Il est difficile de comprendre les enjeux stratégiques géopolitiques surtout au Moyen-Orient si l’on n’analyse pas les relations inter-conflits internationaux, leurs interconnexions stratégiques et leurs conséquences locales.
La déviation stratégique, qui consiste à amener l’adversaire à faire des choix ou des mouvements qui le désavantagent, peut être vue comme une forme de manipulation subtile de la situation, souvent sans confrontation directe. Dans les échecs et les arts martiaux, bien que ce concept ne porte pas un nom unique et universellement reconnu, des termes ou principes associés en décrivent des aspects spécifiques.
Dans les échecs, la notion de « déviation stratégique » peut se rapprocher de plusieurs concepts liés à la manipulation indirecte des pièces et des positions adverses. La notion d’« affaiblissement des cases-clés » telle que prônée par le Grand Maitre des Echecs Aron Nimzovitch dans son livre « Mon Système » souligne l’importance de pousser l’adversaire à compromettre ses structures, comme dans les situations où une attaque ciblée force des mouvements défensifs qui affaiblissent des cases stratégiques.
Un autre concept pertinent est celui de « piège », où le joueur prépare une position dans laquelle l’adversaire est amené à faire un coup apparemment logique, mais qui mène à un désavantage tactique ou stratégique. Cette déviation des intentions de l’adversaire peut être comparée à un jeu de patience et de manipulation, où l’on crée l’illusion d’une situation favorable pour l’autre, pour mieux le surprendre ensuite.
Dans les arts martiaux, la déviation stratégique est un principe fondamental, particulièrement dans les disciplines comme le Jiu Jitsu brésilien, où l’idée centrale est de profiter de la force de l’adversaire contre lui-même. Le terme de « repli tactique » ou « déviation » est souvent utilisé pour décrire des mouvements qui exploitent les attaques de l’adversaire en les redirigeant ou en les déséquilibrant plutôt que de les contrer frontalement. Par exemple, dans le Judo, il existe la notion de « kuzushi » (déséquilibre), qui consiste à créer un déséquilibre chez l’adversaire, puis à exploiter ce moment pour le projeter ou le soumettre.
Le « contre » dans les arts martiaux, qu’il soit sous forme de « contre-attaque » ou « contre-mouvement », est également lié à cette idée de déviation stratégique. Il s’agit de répondre aux attaques de l’adversaire en utilisant sa propre énergie et mouvement à son avantage, en le redirigeant pour que sa force soit utilisée contre lui-même. Dans ces contextes, l’accent est mis sur l’efficacité plutôt que sur la force brute, ce qui est la clé de la stratégie de déviation.
Bien que la déviation stratégique ne porte pas de nom propre universellement reconnu dans ces domaines, elle repose sur des principes de manipulation des forces en présence, de mise en place de pièges, et d’utilisation subtile de la dynamique entre les acteurs pour prendre l’avantage.
Finalement la stratégie du Jiu Jitsu repose sur un principe fondamental : utiliser la force et les mouvements de l’adversaire à son propre avantage. L’objectif est de le déséquilibrer, de l’amener à faire un mouvement défavorable, souvent sans qu’il en soit pleinement conscient. Bien que cette approche soit traditionnellement associée à un art martial, elle peut être appliquée à des domaines aussi variés que le jeu d’échecs et la géopolitique.
Dans la géopolitique, la stratégie du Jiu Jitsu fonctionne de manière similaire, mais à une échelle beaucoup plus large et plus complexe. L’idée est d’utiliser les actions des grandes puissances contre elles-mêmes, en exploitant leurs faiblesses et en les incitant à prendre des décisions qui se retournent contre leurs intérêts à long terme. Cela peut se traduire par des actions indirectes, des manœuvres diplomatiques ou des alliances stratégiques qui semblent innocentes ou même bénéfiques, mais qui, en réalité, piègent l’adversaire.
Un exemple classique est celui des États-Unis et de la guerre en Afghanistan. L’URSS, en entrant en Afghanistan dans les années 1980, pensait pouvoir stabiliser un gouvernement ami et renforcer son influence dans la région. Cependant, les États-Unis ont soutenu les moudjahidines afghans, non seulement pour contrer la menace soviétique, mais aussi en sachant que cet engagement militaire représenterait un fardeau à long terme pour l’URSS. L’URSS a été attirée dans un conflit prolongé, épuisant ses ressources et exacerbant ses faiblesses économiques et militaires, une stratégie indirecte qui a finalement contribué à son effondrement.
De même, les alliances géopolitiques peuvent aussi fonctionner comme une forme de Jiu Jitsu. Un acteur peut inciter un autre à prendre une position plus forte ou plus risquée, pour ensuite exploiter cette situation. Par exemple, dans le contexte du Moyen-Orient, certains pays ont incité des puissances étrangères à s’impliquer dans des conflits locaux, tout en sachant que ces interventions seraient coûteuses et déstabilisatrices, permettant ainsi à ces pays de prendre un avantage stratégique à long terme. Tant que la Russie n’était pas impliquée dans une guerre, il était facile pour elle de se concentrer sur une lutte anti-islamiste en Syrie. C’est la guerre en Ukraine qui vient déstabiliser les forces russes.
La stratégie du Jiu Jitsu géopolitique repose sur l’art de manipuler les relations internationales de manière subtile, en jouant sur les vulnérabilités et les ambitions des puissances rivales. L’objectif n’est pas d’affronter directement la force de l’adversaire, mais de créer des situations où il est contraint de faire des choix qui finissent par affaiblir sa position tout en renforçant la sienne. C’est une approche indirecte, qui privilégie l’intelligence stratégique et la patience, dans le but de renverser les rapports de force à son avantage.
La guerre en Ukraine : une priorité qui déstabilise la Russie
Depuis le début du conflit en Ukraine, la Russie concentre l’essentiel de ses efforts sur un théâtre d’opérations qui mobilise ses ressources humaines et matérielles de façon massive. Cette priorité a éclipsé d’autres engagements militaires, notamment en Syrie, où Moscou avait joué un rôle clé dans le soutien au régime de Bachar el-Assad. Le déplacement stratégique provoqué par la guerre en Ukraine soulève des interrogations sur les capacités de la Russie à maintenir son influence dans d’autres régions, en particulier au Moyen-Orient. L’adage « On ne peut skier sur deux montagnes en même temps » semble bien adapté à cette situation.
En focalisant ses efforts sur l’Ukraine, Vladimir Poutine semble avoir renoncé à jouer un rôle de premier plan en Syrie. La Syrie, dévastée par plus d’une décennie de guerre civile, dépendait largement de l’appui militaire et diplomatique russe pour tenir face aux forces islamistes et à d’autres oppositions armées. Mais Assad a abandonné, son armée se retire rapidement de fronts stratégiques, notamment à Alep, Hama, Homs et même Damas, laissant les forces islamistes prendre le pouvoir.
Une redistribution des ressources russes
La guerre en Ukraine, marquée par une confrontation directe avec l’Occident, constitue une menace existentielle pour la Russie. Ce conflit mobilise une part substantielle des forces militaires russes, y compris des unités qui étaient auparavant déployées en Syrie.
En plus des contraintes militaires, les sanctions économiques internationales imposées à la Russie ont réduit ses capacités à financer des opérations extérieures coûteuses. Dans ce contexte, la Syrie est devenue une priorité secondaire, malgré son importance stratégique en tant que levier d’influence au Moyen-Orient. Moscou semble avoir fait le choix de concentrer ses ressources sur l’Ukraine, abandonnant Assad.
Assad face à une désertion russe
Le retrait progressif de la Russie en Syrie pour soutenir le front ukrainien a contraint le régime syrien à adopter une posture défensive et, dans certains cas, à céder des territoires sans opposition. L’absence d’un soutien aérien et logistique russe a laissé un vide que les forces islamistes ont rapidement exploité, s’emparant de plusieurs zones stratégiques.
Ce retrait soulève plusieurs questions fondamentales :
- Pourquoi la Russie a-t-elle abandonné Assad ?
Les priorités russes en Ukraine laissent peu de place à des engagements prolongés en Syrie. Moscou a peut-être estimé que ses intérêts immédiats en Ukraine justifiaient de sacrifier son influence en Syrie. - Le régime Assad peut-il survivre sans la Russie ?
Privé du soutien russe, Assad pourrait chercher d’autres alliés, mais les options étaient limitées. L’Iran, bien que présent en Syrie, ne peut pas compenser la puissance militaire et diplomatique de la Russie. - Un risque de déstabilisation régionale ?
En laissant les islamistes prendre le contrôle de Damas, cela pourrait entraîner une recrudescence des tensions régionales, affectant des pays voisins comme le Liban, la Jordanie et Israël ainsi que potentiellement contre les minorités en Syrie.
Une stratégie d’abandon ou une réorganisation ?
Le retrait des troupes syriennes peut également s’interpréter comme une tentative de redéployer les forces restantes sur des positions plus stratégiques notamment en région alaouite. Cependant, la rapidité et l’ampleur de ce retrait suggèrent un manque de coordination et une perte de contrôle progressive. La Russie, en se désengageant, a laissé Assad dans une position perdante, tandis que les forces islamistes se sont renforcées dans toutes les régions.
Dans un contexte mondial marqué par des bouleversements géopolitiques, la guerre en Ukraine agit comme une diversion stratégique qui affaiblit la capacité de la Russie à maintenir ses engagements dans d’autres régions clés. Assad, autrefois un allié crucial dans le cadre de l’expansion de l’influence russe au Moyen-Orient, se retrouve isolé et contraint de prendre des décisions désespérées de retrait total.
Les conséquences de la chute d’Assad dans la politique internationale
En politique internationale, ce qui prime, ce ne sont ni les idéaux ni les valeurs morales, mais avant tout les intérêts et les résultats. Et les résultats sont déjà là, bien visibles, dans une série de changements géopolitiques qui redéfinissent l’équilibre des pouvoirs à l’échelle mondiale.
Le Qatar, acteur majeur dans la production de gaz naturel, exportera enfin son gaz vers l’Europe, un projet qui semblait impossible tant que Bachar al-Assad, avec le soutien de la Russie, s’y opposait fermement. La chute du régime syrien, et la transition qui en découle, ouvre la voie à ce pipeline tant désiré. L’Europe, qui jusqu’à présent était dépendante du gaz russe, verra donc un approvisionnement alternatif et fiable, venant directement du Qatar, renforçant ainsi sa sécurité énergétique. Ce changement stratégique affaiblit davantage la Russie, qui perd sa position dominante sur les marchés européens de l’énergie, tout en isolant encore davantage l’économie russe sur le plan mondial.
Quant à la Russie, même si elle perd une part de son influence en Syrie et dans le secteur énergétique européen, elle parvient tout de même à tirer son épingle du jeu. En Ukraine, elle récupère certains territoires stratégiques, un lot de consolation qui lui permet de maintenir une présence dans la région. De plus, la Russie garde ses bases militaires en Syrie, épargnées par les milices islamistes qui ont émergé suite à la guerre civile. Ces gains géostratégiques, bien que limités, permettent à la Russie de conserver un pied dans la région tout en limitant les pertes dans le jeu complexe de la géopolitique.
Du côté d’Israël, les développements actuels se traduisent par un renforcement de sa position régionale. La résistance palestinienne du Hamas et du hezbollah au Liban, ainsi que leurs relais dans la région, ont été gravement affaiblis, ce qui permet à Israël de consolider sa domination sur des territoires clés comme le plateau du Golan et le Mont Hermon côté syrien. Cette évolution géopolitique assure à Israël une position stratégique renforcée, tout en minimisant les risques de nouvelles tensions à ses frontières. La destruction systématique en une journée des sites stratégiques de l’armée syrienne en missiles et en aéroports et aviation militaire élimine définitivement la menace éventuelle de la Syrie sur Israël.
Pour la Turquie, le changement de dynamique en Syrie est également un avantage stratégique. Le pays d’Erdogan bénéficie des flux financiers du Qatar, notamment sous forme d’investissements, et du pétrole syrien, ce qui soutient son économie tout en consolidant son influence dans la région. Parallèlement, la Turquie renforce ses positions sur ses frontières nord avec la Syrie, sécurisant ainsi son espace face aux menaces internes et externes, notamment celles liées aux Kurdes et aux flux migratoires. Cela permet à la Turquie de se débarrasser de certains problèmes internes tout en consolidant son pouvoir dans une région clé.
Les États-Unis, de leur côté, ont un rôle crucial à jouer dans cette nouvelle configuration géopolitique. Leur influence sur le projet chinois de la route de la soie se fait sentir, freinant son développement à travers des stratégies économiques et diplomatiques. Cette opposition est un moyen pour Washington de maintenir sa position dominante dans les relations internationales, tout en limitant l’expansion de la Chine et de son projet de « La Route de la Soie » entre la Chine et l’Europe et le Moyen-Orient. L’idée d’une stratégie d’alliance entre les Etats-Unis et le monde sunnite asiatique afin de contenir la Chine et la Russie semble être judicieuse.
Enfin, la nouvelle administration américaine, sous la direction de Donald Trump, mettra probablement en avant la réactivation des accords d’Abraham (2.0), une initiative visant à rapprocher certains pays arabes, notamment l’Arabie Saoudite, d’Israël, consolidant ainsi des alliances qui modifient les rapports de force au Moyen-Orient.
Ainsi va le monde, un théâtre où seuls les plus puissants écrivent le scénario, dictant le cours des événements en fonction de leurs intérêts. La géopolitique n’est qu’un échiquier, où chaque décision, chaque mouvement, ne sert qu’à consolider des positions stratégiques, économiques ou militaires. Dans cette logique implacable, les vies humaines, l’histoire des civilisations, et les trésors des nations ne sont que des variables négligeables, sacrifiées au nom de calculs froids et d’ambitions démesurées.
La morale, souvent brandie comme un étendard, est reléguée au rang d’outil de persuasion, utilisée pour justifier l’injustifiable ou dissimuler les véritables intentions. Les peuples et les nations, pris dans cette mécanique implacable, deviennent des spectateurs impuissants ou des pions manipulés, incapables de faire entendre leurs aspirations face à la domination des intérêts supérieurs.
Cette réalité, bien qu’amère, met en lumière la nécessité pour les États et les peuples de développer des stratégies d’autonomie et de résilience. Car dans un monde où seuls les résultats comptent, survivre et prospérer ne dépend pas d’un idéal, mais d’une capacité à jouer, à s’adapter, et à anticiper. C’est un appel à l’éveil collectif, à une compréhension lucide de la manière dont ce « jeu des puissants » redessine continuellement les frontières, les alliances, et les destins.
En fin de compte, le défi reste le même depuis des siècles : exister et résister dans un système où les règles du jeu ne favorisent que les plus forts et les plus pragmatiques. Et si l’avenir semble écrit par ceux qui détiennent le pouvoir, l’histoire enseigne que des mouvements, même modestes, peuvent parfois renverser l’ordre établi, rappelant que rien n’est immuable, même dans cette danse géopolitique impitoyable.
Bernard Raymond Jabre



