Une stabilité monétaire trompeuse
Malgré l’annonce d’une stabilisation relative du taux de change autour de 89 500 livres pour un dollar, le pouvoir d’achat des ménages libanais continue de se dégrader. Les journaux du 10 octobre 2025 soulignent un paradoxe désormais visible : la monnaie ne s’effondre plus, mais les revenus restent figés, et les prix des biens essentiels continuent de grimper.
Le gouverneur de la Banque du Liban a confirmé que la livre s’était stabilisée grâce à des interventions ciblées sur le marché interbancaire et à la réduction de la masse monétaire. Pourtant, les données économiques publiées en parallèle montrent que l’inflation mensuelle se maintient à 3,2 %, portant l’inflation annuelle cumulée à près de 60 %. Les produits alimentaires ont augmenté de 70 % sur un an, l’électricité et le carburant de 55 %, et les loyers de près de 40 %.
Les salaires, eux, stagnent. Le revenu moyen dans le secteur public reste autour de 14 millions de livres par mois, soit environ 150 dollars au taux du marché. Dans le secteur privé, les rémunérations s’échelonnent entre 180 et 250 dollarspour les emplois qualifiés, mais tombent à 80 dollars pour de nombreux ouvriers et employés de service. Cette rigidité salariale accentue la paupérisation des classes moyennes, qui ont vu disparaître près de 40 % de leur pouvoir d’achat depuis 2020.
Un marché du travail fragmenté
Les données reprises par la presse indiquent un taux de chômage estimé à 29 %, dont près de 45 % chez les jeunes de moins de 30 ans. Les entreprises, confrontées à des coûts d’exploitation élevés et à un recul de la consommation, ont réduit leurs effectifs. Les licenciements dans le commerce et la restauration se multiplient depuis le début de l’année.
Les secteurs industriel et agricole n’offrent qu’un faible amortissement. L’industrie, en dépit d’une légère reprise des exportations, reste pénalisée par les coupures électriques. Les petites entreprises familiales, qui constituaient autrefois le cœur du tissu productif, fonctionnent désormais avec un personnel réduit.
Les experts cités estiment que près de 55 % de la population active travaille dans l’économie informelle : emplois journaliers, petits services, livraisons ou artisanat sans couverture sociale. Ces travailleurs ne bénéficient ni de protection syndicale ni de sécurité sociale. Le ministère du Travail reconnaît que la moitié des entreprises enregistrées ne déclarent pas l’ensemble de leurs salariés.
Salaires et indexation : un débat national inachevé
Les syndicats ont renouvelé leur demande d’indexation automatique des salaires sur le coût de la vie. Ils réclament un relèvement du salaire minimum de 9 millions à 20 millions de livres, soit l’équivalent de 220 dollars. Les organisations patronales rejettent cette exigence, estimant qu’elle conduirait à une vague de fermetures dans le secteur privé.
Les discussions tripartites entre le ministère du Travail, les représentants syndicaux et les chambres de commerce n’ont toujours pas abouti à un accord. Le gouvernement propose une indexation partielle, limitée à 30 %, applicable uniquement aux secteurs bénéficiant de marges suffisantes.
Le conflit s’est durci lorsque les syndicats du secteur public ont organisé des sit-in pour dénoncer le gel des primes de transport et d’ancienneté. Dans l’administration, les employés réclament la revalorisation des indemnités en dollars frais, à l’instar de certaines entreprises publiques. Le gouvernement invoque l’absence de marge budgétaire et la nécessité de préserver la stabilité monétaire.
Inflation réelle et prix invisibles
La Banque du Liban reconnaît que l’inflation réelle dépasse les chiffres officiels. Les relevés de terrain montrent que les prix alimentaires augmentent plus vite que les autres catégories. Le prix du pain a été multiplié par quatre depuis 2021, le bidon de carburant par trois, et les produits laitiers connaissent une hausse de 20 % en un trimestre.
Les loyers, dans la capitale et les banlieues, absorbent désormais plus de la moitié du revenu moyen d’un ménage. Un appartement de deux pièces à Beyrouth se loue autour de 250 dollars, un montant inaccessible pour les fonctionnaires dont le salaire est payé en livres libanaises.
Le coût de l’éducation privée et de la santé s’ajoute à la pression budgétaire des familles. Une scolarité annuelle pour un élève dans un établissement privé dépasse 1 000 dollars, contre 400 dollars avant la crise. Les frais médicaux, eux, ont doublé en un an, tandis que les remboursements publics stagnent.
Les disparités régionales
Les écarts entre régions s’accentuent. Dans la Békaa et le Nord, les salaires sont inférieurs de 30 % à la moyenne nationale. Les emplois agricoles, dépendants des saisons, ne permettent pas d’assurer un revenu stable. Dans les zones rurales, les familles vivent de transferts de la diaspora, qui représentent parfois leur unique source de devises.
À l’inverse, les employés du secteur des technologies et des services à l’étranger perçoivent une partie de leur salaire en dollars frais, ce qui leur confère un pouvoir d’achat nettement supérieur. Cette dualité alimente un clivage social durable : une minorité connectée à l’économie globale bénéficie d’une relative aisance, tandis que la majorité dépend d’un revenu local dévalué.
La question de la sécurité sociale
La Caisse nationale de sécurité sociale, dont les dettes dépassent 3 000 milliards de livres, n’est plus en mesure de couvrir correctement les prestations. Les assurés doivent avancer les frais médicaux avant remboursement, avec des délais qui dépassent souvent six mois.
Les retraites sont calculées sur la base de salaires obsolètes, entraînant une précarité croissante des retraités. Le montant moyen d’une pension mensuelle ne dépasse pas 4 millions de livres, soit moins de 45 dollars. Les syndicats réclament la création d’un fonds de compensation en devises, mais aucune mesure concrète n’a été annoncée.
Le rôle des transferts et de la diaspora
Les transferts de la diaspora représentent une bouée de sauvetage pour des centaines de milliers de familles. La Banque du Liban estime qu’ils atteignent plus de 7 milliards de dollars par an, un chiffre stable depuis 2022. Ces fonds, majoritairement envoyés en dollars frais, permettent de soutenir la consommation de base et de maintenir un minimum de circulation monétaire dans l’économie.
Cependant, cette dépendance crée une économie duale : les ménages recevant des devises étrangères échappent en partie à l’inflation, tandis que les autres s’enfoncent dans la pauvreté. Les économistes avertissent que cette dynamique, sans réforme structurelle, ne peut constituer une solution durable.
Appels à la réforme et à la redistribution
Plusieurs députés et économistes plaident pour une réforme du code du travail et pour la création d’un indice de révision trimestrielle des salaires. Ils proposent d’établir un barème sectoriel permettant d’adapter les rémunérations au coût de la vie dans chaque région.
Les syndicats réclament également un impôt exceptionnel sur les bénéfices des grandes entreprises ayant profité de la dollarisation partielle de l’économie, afin de financer un fonds de compensation salariale. Le patronat, de son côté, appelle à des incitations fiscales pour les entreprises qui maintiennent leurs effectifs sans réduire les salaires.
Le gouvernement tente d’équilibrer ces positions. Il envisage de subventionner partiellement les salaires dans les secteurs essentiels — santé, éducation, énergie — tout en cherchant à préserver la discipline budgétaire exigée par le FMI.
L’incertitude sociale
L’érosion du pouvoir d’achat alimente un sentiment d’injustice. Les protestations sociales se multiplient dans les administrations et les entreprises publiques. Les travailleurs dénoncent l’écart croissant entre le coût de la vie et leurs revenus. Les manifestations récentes traduisent une exaspération généralisée face à la stagnation des salaires et à la perception d’une inégalité croissante.
Dans un pays où la consommation intérieure représente encore plus de 65 % du PIB, la contraction du revenu réel pèse lourdement sur la croissance. Les analystes estiment que sans relance du pouvoir d’achat, l’économie libanaise risque de s’enliser dans une stagnation durable.



