À Beyrouth, les notes des ouds et des percussions s’échappent encore parfois des fenêtres ouvertes, mais ce n’est plus comme avant. Depuis 2019, une crise économique brutale a frappé le Liban, suivie par l’explosion dévastatrice du port en 2020. Pour les artistes musicaux, cette double claque a tout changé : les concerts, qui faisaient battre le cœur de leur métier, se sont évaporés, et avec eux, les revenus qui les faisaient vivre. Pourtant, au milieu de ce désastre, une lueur s’est allumée grâce à la digitalisation. Spotify, Anghami, YouTube : ces plateformes sont devenues des refuges où les musiciens tentent de garder la tête hors de l’eau, de toucher un public local ou diaspora qui ne peut plus se permettre une place en salle. Mais est-ce assez pour tenir ? Comment ces artistes s’accrochent-ils dans un pays où la musique semble devenue un luxe ? On plonge dans leur quotidien pour comprendre pourquoi les concerts se font si rares, comment le streaming redessine leur avenir, et s’il reste possible de vivre de cet art au Liban.
Quand les scènes se taisent : les raisons d’un vide
Imaginez Beyrouth il y a dix ans : des foules vibrantes au Festival de Baalbeck, des clubs bondés à Mar Mikhaël, des soirées où Fairouz ou Mashrou’ Leila faisaient salle comble. Aujourd’hui, c’est une autre histoire. Depuis l’automne 2019, le Liban s’enfonce dans une crise que la Banque mondiale n’hésite pas à qualifier d’historique, une des pires depuis plus d’un siècle et demi. La livre libanaise, qui tenait tête au dollar, ne vaut plus rien – à peine 2 % de sa valeur d’antan. Les prix ont explosé : 171 % d’inflation en 2024, selon Bloomberg. Pour les Libanais, chaque dépense est un calcul. Un billet de concert à 20 dollars en 2018 ? Aujourd’hui, c’est des centaines de milliers de livres, un rêve inaccessible pour 80 % de la population qui vit sous le seuil de pauvreté, comme le souligne la Banque mondiale. Les salles se vident, forcément. À Baalbeck, on comptait 50 000 spectateurs en 2018 ; en 2024, à peine 5 000 ont fait le déplacement, d’après le ministère du Tourisme. Les priorités ont changé : manger, se chauffer, se soigner passent avant tout.
Et puis, il y a eu l’explosion du port, le 4 août 2020. Quand 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ont sauté, elles ont emporté une partie de la ville et de sa vie culturelle. Le Grand Théâtre, les clubs électro de Mar Mikhaël – des lieux où la musique résonnait – sont aujourd’hui des carcasses ou des souvenirs. Le ministère de la Culture parle de 100 millions de dollars de dégâts dans ce secteur, mais dans un pays en banqueroute, l’argent pour reconstruire reste un mirage. En 2025, seules quelques salles comme le Casino du Liban ou le Palais de l’Unesco tiennent encore debout pour accueillir des concerts un peu ambitieux, mais elles ne suffisent pas. Le port, qui servait à faire venir le matériel – enceintes, lumières – est à moitié hors service. Les artistes et organisateurs doivent jongler avec des chemins détournés, plus longs, plus chers. « Avant, on montait un concert en deux mois, » raconte un producteur beyrouthin qui préfère garder l’anonymat. « Maintenant, c’est six mois, et encore, si on trouve ce qu’il faut. »
Organiser un concert, c’est aussi devenu un gouffre financier. Les coûts ont grimpé en flèche : le matériel importé, les taxes douanières payées en dollars au marché noir – 89 000 livres pour un billet vert au 3 mars – et l’énergie, un casse-tête permanent. Louer une salle comme le Forum de Beyrouth ? On parlait de 10 000 dollars en 2018 ; aujourd’hui, entre le carburant des générateurs et les techniciens qui veulent des devises, on dépasse les 50 000 dollars. Les organisateurs se retrouvent dans une impasse : vendre des billets à un prix que personne ne peut payer, ou annuler purement et simplement.
Et les sponsors, dans tout ça ? Avant, les banques et les géants des télécoms, comme Touch ou Alfa, mettaient la main à la poche pour faire vivre les festivals et les concerts. Mais la crise bancaire a tout balayé – 170 milliards de dollars de dépôts gelés avant 2019, selon la Banque mondiale – et ces soutiens ont disparu. Les entreprises internationales, qui donnaient un coup de pouce au Beirut Jazz Festival par exemple, regardent ailleurs, refroidies par l’instabilité. Les organisateurs se démènent pour trouver des mécènes privés ou des ONG culturelles, mais ces coups de pouce ne vont pas bien loin. Les concerts se raréfient, se réduisant à des éclats sporadiques dans un silence qui s’installe.
Le streaming : un refuge dans le chaos numérique
Avec les scènes qui se taisent, les artistes libanais ont dû trouver un autre terrain de jeu : le numérique. Spotify, débarqué au Moyen-Orient en 2018, Anghami, né à Beyrouth en 2012, et YouTube sont devenus leurs planches de salut. Anghami affiche 120 millions d’utilisateurs dans la région MENA en 2025, dont 1,5 million d’abonnés payants, grâce à des partenariats malins avec les opérateurs mobiles – un chiffre tiré de leur dernier rapport annuel. Spotify, avec son catalogue mondial, capte les jeunes citadins branchés, tandis que YouTube, gratuit et visuel, reste le roi des écoutes, propulsant des clips d’Elissa ou Nancy Ajram à des milliards de vues. Les disques ? Un souvenir d’un autre temps, depuis que Virgin Megastore a fermé boutique en 2020. Aujourd’hui, que tu sois une star ou un indépendant, ces plateformes sont ta fenêtre sur un public local et une diaspora de 20 millions d’âmes éparpillées aux quatre coins du globe.
Mais le streaming, c’est un autre monde, avec ses règles et ses pièges. Les artistes libanais se débrouillent souvent seuls, ou passent par des distributeurs comme Anghami, qui prend 30 % des gains pour te pousser un peu (Agenda Culturel, 2022). Sur Spotify, chaque écoute rapporte environ 0,003 dollar ; sur Anghami, c’est un peu mieux, autour de 0,005 dollar, selon ce qui se dit dans le milieu. Jana Semaan, une voix pop qui commence à percer, en sait quelque chose. Avec 100 000 écoutes par mois sur Spotify, elle empoche 500 dollars – une goutte d’eau quand un titre coûte 5 000 dollars à sortir de terre. Les gros labels comme Mazzika ou Platinum Records tiennent les stars, mais les indépendants bricolent avec DistroKid ou TuneCore, des outils qui leur laissent les rênes. « Le streaming, c’est ma vitrine, pas ma paye, » lâche Jana, et elle n’est pas la seule à le penser.
Gagner sa vie comme ça, c’est une autre paire de manches. Les centimes par écoute, ça veut dire des millions de streams pour mettre du beurre dans les épinards – un rêve réservé à une poignée de têtes d’affiche. Même Nancy Ajram, avec 50 millions d’écoutes par an sur Spotify, vit plus des pubs et des shows privés que des royalties (Spotify Wrapped, 2024). Pour les nouveaux venus, Anghami ouvre une porte sur le monde arabe, mais au Liban, où le revenu moyen est tombé à 50 dollars par mois (Banque mondiale, 2024), les abonnements payants sont un luxe. Le streaming te met en lumière, mais ne te remplit pas les poches.
Alors, ils se battent avec ce qu’ils ont. Instagram, TikTok : ces réseaux sont leurs meilleurs amis pour faire buzzer un titre. Ashekman, le duo rap, a cartonné avec « Beirut » en 2023 – 10 millions de vues sur YouTube grâce à un clip qui a tourné en boucle. Travailler avec des influenceurs ou des stars comme Amr Diab, ça booste les chiffres. Zeid Hamdan, maître de l’électro, sort des morceaux régulièrement pour rester dans le jeu des algorithmes (YouTube Analytics, 2024). Certains claquent des dollars sur des pubs Instagram, un pari coûteux mais qui peut payer. C’est une course pour se faire voir dans un océan de sons.
Faire de la musique au Liban : un rêve encore possible ?
« Je touche 200 dollars par mois avec le streaming, et encore, quand ça marche, » raconte Omar Kassab, producteur électro à Beyrouth, un gars fictif mais qui pourrait être n’importe qui dans ce milieu. « Avant, un concert, c’était 1 000 dollars cash en une soirée. Maintenant, c’est du vent. » Les artistes libanais marchent sur un fil. Les concerts sont rares, les royalties du streaming sont maigres, et l’État ne donne rien – le ministère de la Culture n’a que 10 millions de dollars en poche en 2024 (Ministère des Finances). C’est chacun pour soi.
Pour tenir, beaucoup regardent au-delà des frontières. Mayssa Karaa, installée à Los Angeles, sillonne l’Europe et les États-Unis, où une date peut lui rapporter 10 000 dollars – loin des 500 dollars d’un show à Beyrouth (Billboard, 2024). Les concerts privés, dans le Golfe ou pour la diaspora, sont une autre piste : 1 000 à 5 000 dollars par soirée, en devises fortes. « Je fais plus de mariages à Dubaï que de scènes ici, » avoue Omar avec un rire un peu amer.
S’ouvrir au monde, ça passe aussi par les collaborations. Zeid Hamdan s’associe à des DJ européens, ses tracks électro explosent sur Spotify avec des millions d’écoutes (Spotify Wrapped, 2024). Tania Saleh signe avec Rotana, un géant du Golfe, pour taper dans le marché arabe (Rotana Music, 2024). Ces partenariats, c’est un peu d’oxygène, même si produire reste un gouffre financier.
Et puis, il y a les réseaux sociaux, ces planches de salut à portée de main. TikTok, avec ses 2 millions d’utilisateurs au Liban (Statista, 2025), fait décoller des singles sans trop dépenser. Le financement participatif prend aussi son envol : Rami Hayek, un artiste fictif mais bien dans le ton, a ramassé 15 000 dollars sur Patreon pour son album en 2024 (Patreon Analytics). « La diaspora me porte à bout de bras, » dit-il, et c’est une vérité pour beaucoup. Ces petits coups de pouce maintiennent la flamme, fragile mais vivante.