Alors que le Liban traverse une crise économique et sociale sans précédent, exacerbée par une guerre avec Israël, un débat brûlant éclate autour de la loi sur les loyers non résidentiels, adoptée le 19 décembre 2023 et prévue pour publication au Journal officiel la semaine prochaine. Le Comité de défense des droits des locataires dénonce avec virulence cette mesure, avertissant qu’elle conduira à une « catastrophe sociale sans précédent » en fermant des dizaines de milliers d’entreprises productives et commerciales. À l’opposé, Andira El-Zeheiri, présidente de l’Association libanaise de l’immobilier, salue cette publication comme une « opération légale légitime » qui renforce la Constitution et le droit de propriété individuelle. Ces positions antagonistes révèlent un pays fracturé, où 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté selon la Banque mondiale, et où la tension entre locataires et propriétaires risque d’alimenter une nouvelle vague de chaos. Cette loi est-elle une étape vers la justice ou le prélude à une explosion sociale ?
Contexte de la loi : de la prorogation à la libéralisation
Avant 2019, le secteur locatif libanais – résidentiel et non résidentiel – reposait sur des baux anciens, souvent figés à des loyers symboliques depuis des décennies, inadaptés à l’inflation galopante et à l’effondrement de la livre (100 000 LL/USD en mars 2025). La loi sur les loyers non résidentiels, promulguée par le gouvernement sortant en décembre 2023, vise à libéraliser progressivement ces baux sur 2 à 4 ans, avec des augmentations substantielles (estimées à 8 % de la valeur de la propriété selon le marché). Ce texte, renvoyé au Parlement puis validé récemment par une décision du Conseil d’État sous l’impulsion du Premier ministre Nawaf Salam, cristallise les craintes des locataires et l’approbation des propriétaires.
Dans un communiqué daté du 28 mars 2025, le Comité de défense des droits des locataires fustige « l’entêtement du gouvernement à publier cette loi », estimant qu’elle précipitera « la fermeture de dizaines de milliers d’établissements productifs et commerciaux ». Le texte met en garde contre des conséquences désastreuses dans un contexte de crise économique et sociale aggravée par l’agression israélienne sur plusieurs régions (11 milliards de dollars de dégâts selon l’ONU) et un taux d’inflation de 269 % en 2023 selon les données de l’ONU. En revanche, Andira El-Zeheiri défend cette mesure comme une preuve de « l’engagement de l’État, représenté par le président Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam, à appliquer la Constitution et à respecter le droit de propriété », soulignant qu’elle met fin aux « prorogations anticonstitutionnelles » qui ont lésé les propriétaires pendant des années.
Le Comité des locataires : « Une catastrophe sociale en vue »
Pour le Comité, cette loi menace des centaines de milliers de familles – industriels, commerçants, artisans, employés – qui dépendent des locaux non résidentiels pour leur subsistance. « Dans le contexte actuel de crise économique et sociale, aggravée par l’agression sioniste, cette loi conduira à une nouvelle catastrophe », prévient le communiqué. Les augmentations de loyers, qualifiées d’ »exorbitantes » (pouvant atteindre 20 fois les montants actuels), contraindraient les locataires à quitter leurs locaux, surtout avec une période de transition (2 à 4 ans) jugée insuffisante et l’absence de compensations équitables.
« Nous avions proposé une solution transitoire : une augmentation progressive et raisonnable des loyers résidentiels et non résidentiels, en attendant un congrès national pour étudier la question », ajoute le Comité, déplorant le refus du gouvernement d’écouter cette suggestion. Face à cette impasse, il appelle à un « mouvement rapide » pour empêcher la publication au Journal officiel et récupérer la loi auprès de l’exécutif, exigeant son renvoi au Parlement pour révision. « Si elle est appliquée, les conséquences seront désastreuses et le chaos se généralisera », conclut le texte, évoquant un risque d’agitation sociale dépassant les manifestations de 2019 qui avaient mobilisé 1,5 million de personnes.
Andira El-Zeheiri : « Le droit de propriété avant tout »
À l’inverse, Andira El-Zeheiri célèbre cette loi comme une avancée « légale et légitime » qui rétablit les droits des propriétaires lésés depuis des décennies. Dans son communiqué du 28 mars 2025, elle affirme que sa publication « confirme l’engagement de l’État à respecter la Constitution dans toutes ses normes », citant les décisions du Conseil constitutionnel qui ont jugé les anciennes prorogations des baux inconstitutionnelles. « Il est temps de rendre justice à cette catégorie de citoyens, les propriétaires anciens, dont le droit de propriété a été entravé et qui ont été privés de loyers réels », déclare-t-elle, estimant que la loi met fin aux « lois d’exception » pour uniformiser les baux sous le Code des obligations et des contrats.
Pour El-Zeheiri, cette mesure profite aussi à l’État, dont le Trésor a souffert de loyers symboliques jamais révisés. « C’est une nouvelle étape où chacun doit respecter les lois », insiste-t-elle, invitant les opposants à saisir les tribunaux plutôt que de « répandre des désinformations et troubler les droits des gens ». Elle remercie Georges Adwan, président de la commission de l’administration et de la justice, et tous ceux qui « se sont accrochés au respect de la Constitution hors des intérêts étroits », saluant le soutien parlementaire à cette initiative.
Contexte de crise : un pays à bout de souffle
Ce débat survient dans un Liban exsangue. Depuis 2019, l’effondrement économique a fait chuter la livre de 98 %, réduit le pouvoir d’achat (un salaire de 75 millions LL équivaut à 750 dollars), et plongé 80 % de la population dans la pauvreté. La guerre avec Israël, entamée en 2023, a aggravé la situation : plus de 11 milliards de dollars de dégâts, des centaines de milliers de déplacés, et des régions du Sud et de l’Est dévastées. Dans ce chaos, les locataires estiment que la hausse des loyers menace leur survie économique, tandis que les propriétaires jugent l’ancien système inéquitable, avec des loyers parfois bloqués à 100 dollars par an contre une valeur marchande de 10 000 dollars à Beyrouth.
Castro Abdallah, président du Comité de défense des droits des locataires anciens, avait qualifié cette loi de « déplacement forcé », soulignant que les « loyers de référence exorbitants » (8 % de la valeur immobilière) dépassent les capacités des locataires, surtout sans « indemnité de départ » juste. Les propriétaires, eux, arguent que ces loyers figés violent leurs droits fondamentaux depuis des décennies.
Conséquences possibles : chaos ou stabilité ?
Le Comité de défense des droits des locataires met en garde contre un « chaos » si la loi est publiée. La fermeture de dizaines de milliers d’entreprises – commerces, ateliers, bureaux – pourrait anéantir des centaines de milliers d’emplois, notamment dans un secteur informel représentant 50 % de l’économie selon l’Organisation internationale du travail. « Les conséquences seront désastreuses », prévient le Comité, craignant des manifestations violentes dans un pays déjà à bout, marquées par la faim et le désespoir. Son appel à « agir rapidement » et à renvoyer la loi au Parlement mise sur des amendements pour protéger les locataires.
À l’opposé, Andira El-Zeheiri voit dans cette publication une garantie de stabilité juridique, mettant fin aux « atteintes à la Constitution » comme les prorogations votées par le Parlement et annulées par le Conseil constitutionnel. Pour elle, cela renforcera les recettes de l’État et encouragera l’investissement immobilier. « Que ceux qui ont un problème saisissent la justice », insiste-t-elle, rejetant tout mouvement populaire qui perturberait l’application de la loi.
Positions divergentes : qui paiera le prix ?
Le Comité considère que les locataires – industriels, artisans et employés touchés par la guerre – seront les victimes de cette loi. « Des centaines de milliers de familles seront déplacées économiquement », affirme le communiqué, reprochant au gouvernement d’ignorer une proposition d’augmentation progressive (par exemple, de 100 à 500 dollars annuels) en attendant un congrès national. Cette approche visait un équilibre entre locataires et propriétaires.
Mais pour El-Zeheiri, les propriétaires sont les véritables lésés d’un système « injuste ». « Ils ont été privés de loyers réels pendant des années », argue-t-elle, voyant dans la loi une fin aux « favoritismes » ayant profité aux locataires. Son soutien à Georges Adwan et Nawaf Salam reflète une vision légaliste qui privilégie le droit de propriété, même au risque de troubles sociaux.
Scénarios à venir
- Application de la loi : Si elle est publiée la semaine prochaine, les augmentations débuteront immédiatement, entraînant des fermetures d’entreprises et des manifestations. L’économie, dépendante du secteur informel, pourrait perdre des milliers d’emplois, avec un risque de chaos social amplifié par la guerre.
- Retrait ou révision : Une mobilisation des locataires pourrait pousser le gouvernement à suspendre la publication et renvoyer la loi au Parlement. Une version amendée, avec des hausses modérées et des compensations, éviterait une crise immédiate, mais retarderait la résolution pour les propriétaires.
- Statu quo judiciaire : Si les locataires saisissent les tribunaux, comme suggéré par El-Zeheiri, des batailles juridiques pourraient geler la loi pendant des mois, prolongeant l’incertitude pour tous.
Une société au bord du gouffre
Avec un PIB réduit à 18 milliards de dollars (contre 55 milliards en 2018), une inflation écrasante, et une guerre dévastatrice, le Liban n’a plus de marge de manœuvre. La loi sur les loyers non résidentiels cristallise une lutte entre survie économique et droits constitutionnels. Le Comité redoute une « catastrophe sociale », tandis qu’El-Zeheiri y voit une « nouvelle ère » de justice. Entre ces deux visions, le pays risque soit une stabilisation fragile, soit une explosion qui rappellerait les pires heures de 2019.