-le-feu en Ukraine. Cette initiative, si elle se concrétise, pourrait consacrer la Turquie comme un pont entre l’Est et l’Ouest, une ambition qu’Erdogan répète depuis des années : « Nous sommes les seuls à pouvoir parler à tout le monde », déclarait-il en janvier 2025 lors d’un sommet à Antalya. Mais ce double jeu comporte des risques : la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, conjuguée à la pression de l’OTAN pour une ligne plus dure, place Ankara dans une position vulnérable. Une escalade du conflit ou une rupture avec Moscou pourrait exposer ses faiblesses, tandis que la perte d’Assad a déjà fragilisé l’équilibre avec la Russie, qui pourrait chercher à regagner du terrain via des proxies en Syrie ou au Caucase.

Une ambition à double tranchant

Le rôle croissant de la Turquie dans les conflits régionaux est une réalité tangible. En Syrie, elle a renversé Assad et façonne un régime sunnite pro-turc sous HTS, exploitant l’effondrement iranien et russe pour imposer son agenda. Au Liban, elle relance son influence économique avec des exportations et des contrats de reconstruction, tandis que la ligne Constantinople-Hedjaz, à l’image des Nouvelles routes de la soie chinoises, projette son soft power jusqu’à La Mecque. Son soutien historique aux Frères musulmans, ses rêves égyptiens brisés sous Morsi et son double jeu en Ukraine illustrent un néo-ottomanisme audacieux, porté par une armée redoutable et une industrie en plein essor.

Mais cette montée en puissance n’est pas sans coût. Les tensions avec l’UE, l’OTAN et les pays arabes s’accumulent : la Grèce menace de porter les différends méditerranéens devant la Cour internationale de Justice, l’OTAN envisage des exercices conjoints excluant Ankara, et l’Arabie saoudite resserre ses liens avec la Russie pour contrer l’influence turque. À l’intérieur, les défis économiques – une dette extérieure de 450 milliards de dollars en 2024, soit 50 % du PIB – et les divisions politiques fragilisent ce colosse. Les élections futures pourraient freiner cette trajectoire : une opposition renforcée par les échecs internes pourrait prôner un retour à une diplomatie moins aventureuse, axée sur la stabilité plutôt que la grandeur.

Pour l’instant, la Turquie avance, défiant les pronostics sur un fil ténu. Son succès dépendra de sa capacité à transformer ses victoires militaires – Syrie, Haut-Karabagh – et ses projets ambitieux – ligne Hedjaz – en gains durables, tout en surmontant une opposition régionale croissante et une économie vacillante. Erdogan joue gros : un triomphe pourrait faire d’Ankara un pivot incontournable du XXIe siècle, mais un faux pas risquerait de précipiter ce géant dans une chute aussi spectaculaire que son ascension.

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