Le 15 avril 2025, la presse libanaise revient sur l’une des pierres angulaires de la crise financière du pays : les 85 milliards de dollars de dépôts bancaires bloqués, qu’on appelle désormais couramment les “lollars”. Ces dollars déposés avant la crise d’octobre 2019 sont bien enregistrés sur les comptes des épargnants, mais ils ne peuvent être ni retirés librement, ni transférés à l’étranger, ni convertis au taux réel du marché.
Annahar et Nida’ Al Watan rapportent que, malgré les promesses de “libéralisation progressive” annoncées en 2021, aucune solution structurelle n’a été mise en œuvre. La Banque du Liban, dirigée par intérim depuis la fin du mandat de Riad Salamé, n’a pas publié de feuille de route. Le gouvernement, quant à lui, continue de renvoyer toute décision à un futur plan de relance conditionné à l’aide du FMI.
Cette situation, qualifiée de “gel monétaire”, empêche toute reprise économique durable. Les entreprises, les PME et les particuliers disposent d’avoirs théoriques, sans pouvoir les convertir en investissements, en salaires, en achats ou en services. C’est un système bancaire zombie, dans lequel l’argent existe comptablement, mais ne circule plus.
Des banques sous tutelle informelle : entre paralysie juridique et arbitrage politique
Le fonctionnement du secteur bancaire libanais repose désormais sur une forme de légalité suspendue. Les banques continuent de fournir des relevés, d’afficher des soldes en dollars, mais sans engagement légal de remboursement, ce qui place les déposants dans une situation d’incertitude permanente.
Al Sharq (15 avril 2025) souligne que le secteur bancaire fonctionne selon des mécanismes exceptionnels non encadrés par la loi. Aucune “loi sur le capital control” n’a été formellement adoptée par le Parlement. Les restrictions d’accès aux fonds sont décidées par circulaires administratives, sans base législative solide. Cette situation crée un vide juridique dans lequel les banques agissent sans contrôle réel, mais également sans pouvoir redresser leur bilan.
Plusieurs banques, selon Ad Diyar, refusent toute responsabilité dans la gestion des lollars. Elles affirment que les décisions de blocage sont imposées par la Banque centrale, laquelle rétorque qu’elle ne fait qu’organiser un gel nécessaire à la stabilité monétaire. Le résultat est une chaîne de défaussement où ni les déposants, ni l’État, ni les banques n’assument la charge du passif accumulé.
Le FMI comme mirage structurel : négociations gelées, réformes absentes
L’un des obstacles à toute sortie de crise reste l’impasse dans les négociations avec le Fonds monétaire international. Depuis 2020, plusieurs cycles de discussion ont eu lieu, mais aucun accord définitif n’a été signé. Le FMI exige une série de réformes claires : unification des taux de change, audit du secteur bancaire, réforme de la fonction publique, restructuration de la dette.
Al Bina’ (15 avril 2025) rapporte que le gouvernement libanais n’a rempli aucune de ces conditions à ce jour. Le projet d’unification des taux de change a été repoussé à plusieurs reprises, et l’audit du secteur bancaire est en suspens faute d’accès aux données. Les obstacles sont d’abord politiques : la majorité des blocs parlementaires refusent de valider un plan qui impliquerait une reconnaissance officielle des pertes du secteur financier, et donc une redistribution de celles-ci entre l’État, les banques et les déposants.
Al Joumhouriyat ajoute que le président de la Chambre Nabih Berri bloque toute avancée sur le dossier du capital control, arguant que cela nécessiterait un “consensus national” qui n’existe pas. En réalité, la paralysie est totale : ni le gouvernement, ni le Parlement, ni la Banque du Liban n’ont l’autorité — ni l’intérêt immédiat — pour enclencher une réforme systémique.
Des déposants abandonnés : recours judiciaires sans issue, impasses légales
Face à l’inaction politique, certains déposants se tournent vers les tribunaux. Mais Nida’ Al Watan (15 avril 2025) révèle que la majorité des recours en justice sont bloqués par la lenteur administrative, l’encombrement judiciaire, et parfois la pression politique. Des décisions de justice contradictoires ont été rendues ces dernières années : certaines en faveur des clients, d’autres en faveur des banques, sans logique uniforme.
Dans certains cas, les juges refusent même de statuer, estimant qu’il s’agit d’un dossier de politique publique relevant de l’exécutif. Al Akhbar rapporte que plusieurs avocats ont cessé de prendre ce type de dossiers, par manque de clarté juridique et par crainte de représailles.
Face à ce mur institutionnel, une partie de la population a choisi des formes alternatives de mobilisation : sit-in devant les banques, actions collectives via les comités de déposants, ou encore tentatives d’accords extrajudiciaires avec certains établissements. Mais ces démarches restent marginales, souvent inefficaces, et ne produisent aucun effet systémique.
Une économie de cash parallèle : risques, inégalités et précarisation
L’un des effets majeurs du blocage des lollars est la montée en puissance de l’économie parallèle, fondée sur les transactions en cash, en dollars “frais”, c’est-à-dire les billets introduits au Liban après 2019 et reconnus comme librement utilisables.
Cette économie en espèces crée des inégalités massives. Ceux qui ont accès aux dollars frais (diaspora, commerçants, travailleurs transfrontaliers) peuvent consommer, investir, importer. Les autres — fonctionnaires, retraités, salariés locaux — vivent sur des revenus en livres libanaises, ou sur des soldes bancaires bloqués. Al Quds (15 avril 2025) souligne que la dualisation de l’économie a atteint un niveau critique, avec deux classes sociales séparées non plus par le revenu, mais par l’accès à la liquidité réelle.
Cette situation nourrit également le développement de réseaux informels : changeurs non agréés, circuits de blanchiment, achats hors TVA, contournement de la fiscalité. Elle réduit la capacité de l’État à prélever l’impôt, à planifier l’économie, et à garantir un minimum de justice sociale. En somme, le blocage des lollars ne fige pas seulement les épargnes : il désagrège les bases mêmes de la régulation économique.
Vers quelle solution ? Trois scénarios, aucun consensus
Face à ce blocage structurel, trois grandes options de sortie sont évoquées dans les milieux économiques et politiques. Mais aucune ne fait consensus.
Le premier scénario serait celui d’un bail-in structuré, autrement dit une répartition ordonnée des pertes : une partie prise en charge par les banques, une autre par l’État, une dernière par les grands déposants. C’est la solution recommandée par le FMI. Mais elle suppose une reconnaissance officielle des pertes bancaires, estimées entre 65 et 72 milliards de dollars, et donc une remise à plat du bilan national. Ce scénario est bloqué par les banques, qui refusent de voir leur capital totalement dilué, et par les partis politiques, qui y voient un risque de chaos social.
Le second scénario est celui d’un gel prolongé suivi d’une libéralisation progressive, à travers une réforme partielle du système de taux de change et un plan de remboursement partiel sur dix ou quinze ans. C’est le scénario officieux de la Banque du Liban. Il permet de gagner du temps sans trancher. Mais il reporte les douleurs, alimente l’inflation, et fait reposer l’ensemble du système sur une fuite en avant.
Enfin, un troisième scénario, plus risqué, serait celui d’une dollarisation officieuse de l’économie : reconnaître que seuls les dollars frais ont une valeur réelle, et abandonner les lollars à leur sort. Cela revient à enterrer de fait des dizaines de milliards d’épargne privée, et provoquer une onde de choc économique et sociale majeure. Ce scénario est inavouable politiquement, mais il est déjà en partie en cours, de manière implicite.
Comme le résume un économiste cité par Al Liwa’, “le Liban ne choisit pas entre les scénarios : il les empile en les niant”.
Les lollars comme métaphore d’un système figé
Les lollars ne sont pas qu’un enjeu financier. Ils sont devenus le symbole d’un pays paralysé, où l’argent ne circule pas, la justice ne tranche pas, et la politique ne décide plus. Tant qu’aucune solution n’est formellement adoptée, la méfiance s’installe, la défiance s’amplifie, et la reconstruction reste impossible.
La presse libanaise, dans sa couverture du 15 avril 2025, met en lumière l’ampleur de cette paralysie : des milliards bloqués, des lois absentes, une justice impuissante, un État défaillant. Le défi n’est pas seulement économique. Il est institutionnel, politique, moral. Le jour où le Liban saura traiter la question des lollars sera peut-être celui où il pourra commencer à se reconstruire.