Comment la guerre reconfigure l’agenda politique interne libanais

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Les frappes israéliennes du 5 juin 2025 ont provoqué un séisme politique bien au-delà des dégâts matériels. Si l’urgence sécuritaire a dominé l’actualité immédiate, cette offensive a également eu pour effet de rebattre les cartes sur le plan institutionnel et stratégique au Liban. L’agenda politique national, déjà en mutation depuis la formation du gouvernement de Nawaf Salam, se retrouve désormais contraint de composer avec de nouvelles priorités : renforcement du consensus national, repositionnements internes, tensions interinstitutionnelles et redéfinition de la relation entre pouvoir civil et appareil sécuritaire.

Mise en pause des querelles institutionnelles : effet de choc ou trêve tactique

Depuis le début de l’année, les tensions entre le gouvernement et certains courants parlementaires bloquaient plusieurs réformes clés, notamment dans les secteurs bancaire et judiciaire. Les frappes du 5 juin ont provoqué une suspension immédiate des antagonismes visibles. Les critiques habituelles des partis d’opposition se sont atténuées, remplacées par des appels à l’unité nationale.

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Ce resserrement du discours politique s’observe dans les communications successives du président de la République, du Premier ministre et du président du Parlement, chacun insistant sur la nécessité de maintenir la cohésion nationale. Les projets de loi conflictuels, comme ceux sur la restructuration financière, ont été momentanément mis en veille, en l’attente de meilleures conditions de débat.

Cette situation évoque moins une véritable réconciliation qu’une suspension temporaire des rivalités. La question reste ouverte : cette trêve tactique survivra-t-elle à la fin de l’alerte sécuritaire ou s’effondrera-t-elle dès le retour au calme ?

Retour en force du Conseil supérieur de défense : centralisation du pouvoir exécutif

Face à la menace extérieure, l’organe qui s’est imposé comme centre décisionnel est le Conseil supérieur de défense, structure d’exception rassemblant les plus hauts responsables civils et militaires. Depuis le 5 juin, cette instance convoque des réunions quasi quotidiennes pour évaluer les développements et orienter la posture de l’État.

Cette centralisation renforce le rôle du président Joseph Aoun, dont le profil de général en retraite s’est révélé un levier de légitimité en période de tension. Elle confère également un poids accru aux ministères régaliens, notamment la Défense et l’Intérieur. Cette concentration du pouvoir décisionnel sur des enjeux sécuritaires contribue à marginaliser, au moins temporairement, les forces partisanes et les commissions parlementaires.

Le risque d’un déséquilibre institutionnel entre exécutif et législatif est réel. Plusieurs députés ont déjà exprimé leur frustration de ne pas être associés aux décisions cruciales, ce qui pourrait relancer le débat sur la gouvernance de crise et les pouvoirs d’exception.

Le Hezbollah face à un dilemme politique et stratégique

La réorientation de l’agenda politique national impacte directement le Hezbollah, dont le positionnement oscillait ces derniers mois entre la défense de ses choix régionaux et la volonté de se présenter comme force politique nationale intégrée. La montée des tensions sécuritaires met le parti chiite sous pression, entre l’exigence de riposte de sa base et les impératifs de retenue exprimés par certains alliés.

L’absence de réponse immédiate aux frappes a été interprétée comme un choix de modération tactique. Cela lui permet de ne pas compromettre les équilibres internes du pays ni provoquer une guerre totale. Mais cette posture a un coût : elle expose le parti à des critiques sur son rôle militaire autonome, remettant en lumière le débat sur la stratégie de défense nationale et le monopole de la violence légitime.

En interne, le Hezbollah doit également gérer une double tension : éviter une guerre dévastatrice tout en conservant son image de pilier de la résistance.

La recomposition du discours présidentiel : souveraineté et unité

Depuis son investiture, Joseph Aoun s’est efforcé de construire une image de président rassembleur, modéré et préoccupé par la réforme institutionnelle. Les frappes israéliennes l’ont amené à adopter une posture plus affirmative, recentrée sur la défense de la souveraineté nationale et de l’unité territoriale.

Le lexique présidentiel a évolué vers un registre martial, plus affirmatif, réclamant notamment la mobilisation de la communauté internationale contre les agressions. Cette transformation s’inscrit dans une logique d’unification du récit national face à un ennemi extérieur. Elle pourrait, à terme, renforcer la légitimité présidentielle dans un système où les prérogatives du chef de l’État sont souvent perçues comme symboliques.

Ce virage pourrait aussi redéfinir la position du président dans la dynamique exécutive, en le plaçant comme garant de la souveraineté et de la cohésion, au-delà des clivages partisans.

Gouvernement Salam : consolidation ou réajustement ?

Le Premier ministre Nawaf Salam, dont les 100 premiers jours ont été marqués par des tentatives de rationalisation de la gestion publique, se retrouve projeté dans une position d’homme d’État confronté à une crise sécuritaire majeure. Son expérience diplomatique et juridique lui confère un capital précieux dans la gestion de cette phase délicate.

Son gouvernement doit néanmoins faire face à un double défi : maintenir le cap des réformes sous contraintes budgétaires et restaurer la confiance dans l’appareil exécutif. Le repositionnement de l’agenda autour de la sécurité nationale pourrait favoriser un consensus temporaire, mais risque de reléguer les dossiers urgents, comme la restructuration bancaire ou l’assainissement du secteur énergétique.

Des voix s’élèvent déjà pour demander un remaniement ministériel ciblé, notamment dans les portefeuilles liés à la reconstruction et à la coordination humanitaire. Le maintien de Salam à la tête du gouvernement ne semble pas remis en cause, mais son équilibre interne devra évoluer.

Tensions interinstitutionnelles latentes : risque de fragmentation

Malgré l’unité affichée, des frictions commencent à apparaître entre les différentes branches de l’État. Les parlementaires critiquent le recours systématique aux décrets exceptionnels. Des figures du pouvoir judiciaire rappellent l’indépendance de leur champ d’action, notamment dans les affaires liées aux violations du droit international.

Dans certaines régions, les gouverneurs et autorités locales réclament davantage de moyens pour faire face à l’afflux de déplacés et à la gestion des secours. Ces revendications mettent en évidence une déconnexion entre le centre décisionnel à Beyrouth et les réalités de terrain.

Le retour d’une fragmentation de l’autorité publique constitue un risque tangible si la crise perdure et que les tensions sécuritaires se doublent d’un effritement de la coordination étatique.

Place des partis traditionnels : entre attentisme et opportunisme

Les partis historiques adoptent une posture de prudence. Les Forces libanaises, le Courant patriotique libre et les Kataëb limitent leurs apparitions médiatiques à des messages de solidarité nationale. Mais des tractations se poursuivent en coulisses autour des alliances à venir et des candidatures régionales.

Certains partis tentent de capitaliser sur la crise pour se repositionner comme acteurs de modération ou défenseurs des institutions. D’autres misent sur une stratégie d’usure, pariant sur l’échec de l’unité nationale pour revenir au cœur du jeu politique.

La redistribution des cartes pourrait s’accélérer si la crise perdure, ouvrant la voie à des recompositions d’alliances, voire à la constitution de nouvelles coalitions transversales.