Un chiffre central, trois années pour le situer
Le diagnostic part d’un fait comptable clair. En 2024, le déficit du compte courant est annoncé à 5,56 milliards de dollars. Ce niveau s’inscrit dans une trajectoire déjà dégradée mais en léger mieux par rapport aux années précédentes. Juste avant, le déficit ressortait à 5,88 milliards de dollars. Encore avant, il avoisinait 7,42 milliards. Ces trois repères dessinent un « plateau » haut de déséquilibre, avec un fléchissement graduel qui n’efface pas la profondeur du creux. Le signal brut est donc double. Le pays continue d’acheter au reste du monde plus qu’il ne vend. Mais la pente de détérioration s’est atténuée, ce qui appelle une lecture fine des mécanismes en jeu.
Compte courant, balance des paiements, actifs en devises : remettre les mots au bon endroit
Beaucoup de confusions viennent d’un mauvais usage des concepts. Le compte courant mesure la différence entre ce que l’économie encaisse et décaisse au titre des biens, des services, des revenus et des transferts courants. La balance des paiements, elle, est l’agrégat complet qui inclut, en plus du compte courant, les mouvements de capitaux et financiers. À côté de ces deux notions, une statistique souvent citée prête à confusion : la variation du « stock d’actifs en devises » détenus par les institutions financières et l’autorité monétaire. Voir une hausse de ces actifs et parler d’« excédent de balance des paiements » est un raccourci dangereux. Une progression de la valeur de l’or ou une réévaluation d’actifs extérieurs peut gonfler ce « stock » sans que les échanges réels avec l’étranger soient devenus excédentaires. C’est précisément ce qui s’est produit récemment. L’indicateur de variation nette des avoirs en devises a montré un « plus » important en 2024, et même un cumul positif sur les sept premiers mois de 2025. Mais ce « plus » est d’abord comptable, tiré par la hausse du prix de l’or et d’autres valorisations, pas par un retournement structurel des échanges. La photographie réelle des transactions reste, elle, déficitaire.
Le trou noir du commerce extérieur : 17 milliards de déficit marchand
Le moteur principal du déséquilibre reste la balance commerciale des biens. Elle affiche un déficit d’environ 17 milliards de dollars. Tant que ce gouffre n’est pas rétréci, le compte courant restera entraîné vers le rouge. La mécanique est simple. Les importations de produits énergétiques, de biens de consommation et d’intrants essentiels pèsent lourd, tandis que les exportations de biens ne suivent pas le rythme. Les services et les transferts (tourisme, remises de la diaspora) compensent une fraction de ce déficit marchand, mais pas la totalité. Le poids du « trou » primaire explique pourquoi le léger mieux des deux dernières années ne suffit pas à parler d’inflexion. Il faudra soit réduire les importations incompressibles par des gains de productivité logistique et énergétique, soit mieux monétiser des services échangeables pour stabiliser l’ensemble.
Décomposer le déficit : marchandises, services, revenus, transferts
Regarder le déficit en blocs aide à agir. Le bloc « marchandises » est le plus volumineux et le plus difficile à corriger vite. Il dépend de la facture énergétique, des besoins d’intrants industriels et de la consommation en biens finis. Le bloc « services » offre, lui, des marges plus rapides. Le tourisme, l’hôtellerie, la restauration haut de gamme, les services professionnels et informatiques, l’éducation privée internationale et la santé peuvent générer des entrées en devises visibles sur un horizon court. Le bloc « revenus primaires » (intérêts, dividendes) reste contraint par la situation financière et le faible investissement étranger direct. Le bloc « transferts » s’appuie largement sur la diaspora. Il amortit les chocs, mais il est volatil et sensible à l’humeur mondiale comme aux cycles de voyage. En rendant ces quatre tiroirs intelligibles, on sort d’une approche fataliste et on cible des leviers réalistes.
Pourquoi le « faux excédent » trompe les observateurs pressés
La tentation est grande d’afficher une bonne nouvelle quand la valorisation des avoirs extérieurs progresse. Mais confondre « variation de stock » et « flux net avec le monde » mène à des diagnostics erronés. La hausse de la valeur de l’or détenu par les institutions financières gonfle mécaniquement le poste « actifs en devises » sans qu’un seul dollar net n’ait été gagné via les échanges. De même, des réévaluations d’actifs ou des effets de prix peuvent donner l’illusion d’un coussin extérieur plus confortable. Cette illusion statistique fait deux dégâts. Elle retarde des décisions d’ajustement qui, de toute façon, finiront par s’imposer. Elle brouille la communication publique, nourrit les malentendus et expose à des désillusions coûteuses lorsque l’agrégat « réel » — le compte courant — reparle.
Où se gagnent les premiers points : services échangeables et logistique
À court terme, l’espace d’amélioration le plus accessible vit dans les services échangeables et la logistique. Côté services, deux familles pèsent. Les services aux personnes (tourisme, santé, éducation, événements) dont les flux sont très sensibles à la perception de stabilité et à la qualité de l’accueil. Les services aux entreprises (conseil, IT, design, back-office) qui tiennent à la qualité des talents, à l’infrastructure numérique et au coût relatif. Côté logistique, la valeur se crée dans les « minutes » gagnées plutôt que dans des annonces spectaculaires. Réduire le temps de séjour des conteneurs import, fiabiliser les créneaux à quai, fluidifier la chaîne documentaire douane–port a un effet immédiat sur le coût d’importation et la rotation des stocks. Chaque heure économisée à l’interface logistique diminue la facture en devises de l’économie et améliore la compétitivité prix des entreprises locales.
Ce que changent — vraiment — les « jours records » portuaires
Une pointe de manutention réussie au port n’est pas un remède macroéconomique. C’est un signal. Le traitement de 10 166 EVP en une seule escale, avec un navire au méthanol, prouve un potentiel opérationnel et une compatibilité avec la flotte en transition. Mais l’effet sur la balance des paiements ne naît que si la performance se répète et se propage jusqu’au camion, au quai aval, à la douane, puis à l’entrepôt du client final. Sans répétabilité, la perception de risque des armements et des assureurs ne change pas. Sans propagation, le coût d’importation supporté par l’économie ne bouge pas. La translation « pic → trajectoire → coût » demande donc des publications régulières de chiffres simples et opposables : temps de séjour médian, productivité par portique, fiabilité des créneaux, délais documentaires au guichet.
Indicateurs utiles : peu de nombres, mais publiés à heure fixe
Il suffit de quatre indicateurs hebdomadaires pour ancrer la confiance et, in fine, contenir la facture extérieure. Un, le temps de séjour médian des importations, qui mesure la vitesse à laquelle l’économie récupère ses intrants. Deux, la productivité par portique sur tranches horaires, qui renseigne sur la stabilité de la cadence. Trois, la fiabilité des créneaux à quai, exprimée en pourcentage, garantissant aux transitaires une organisation prévisible. Quatre, les délais documentaires douaniers standards, qui traduisent l’efficacité de la chaîne administrative. Ces séries, sobres et répétées, aident les acteurs privés à décider et limitent les surstocks coûteux. Moins de stock tampon, c’est moins de devises immobilisées. À l’échelle d’un semestre, cet effet « de sable fin » se voit dans le compte courant.
Le biais de lecture le plus fréquent : compter les dollars « psychologiques »
Dans une économie bousculée, les récits comptent presque autant que les nombres. Un récit enthousiaste sur des « entrées de capitaux » non traçables ou sur une supposée « reprise » sans factures ni contrats export réels crée des dollars « psychologiques ». Ils n’apparaissent jamais dans les comptes et s’évanouissent à la première friction. L’unique moyen d’éviter ces mirages est de relier chaque phrase publique à un indicateur vérifiable, daté, régulier. Le marché comprend vite la différence entre une annonce et une preuve. La balance des paiements aussi.
Tourisme, transferts, IT : ce qui peut bouger en 90 jours
Certains postes du compte courant réagissent vite si l’environnement s’éclaircit. Le tourisme haut rendement reprend sur un faisceau de signaux tangibles : sûreté visible, propreté urbaine minimale, fluidité aéroportuaire, politique de visas lisible. Les transferts de la diaspora suivent, avec une élasticité positive à la perception de stabilité et au calendrier des fêtes. Les services IT progressent lorsque les équipes locales peuvent garantir une connectivité stable, une facturation lisible et une protection contractuelle de base. Ces trois moteurs, s’ils sont actionnés de concert, produisent des flux visibles dans un trimestre. Ils ne comblent pas 17 milliards de déficit marchand, mais ils atténuent le besoin de devises « chères » pour boucler la facture.
Énergie, fret, assurance : trois prix qui font la loi
La sensibilité du compte courant aux prix internationaux demeure élevée. La facture énergétique reste un déterminant premier. Toute stratégie de maîtrise des coûts — diversification des sources, efficacité énergétique des sites critiques, contrats d’approvisionnement plus lisibles — réduit la pression en devises. Le fret et l’assurance sont le second étage. Les surcharges de risque et les reroutages allongent la route et renchérissent chaque importation. La seule réponse réaliste, à court terme, consiste à rendre crédible la régularité opérationnelle des nœuds logistiques, afin de négocier à la baisse les primes spécifiques appliquées au corridor. C’est peu spectaculaire, mais c’est immédiatement monétisable.
Pourquoi l’amélioration 2024 ne doit pas endormir
Voir passer le déficit du compte courant de 7,42 à 5,88 puis 5,56 milliards peut bercer d’illusions. La mauvaise habitude serait de prendre ces pas comme une tendance installée. Or l’économie reste tributaire d’importations essentielles, d’un appareil productif qui peine à exporter et d’un environnement de prime de risque élevé. Le moindre choc externe — prix de l’énergie, grippage d’une route maritime, incident de sécurité — peut effacer en quelques semaines le gain d’un an. La prudence s’impose donc dans le discours public comme dans la planification budgétaire des entreprises. Il faut agir « comme si » les conditions externes ne nous aidaient pas, et transformer chaque journée sans incident en gain logistique concret.
Trois gestes politiques qui ne coûtent presque rien et comptent beaucoup
Premier geste. Publier, chaque semaine, un tableau de bord logistique minimal, sans narration superflue. Deuxième geste. Standardiser et dématérialiser trois procédures documentaires qui créent, à elles seules, un jour de délai de trop dans l’import standard. Troisième geste. Enclencher un pilote d’indexation tarifaire à la qualité de service dans les télécoms, pour sécuriser le socle numérique des services échangeables. Ces gestes ne comblent pas un déficit, mais ils abaissent le coût d’opérer, réduisent les stocks, stabilisent des recettes de services et donnent aux acteurs privés des horizons lisibles.
Mesure de succès : ce que doit montrer la photo à la fin de 2025
La bonne photo n’est pas un communiqué. C’est une suite de quatre courbes. Un temps de séjour médian des conteneurs import qui recule et se stabilise. Une productivité portique qui cesse d’être dentelée. Une fiabilité de créneaux à quai qui dépasse un pallier et s’y maintient. Un délai documentaire standard qui a perdu vingt-quatre heures sans qu’aucune « réforme » compliquée n’ait été votée. Si ces preuves s’installent, le déficit 2025 peut être contenu sous celui de 2024, malgré un environnement international incertain. À ce moment-là, les phrases « optimistes prudentes » auront un sens. Et la balance des paiements cessera d’être un lieu de surprises désagréables pour redevenir un instrument de pilotage.
Ligne directrice
Le pays n’a pas besoin d’un récit héroïque. Il a besoin d’une grammaire d’exécution. Dire exactement où le déficit se fabrique. Agir là où des résultats sont possibles en semaines, pas en années. Publier des chiffres simples que chacun peut vérifier. Accepter que l’amélioration se gagne par répétition de gestes austères plutôt que par annonces sonores. C’est à ce prix que la prochaine ligne du compte courant deviendra, enfin, prévisible. Et que le pays pourra parler d’autre chose que de son déficit sans mentir aux chiffres.


