Le Liban en 2025 offre un tableau alarmant de la dégradation de ses infrastructures publiques. Qu’il s’agisse de l’électricité, de l’eau potable, des routes ou des télécommunications, tous les réseaux critiques sont à l’agonie. Ce constat est largement partagé par les experts internationaux, à commencer par la Banque mondiale qui, dans son rapport d’avril 2025, qualifie la situation de « crise multidimensionnelle des infrastructures, sans précédent dans la région ».
Le secteur public, longtemps gangrené par la corruption et le clientélisme, a progressivement laissé place à une paralysie quasi complète des services. Les conséquences sont dramatiques pour les citoyens : accès restreint à l’électricité, eau impropre à la consommation dans plusieurs régions, routes défoncées et réseaux internet instables. Les pannes généralisées ne sont plus des événements exceptionnels, mais bien le quotidien.
La Banque mondiale estime que les pertes économiques liées à la défaillance des infrastructures s’élèvent désormais à plus de 3 milliards de dollars par an, soit environ 15 % du PIB actuel du Liban. Ces pertes incluent les coûts de substitution, comme l’achat de générateurs privés ou d’eau en bouteille, mais aussi la baisse de productivité des entreprises et l’entrave au commerce.
Ce diagnostic est aggravé par l’incapacité de l’État à investir dans la maintenance et la modernisation des réseaux existants. Les recettes publiques, laminées par l’effondrement économique, ne permettent plus de financer les dépenses d’entretien, laissant les infrastructures se dégrader inexorablement.
Les experts soulignent que cette situation est le fruit de décennies d’accumulation de dysfonctionnements. Déjà dans les années 2000, des alertes avaient été émises sur la nécessité de réformer en profondeur la gestion des services publics. Mais les résistances politiques et la captation des ressources par des réseaux clientélistes ont empêché toute modernisation structurelle.
Aujourd’hui, le Liban se trouve dans une impasse. La dépendance à l’aide internationale est totale pour le maintien de certains services essentiels. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) estime que plus de 40 % des interventions humanitaires d’urgence au Liban sont désormais consacrées à pallier les défaillances des infrastructures publiques.
Le secteur de l’électricité : cœur de la crise
Parmi toutes les infrastructures défaillantes du Liban, le secteur de l’électricité cristallise l’ampleur du désastre. La compagnie nationale Électricité du Liban (EDL) ne parvient plus à assurer que 2 à 3 heures de fourniture quotidienne, selon les données du ministère de l’Énergie d’avril 2025. Pour le reste du temps, les Libanais dépendent de générateurs privés qui alimentent un marché parallèle lucratif mais coûteux et polluant.
Les chiffres sont édifiants. Depuis 1993, l’État a dépensé plus de 40 milliards de dollars pour maintenir à flot le secteur électrique, sans réussir à moderniser ses infrastructures vieillissantes. Le réseau de distribution est obsolète, avec des pertes techniques et commerciales dépassant 40 %, bien au-dessus des normes internationales.
Le recours massif aux carburants fossiles importés aggrave encore la situation financière. Avec la dépréciation de la livre libanaise, le coût des importations de fioul et de gaz a explosé. En 2024, la facture énergétique du Liban représentait près de 3 milliards de dollars, dont une part importante pour l’alimentation des centrales électriques vétustes.
La corruption endémique a accentué ces défaillances. Des contrats d’achat de carburant surfacturés, attribués à des sociétés proches des milieux politiques, ont été dénoncés à plusieurs reprises par la Cour des comptes libanaise et des ONG de lutte contre la corruption. Ces pratiques ont vidé les caisses publiques tout en empêchant l’introduction de solutions durables.
Face à cette situation, des alternatives existent mais peinent à se concrétiser. La transition vers les énergies renouvelables, en particulier le solaire et l’éolien, offre une opportunité stratégique. Selon les projections du ministère de l’Énergie, un déploiement massif du solaire pourrait couvrir jusqu’à 30 % des besoins énergétiques nationaux d’ici 2030. Des projets pilotes ont été lancés avec le soutien de la Banque mondiale et de l’Union européenne, mais ils restent largement insuffisants face à l’ampleur des besoins.
La modernisation du réseau électrique est également indispensable pour intégrer les énergies renouvelables et réduire les pertes. Le coût estimé de cette transformation est de 1,8 milliard de dollars, un montant qui dépasse largement les capacités actuelles de financement de l’État libanais.
Le secteur de l’électricité est ainsi à la croisée des chemins. Sans un engagement fort des autorités et des partenaires internationaux, la situation continuera de se détériorer, condamnant le Liban à une dépendance chronique aux générateurs privés et aux importations de carburant fossile.
Crise de l’eau potable et des réseaux d’assainissement
Au-delà de l’électricité, la crise de l’eau potable constitue un autre gouffre critique pour le Liban. Le pays, autrefois relativement bien doté en ressources hydriques par rapport à ses voisins du Levant, voit ses réseaux d’eau et d’assainissement s’effondrer sous le poids du temps et de la négligence.
Selon le rapport publié par le ministère de l’Eau et de l’Énergie en mars 2025, plus de 60 % de la population n’a pas accès à une eau potable conforme aux standards sanitaires internationaux. Les coupures d’eau sont devenues quotidiennes, même dans les grandes agglomérations comme Beyrouth ou Tripoli.
Le réseau de distribution est vétuste, avec des pertes estimées à près de 48 % de l’eau produite, due à des fuites non réparées et à des branchements illégaux. Ces pertes, signalées depuis les années 2000 sans véritable programme de réhabilitation, ont été amplifiées par l’absence de maintenance et les dégradations dues aux tensions sociales et économiques.
En réponse à la défaillance des services publics, un marché parallèle d’approvisionnement en eau s’est développé. Les camions-citernes privés, bien que coûteux, fournissent désormais une part essentielle des besoins en eau potable des ménages et des entreprises. Ce marché, évalué à plus de 200 millions de dollars par an, échappe largement à toute régulation, exposant la population à des risques sanitaires accrus.
La situation est encore plus critique dans les réseaux d’assainissement. Près de 70 % des eaux usées ne sont pas traitées et sont directement rejetées dans l’environnement, selon l’UNICEF et la Banque mondiale. Ce déversement pollue les nappes phréatiques et les côtes libanaises, aggravant les problèmes de santé publique et menaçant la biodiversité marine.
La réponse institutionnelle est faible. Le ministère de l’Énergie et de l’Eau, affaibli par des coupes budgétaires massives et un manque chronique de financement, peine à mettre en œuvre des projets de réhabilitation. Les aides internationales, bien que substantielles, sont fragmentées et souffrent de la lourdeur administrative locale.
Des initiatives existent néanmoins. Le projet financé par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), visant à rénover les stations de pompage de la Bekaa et du Sud-Liban, pourrait améliorer la distribution pour plus de 600 000 habitants d’ici 2026. Par ailleurs, des ONG locales, comme « Lebanon Water Forum », sensibilisent les citoyens à la gestion durable de l’eau et à la réduction des gaspillages.
La crise de l’eau et de l’assainissement au Liban illustre la faillite de la gouvernance des infrastructures publiques. Elle montre que, sans réformes structurelles profondes et un engagement réel des autorités, les solutions de court terme ne feront que repousser l’inévitable effondrement complet du système.
Télécommunications et accès à Internet : un réseau sous tension
Les télécommunications, longtemps considérées comme un secteur d’excellence au Liban, sont aujourd’hui confrontées à une dégradation rapide. Le pays, qui revendiquait encore en 2017 l’une des meilleures pénétrations du mobile au Moyen-Orient, se débat désormais avec un réseau vieillissant, des coûts prohibitifs et une qualité de service en chute libre.
Selon les données publiées par le ministère des Télécommunications en avril 2025, le taux de coupures d’Internet a augmenté de 300 % en un an, principalement en raison des délestages électriques qui affectent les relais de communication et les infrastructures réseau.
Le parc d’équipements est obsolète. Les équipements de transmission, non remplacés depuis plus d’une décennie, souffrent d’une maintenance déficiente. Les grandes entreprises de télécommunications, principalement Alfa et Touch, confrontées à une chute de leurs revenus, peinent à maintenir un service de qualité, tandis que les tentatives de privatisation sont freinées par les luttes de pouvoir politiques.
Le coût d’accès à Internet reste prohibitif pour une grande partie de la population. En avril 2025, le forfait Internet mobile de base représente en moyenne près de 7 % du revenu mensuel moyen, bien au-dessus des standards internationaux. Cela limite l’accès des plus démunis aux outils numériques essentiels pour l’éducation, l’emploi et la communication.
L’impact sur l’économie est majeur. Les startups technologiques libanaises, qui avaient connu un essor remarquable dans les années 2010, voient leur développement freiné par les instabilités du réseau. De nombreux incubateurs de start-up, notamment à Beyrouth Digital District, signalent des pertes de compétitivité et un ralentissement de l’investissement international.
Pour remédier à cette situation, plusieurs projets de modernisation sont en discussion. La Banque mondiale a alloué une enveloppe de 150 millions de dollars pour la modernisation des infrastructures numériques, avec un accent particulier sur la fibre optique et l’accès Internet dans les zones rurales.
Le ministère des Télécommunications mise également sur des partenariats public-privé pour revitaliser le secteur. Des négociations sont en cours avec des opérateurs régionaux pour la gestion partielle du réseau, mais les réticences des acteurs en place ralentissent les avancées.
Sans une stratégie claire et une mise en œuvre rigoureuse, le secteur des télécommunications, autrefois fleuron de l’économie libanaise, risque de continuer son déclin, pénalisant un peu plus la population et les entreprises déjà fragilisées.
Des solutions d’urgence aux réformes structurelles nécessaires
Face à l’effondrement généralisé de ses infrastructures, le Liban a multiplié depuis 2022 des solutions de court terme pour tenter de maintenir à flot ses services essentiels. Ces réponses d’urgence sont indispensables pour éviter l’aggravation du chaos, mais elles restent très insuffisantes pour enrayer la spirale de dégradation.
Dans le secteur de l’électricité, par exemple, le Liban a temporairement augmenté ses importations d’énergie depuis la Jordanie et l’Égypte dans le cadre de l’initiative soutenue par la Banque mondiale. Ce mécanisme, opérationnel depuis mi-2024, permet de stabiliser le réseau pendant quelques heures supplémentaires par jour, à condition que les approvisionnements soient sécurisés.
Pour le secteur de l’eau, des partenariats ont été noués avec des agences internationales pour la distribution de kits de purification d’eau domestique dans les régions rurales. L’UNICEF estime que ces dispositifs ont permis de fournir une eau potable à près de 150 000 personnes au premier trimestre 2025.
Les autorités ont également mis en place des incitations fiscales pour encourager les investissements privés dans les énergies renouvelables et les systèmes de pompage d’eau autonomes. Le succès de ces mesures reste toutefois limité par la faiblesse du pouvoir d’achat des ménages et l’incertitude réglementaire qui dissuade les investisseurs.
Sur le moyen et long terme, un consensus se dessine autour de la nécessité de réformes structurelles profondes. Il s’agit notamment de mettre fin aux monopoles opaques, de professionnaliser la gestion des services publics et d’améliorer la transparence des marchés publics.
Le ministère des Travaux publics a annoncé en avril 2025 un plan directeur pour la réhabilitation des infrastructures, évalué à 8,5 milliards de dollars sur dix ans. Ce plan prévoit des investissements massifs dans les réseaux d’eau et d’électricité, les télécommunications et les infrastructures routières. Il mise sur la combinaison d’investissements publics, de financements internationaux et de partenariats public-privé.
Cependant, la réussite de ces réformes dépendra d’un assainissement préalable de la gouvernance publique. La lutte contre la corruption et l’amélioration de la transparence dans l’attribution des contrats publics sont des prérequis incontournables pour mobiliser les financements nécessaires.
La Banque mondiale et le FMI insistent dans leurs recommandations sur le renforcement des capacités des institutions de régulation. La mise en place d’autorités de régulation indépendantes dans les secteurs clés de l’énergie et de l’eau est jugée prioritaire pour garantir une gestion efficace et équitable des ressources.
Ces solutions structurelles, bien que ambitieuses, se heurtent à la réalité d’un système politique fragmenté et d’une économie exsangue. Sans un sursaut politique majeur, les réformes risquent de rester lettre morte, et les infrastructures de poursuivre leur lente agonie.
L’implication des bailleurs internationaux et des partenariats public-privé
Dans ce contexte de délabrement avancé, l’implication des bailleurs de fonds internationaux apparaît comme une bouée de sauvetage indispensable pour le Liban. Les discussions engagées depuis 2020 avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont abouti à des engagements de principe, mais le décaissement effectif des fonds reste conditionné à la mise en œuvre de réformes préalables.
Le CEDRE (Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises), organisée à Paris en 2018, avait promis plus de 11 milliards de dollars d’aides au Liban, principalement sous forme de prêts concessionnels. Cependant, l’instabilité politique et la faiblesse des réformes ont largement gelé ces financements.
Depuis la crise d’octobre 2019, les bailleurs insistent sur la nécessité de renforcer la transparence et de lutter contre la corruption avant de débloquer des fonds pour les projets d’infrastructures. En avril 2025, la Banque mondiale a rappelé que « le Liban doit démontrer un engagement clair envers les réformes structurelles s’il veut bénéficier du soutien de la communauté internationale ».
Des partenariats public-privé (PPP) sont également à l’étude pour mobiliser des capitaux privés dans les secteurs clés. Le gouvernement libanais a adopté une loi sur les PPP en 2023, mais sa mise en œuvre reste timide, faute d’un cadre réglementaire complet et de garanties suffisantes pour les investisseurs.
Certains projets pilotes avancent néanmoins. La réhabilitation du port de Tripoli, cofinancée par des investisseurs privés et par l’Agence française de développement, en est un exemple. Ce projet vise à moderniser les installations portuaires pour en faire un hub logistique régional, avec un impact attendu sur la relance économique locale.
De même, des discussions sont en cours pour confier à des opérateurs privés la gestion de certaines stations de traitement des eaux usées, dans le cadre de contrats de performance qui lient les paiements aux résultats obtenus.
La diaspora libanaise pourrait jouer un rôle clé dans ces dynamiques de financement. Plusieurs initiatives visent à canaliser l’épargne des Libanais de l’étranger vers des projets d’infrastructures au pays. Selon le ministère de l’Économie, la diaspora pourrait mobiliser jusqu’à 1 milliard de dollars pour soutenir les projets d’énergie renouvelable et d’assainissement.
Malgré ces avancées partielles, les obstacles restent considérables. L’absence de confiance dans les institutions locales freine l’engagement des partenaires internationaux et des investisseurs privés. Sans une réforme profonde de la gouvernance publique et la stabilisation du cadre macroéconomique, les promesses de financement risquent de rester théoriques.
Perspectives de reconstruction à moyen et long terme
Pour sortir durablement de la crise de ses infrastructures publiques, le Liban doit penser au-delà des solutions d’urgence et s’engager résolument dans un processus de reconstruction à moyen et long terme. Cette perspective nécessite non seulement des financements colossaux, mais surtout une transformation profonde des modes de gouvernance et de gestion des projets.
La Banque mondiale estime que la modernisation des infrastructures libanaises exigerait entre 18 et 22 milliards de dollars d’investissements sur dix ans. Cette somme englobe la réhabilitation des réseaux électriques, hydrauliques, routiers et numériques, ainsi que la construction de nouvelles capacités adaptées aux défis du XXIe siècle, notamment l’adaptation au changement climatique.
Le développement des énergies renouvelables occupe une place centrale dans ces perspectives. Le potentiel solaire du Liban est estimé à plus de 4,5 kWh/m²/jour, ce qui en fait l’un des meilleurs du bassin méditerranéen. La diversification du mix énergétique permettrait non seulement de réduire la dépendance aux importations fossiles, mais aussi d’attirer des investissements verts de la part d’acteurs internationaux soucieux de financer la transition énergétique.
Dans le domaine de l’eau, l’accent est mis sur la modernisation des réseaux de distribution pour réduire les pertes, ainsi que sur la construction de nouvelles stations de traitement. Le projet « Blue Lebanon », soutenu par la Banque européenne d’investissement, prévoit par exemple d’améliorer l’accès à l’eau potable pour plus de 1,2 million de personnes d’ici 2028.
Les infrastructures numériques ne sont pas en reste. Le ministère des Télécommunications a présenté en mars 2025 une stratégie nationale pour la digitalisation des services publics et la couverture intégrale du territoire par la fibre optique d’ici 2030. Ce plan, estimé à 500 millions de dollars, doit améliorer l’inclusion numérique et soutenir le développement des secteurs innovants.
La réussite de ces projets dépendra néanmoins de la capacité des autorités à instaurer un climat de confiance avec les bailleurs de fonds et les investisseurs privés. Les exigences de transparence et de reddition de comptes sont désormais incontournables. La société civile et les ONG locales réclament d’ailleurs la création d’un organisme indépendant de supervision des grands chantiers d’infrastructures, pour éviter la reproduction des pratiques de corruption passées.
La diaspora libanaise, forte de plus de 8 millions de personnes à travers le monde, pourrait jouer un rôle moteur dans ce renouveau. Au-delà du soutien financier, elle constitue un réservoir de compétences techniques et de réseaux internationaux précieux pour la réussite des projets de reconstruction.
Enfin, la mobilisation des communautés locales sera déterminante. L’implication des citoyens dans la gestion participative des infrastructures peut renforcer la résilience des systèmes et garantir leur adéquation aux besoins réels des populations.
Le défi est immense, mais les fondations d’un redressement existent. Si les autorités parviennent à s’engager dans la voie de la réforme et à restaurer la confiance, le Liban pourra transformer la crise actuelle en opportunité de refondation de ses infrastructures et de son modèle de développement.