Dimanche 16 mars 2025, le leader druze libanais Walid Joumblatt a prononcé un discours marquant le 48e anniversaire de l’assassinat de son père, Kamal Joumblatt, tué par des agents du régime Assad. S’adressant aux Druzes de Syrie, il les a exhortés à préserver leur « identité arabe » et à rester vigilants face à ce qu’il a décrit comme une tentative d’infiltration intellectuelle sioniste. Cet appel intervient alors que des dizaines de Druzes syriens ont traversé vendredi la frontière fortifiée du Golan sous contrôle israélien, une première en plusieurs décennies, dans un contexte de bouleversements politiques en Syrie et de tensions croissantes dans la région.
« Préservez votre position face à l’occupation des territoires arabes dans le Golan syrien », a déclaré Joumblatt lors de cette commémoration tenue à Beyrouth. Il a mis en garde contre les risques de voir la communauté druze transformée en une « ethnie » détachée de son héritage islamique et arabe, sous l’influence d’une idéologie qu’il attribue à des forces sionistes. « Prenez garde à ne pas être utilisés comme un coin pour diviser la Syrie et la région sous le slogan d’une alliance des minorités, une idée que Kamal Joumblatt a combattue et pour laquelle il a été martyrisé », a-t-il ajouté, rappelant l’opposition historique de son père à de telles initiatives.
Une visite inédite au Golan sous contrôle israélien
Cette prise de position survient deux jours après un événement rare : le passage d’environ 100 Druzes syriens, dont de nombreux clercs, dans la partie du Golan contrôlée par Israël. Accompagnés par des militaires israéliens, ils ont traversé la zone frontalière à bord de trois bus pour visiter un sanctuaire religieux situé du côté israélien. Cette visite, la première du genre depuis des décennies, a eu lieu trois mois après la chute du régime de Bachar el-Assad, qui dirigeait la Syrie depuis un demi-siècle. Le déplacement a été accueilli par un groupe de Druzes du Golan sous contrôle israélien, qui ont brandi le drapeau multicolore de la minorité et scandé en arabe : « C’est écrit sur nos portes, bienvenue à nos bien-aimés. »
Israël a présenté cette initiative comme un geste de soutien aux Druzes syriens, affirmant être prêt à les protéger si le nouveau pouvoir en place à Damas les menaçait. Cependant, cette démarche a suscité des réactions mitigées. Si certains y voient une opportunité d’un rapprochement entre les communautés druzes des deux côtés de la frontière, d’autres, y compris Joumblatt, la perçoivent comme une tentative d’exploiter la minorité à des fins politiques. « Les visites de nature religieuse ne changent pas le fait que les terres de Palestine et du Golan sont occupées », a insisté le leader libanais, soulignant que ces interactions ne doivent pas occulter la réalité de l’occupation israélienne.
Contexte historique et politique
La communauté druze, qui représente environ 3 % de la population syrienne, est principalement concentrée dans la province de Soueida, dans le sud du pays, près du Golan. Cette région stratégique a été en grande partie saisie par Israël lors de la guerre de 1967, puis annexée en 1981, une décision reconnue par les États-Unis mais largement rejetée par la communauté internationale. Depuis la chute d’Assad en décembre 2024, Israël a intensifié sa présence militaire dans la zone démilitarisée du Golan, arguant de la nécessité de sécuriser sa frontière face à l’instabilité en Syrie.
La visite des Druzes syriens intervient dans ce climat d’incertitude. Le renversement du régime Assad a marqué la fin d’une ère de répression, mais il a également ouvert la voie à de nouvelles dynamiques de pouvoir, avec l’émergence de groupes islamistes et une transition politique encore incertaine. Israël a saisi cette opportunité pour renforcer ses liens avec les Druzes syriens, une minorité partageant une histoire et une identité avec les quelque 150 000 Druzes vivant en Israël et dans le Golan occupé. Cependant, beaucoup de Druzes syriens et du Golan refusent la citoyenneté israélienne, maintenant leur attachement à une identité syrienne.
Un appel à la vigilance
Dans son discours, Walid Joumblatt a mis en garde contre ce qu’il considère comme une stratégie plus large visant à fragmenter la Syrie et la région. Il a évoqué le concept d’une « alliance des minorités », une idée qu’il attribue à des influences extérieures cherchant à diviser les populations arabes pour mieux les contrôler. Selon lui, cette stratégie remonterait à des projets historiques que son père, Kamal Joumblatt, avait dénoncés avant son assassinat en 1977, un meurtre largement imputé au régime Assad de l’époque en raison de ses positions panarabes et anti-impérialistes.
« Méfiez-vous d’être manipulés par certains pour partitionner la Syrie et le reste de la région », a-t-il lancé, appelant les Druzes syriens à préserver leur « héritage islamique » et à résister à une redéfinition de leur identité qui les éloignerait de leur appartenance arabe. Joumblatt a ainsi implicitement critiqué la visite au Golan, la voyant comme un possible levier utilisé par Israël pour affaiblir la cohésion syrienne au lendemain de la chute d’Assad.
Réactions contrastées à la visite
La traversée des Druzes syriens vers le Golan a suscité des réactions divergentes. Sur place, l’accueil chaleureux des Druzes du Golan occupé a reflété un sentiment de solidarité communautaire, transcendant temporairement les frontières politiques. Les drapeaux druzes et les chants ont symbolisé une connexion culturelle et spirituelle entre ces groupes séparés par des décennies de conflit. Cependant, de nombreux Druzes syriens et leurs leaders ont rejeté les avances israéliennes, y voyant une tentative de diviser la Syrie à un moment de vulnérabilité.
Des critiques, tant en Syrie qu’au Liban, ont accusé Israël d’exploiter cette visite pour des objectifs stratégiques. Ils estiment que cette démarche s’inscrit dans une politique plus large visant à consolider le contrôle israélien sur le Golan et à influencer les dynamiques internes en Syrie post-Assad. La présence militaire israélienne dans la zone démilitarisée, prolongée au-delà des délais prévus par le cessez-le-feu de 1974, renforce ces soupçons. En réponse, Israël maintient que ses actions visent à protéger les Druzes syriens face à d’éventuelles menaces de la part des nouvelles autorités syriennes, sans préciser la nature de ces risques.
Un héritage en jeu
Pour Walid Joumblatt, cette situation met en jeu l’héritage de son père et les principes qu’il défendait. Kamal Joumblatt, figure emblématique du mouvement druze et du socialisme arabe, s’était opposé aux divisions sectaires et aux ingérences étrangères dans la région. Son assassinat en 1977, orchestré selon beaucoup par le régime de Hafez el-Assad, père de Bachar, avait marqué un tournant dans la politique libanaise et régionale. En s’adressant aux Druzes syriens, Walid Joumblatt cherche à perpétuer cette vision, les encourageant à rester ancrés dans une identité arabe unifiée face aux pressions extérieures.
La chute du régime Assad a rouvert des débats sur l’avenir de la Syrie et de ses minorités, dont les Druzes. Alors que le pays navigue dans une transition incertaine, la visite au Golan et les déclarations de Joumblatt soulignent les enjeux identitaires et géopolitiques qui se jouent à la frontière. Les Druzes syriens, tiraillés entre leur histoire nationale et les réalités de l’occupation israélienne, se retrouvent au cœur d’une lutte plus large pour définir leur place dans un Moyen-Orient en mutation.
Une région sous tension
Les événements de ce week-end s’inscrivent dans un contexte régional volatile. Le Liban, où Joumblatt exerce une influence notable au sein de la communauté druze, est lui-même fragilisé par une crise économique et politique persistante. En Syrie, le vide laissé par Assad a permis à diverses factions de chercher à consolider leur pouvoir, tandis qu’Israël renforce sa présence militaire dans le Golan, invoquant des impératifs de sécurité. Cette dynamique alimente les craintes d’une fragmentation accrue, que Joumblatt appelle à contrer par une unité arabe et islamique.
Alors que les Druzes syriens poursuivent leurs visites religieuses et que les frappes israéliennes ponctuent l’actualité régionale, la trêve entre Israël et le Hezbollah au Liban reste précaire. Les paroles de Joumblatt résonnent comme un rappel des défis qui attendent les minorités dans cette période de bouleversement, où l’identité et la souveraineté sont mises à rude épreuve.