Le Liban traverse une crise économique sans précédent depuis 2019, marquée par une dévaluation de la livre libanaise de plus de 98 %, une inflation vertigineuse et une chute du pouvoir d’achat qui a plongé 44 % de la population dans la pauvreté, selon un rapport de la Banque mondiale de mai 2024. Dans ce contexte, les tendances en matière de santé et bien-être évoluent de manière significative : les soins médicaux coûteux, jadis accessibles à une classe moyenne prospère, sont délaissés au profit de solutions naturelles et abordables. Paradoxalement, malgré cette précarité financière, les salles de sport et centres de bien-être enregistrent une demande croissante, témoignant d’une quête de résilience physique et mentale. Parallèlement, la consommation de produits bio et locaux augmente, bien que réservée à une élite aisée.
Une crise économique qui redéfinit les priorités de santé
La crise économique libanaise a bouleversé l’accès aux soins médicaux, autrefois un point fort du pays dans la région. Avant 2019, le Liban se targuait d’un système de santé sophistiqué, axé sur les hôpitaux privés et les soins tertiaires, avec 22,71 médecins pour 10 000 habitants – l’un des ratios les plus élevés de la Méditerranée orientale. Mais la dévaluation de la livre, passée de 1500 à plus de 100 000 contre un dollar sur le marché noir en 2024, a rendu les consultations, les médicaments et les hospitalisations inabordables pour la majorité. En 2023, une étude estimait que 3,7 millions de personnes, soit plus de la moitié de la population, avaient besoin d’assistance médicale humanitaire, un chiffre incluant des Libanais vulnérables, des réfugiés syriens et palestiniens.
Les pénuries de médicaments, aggravées par la fin des subventions en novembre 2021 pour la plupart des traitements sauf le cancer, ont forcé les patients à se tourner vers des alternatives. En 2022, Amnesty International rapportait que 31,6 % des personnes interrogées ne pouvaient plus consulter leur médecin principal, citant le coût des consultations (66 %) et l’émigration des praticiens (32 %) comme raisons principales. Un patient atteint de la maladie de Crohn, interrogé en 2023, expliquait avoir dû importer des médicaments non homologués de l’étranger, entraînant des complications faute de suivi médical adéquat. En 2024, 40 % des médecins avaient quitté le pays depuis 2019, selon le syndicat des médecins, laissant un système de santé exsangue.
Face à ces coûts prohibitifs, de nombreux Libanais se rabattent sur des solutions naturelles. Les remèdes traditionnels, comme les infusions de thym sauvage (zaatar) pour les maux respiratoires ou l’huile d’olive pour les problèmes digestifs, gagnent en popularité, selon des témoignages recueillis en 2023. Ces pratiques, ancrées dans la culture levantine, sont perçues comme une alternative économique et accessible, bien que leur efficacité reste limitée pour les maladies graves. Une femme de 57 ans, interviewée en 2021 par Médecins Sans Frontières (MSF), expliquait : « Je prends mes plantes parce que je ne peux pas payer l’hôpital », une réalité partagée par beaucoup dans un pays où les dépenses de santé ont été réduites de 40 % par le gouvernement entre 2018 et 2022, selon le ministre caretaker Firas Abiad.
Le paradoxe des salles de sport : une demande croissante malgré la crise
Dans un contraste saisissant avec l’abandon des soins médicaux coûteux, les salles de sport et centres de bien-être connaissent une popularité inattendue au Liban, malgré la baisse drastique du pouvoir d’achat. Avant la crise, les gyms étaient un luxe pour une classe moyenne et supérieure, avec des abonnements mensuels oscillant entre 50 et 100 dollars – une somme raisonnable à l’époque où le dollar valait 1500 livres. En 2024, avec un salaire minimum stagnant à 9 millions de livres (environ 90 dollars au taux du marché noir), ces abonnements, souvent payables en dollars frais, représentent un sacrifice financier colossal. Pourtant, la demande ne faiblit pas, un paradoxe qui intrigue et révèle une transformation des priorités.
En 2023, un rapport notait une augmentation des inscriptions dans les salles de sport à Beyrouth, Tripoli et Saïda, portée par une jeunesse cherchant à préserver sa santé physique et mentale dans un climat de stress chronique. « Aller au gym, c’est ma thérapie », témoignait un jeune homme de 28 ans à Beyrouth en 2024, reflétant une tendance où l’exercice devient un exutoire face aux crises multiples – explosion du port, pandémie, instabilité politique. Une étude de 2022 sur un échantillon de patients libanais avec diabète et hypertension révélait un score moyen de stress de 5,03 sur 7, attribué à 96,8 % à la crise économique et à 91,8 % aux pénuries de médicaments. Dans ce contexte, les salles de sport offrent un contrôle sur un bien-être que les hôpitaux ne peuvent plus garantir.
Ce paradoxe s’explique aussi par une dollarisation croissante de l’économie. Les ménages ayant accès à des revenus en dollars – via des emplois à distance ou des transferts de la diaspora, qui ont bondi de 13 % du PIB avant 2019 à 30 % en 2022 – maintiennent un pouvoir d’achat suffisant pour ces dépenses. En 2023, une salle de sport haut de gamme à Achrafieh proposait des abonnements à 80 dollars par mois, incluant yoga et pilates, et affichait complet malgré la crise. Les centres plus modestes, facturant en livres à des taux ajustés (environ 1 à 2 millions de livres, soit 10-20 dollars), attirent une clientèle locale moins fortunée mais tout aussi déterminée. « Les gens préfèrent payer pour un gym que pour un médecin qu’ils ne verront qu’en urgence », observait un gérant de salle à Tripoli en 2024, un choix pragmatique dans un pays où une consultation peut coûter 50 dollars, hors médicaments.
Les centres de bien-être, intégrant méditation et thérapies alternatives, suivent cette tendance. En 2023, des cours de mindfulness à Beyrouth, animés par des professionnels locaux, attiraient des groupes prêts à débourser jusqu’à 20 dollars par séance, un investissement dans la santé mentale jugé plus accessible que les psychologues, dont les tarifs atteignent 70 dollars. Ce paradoxe – sacrifier des soins médicaux vitaux pour des activités de bien-être – reflète une société qui privilégie la prévention et le contrôle personnel face à un système de santé en lambeaux.
Produits bio et locaux : une tendance réservée aux élites
La consommation de produits biologiques et locaux connaît une hausse notable au Liban, mais reste un privilège des classes aisées. Avant la crise, les marchés bio étaient marginaux, avec des initiatives comme Souk el Tayeb, lancé en 2004 à Beyrouth, qui promouvait les produits fermiers. En 2024, la demande pour ces produits – huile d’olive artisanale, zaatar sauvage, miel de montagne – a grimpé, portée par une prise de conscience des bienfaits d’une alimentation saine dans un contexte de pénuries alimentaires et d’insécurité nutritionnelle. En 2021, 49 % des réfugiés syriens et une part croissante des Libanais étaient en insécurité alimentaire, selon le Vulnerability Assessment of Syrian Refugees (VASyR), poussant les plus fortunés à chercher des alternatives de qualité.
Cependant, ces produits restent hors de portée pour la majorité. En 2023, un litre d’huile d’olive bio coûtait environ 20 dollars dans les boutiques spécialisées de Beyrouth, contre 5 dollars pour une version industrielle importée avant la crise. Le zaatar, vendu à 10 dollars le kilo dans les marchés locaux, dépasse le budget des ménages moyens, où 70 % réduisent leur consommation alimentaire, selon une enquête de Human Rights Watch en 2022. Cette tendance est donc concentrée parmi les élites dollarisées – expatriés rapatriés, employés de multinationales, ou familles recevant des remises de la diaspora – qui représentent une minorité préservée dans une économie où le PIB par habitant a chuté de 36,5 % entre 2019 et 2021.
Des initiatives comme les jardins communautaires à Zahlé ou les coopératives dans la Bekaa tentent de démocratiser l’accès à ces produits, mais leur impact reste limité. En 2023, une coopérative de femmes à Kfar Zabad produisait des légumes bio pour les marchés locaux, mais les coûts de transport et la faible demande hors des cercles aisés freinaient l’expansion. « Les riches mangent bio, les pauvres mangent ce qu’ils trouvent », résumait un agriculteur en 2024, un constat amer dans un pays où l’inflation alimentaire a atteint 278 % en août 2023.
Une société en quête de bien-être dans l’adversité
Ces tendances – abandon des soins médicaux coûteux pour des remèdes naturels, boom des salles de sport malgré la crise, et essor des produits bio chez les riches – révèlent une société libanaise en pleine mutation. La crise a forcé un retour aux solutions traditionnelles, souvent perçues comme un palliatif faute de mieux, tandis que l’engouement pour le fitness traduit une volonté de reprendre le contrôle dans un environnement chaotique. En 2024, MSF rapportait que les besoins en santé mentale explosaient, avec des cliniques gratuites débordées par des patients cherchant à gérer stress et anxiété – un fardeau que les gyms et le yoga tentent aussi d’alléger.
Le contraste entre ces choix est frappant : alors que 84,2 % des Libanais interrogés en 2022 exprimaient leur insatisfaction envers le système de santé, selon une étude, les dépenses pour le bien-être personnel augmentent chez ceux qui le peuvent. Ce paradoxe reflète une fracture sociale croissante, où les plus démunis se contentent de survie, tandis que les élites investissent dans une santé préventive devenue un marqueur de statut. « La santé est le nouveau luxe », notait un observateur en 2024, une réalité incarnée par les abonnements aux gyms et les paniers bio, inaccessibles à une population où 70 % réduisent leurs dépenses de santé, selon Human Rights Watch.
Un avenir incertain pour la santé et le bien-être
Ces tendances, bien qu’encourageantes pour certains, soulignent les inégalités d’un Liban en crise. Les solutions naturelles, bien que pratiques, ne remplacent pas un système médical défaillant, où les hôpitaux privés risquent la fermeture et où les centres de soins primaires, soutenus par des ONG, manquent de fonds – leur part du budget santé stagnant à 3 % en 2022, selon le ministère de la Santé. Les salles de sport et centres de bien-être, malgré leur popularité, restent un privilège, incapables de répondre aux besoins médicaux urgents comme les maladies chroniques ou les cancers, dont les traitements sont rares et coûteux.
La hausse des produits bio, limitée aux riches, ne résout pas l’insécurité alimentaire de masse, qui touche désormais des millions de Libanais et de réfugiés. Sans réformes économiques – fin de la corruption, recapitalisation bancaire, aide internationale – ces initiatives resteront des pansements sur une plaie béante. En attendant, la jeunesse et les classes moyennes, autrefois moteurs du pays, oscillent entre résilience et résignation, cherchant dans le bien-être un refuge face à un avenir incertain.