Le système politique libanais a voulu constituer, une synthèse improbable, entre deux systèmes politiques différents  voire contradictoires : la fédération de communautés (pacte national) et la démocratie parlementaire unitaire (constitution libanaise de  1926, inspirée  de celle de la troisième république  (1870-1940) en France et amendée par les accords de Taëf de 1989).

Ce qui a fini par créer une confusion car le politicien est laissé libre, d’utiliser selon ses convictions et ses intérêts, l’un ou l’autre système, sans que cela paraisse illogique ou qu’il ait à rendre des comptes, quitte parfois  à détourner les institutions et à les rendre dysfonctionnelles.

Certes dans ses idéaux et ses ambitions, le Liban s’est voulu porteur, d’un message quasi métaphysique (pays message de Jean Paul II), celui de réunir sur une même terre, un pluralisme culturel, qui est reconnu et nié à la fois. Nous reconnaissons les communautés et répartissons les droits politiques, tout en prônant des principes de démocratie égalitaire. La crise qui touche les institutions  aujourd’hui, n’est que la énième crise qui traverse les institutions libanaises, depuis la proclamation du Grand Liban (1920).

Les différents pouvoirs répartis entre les communautés, ne sont que des aménagements politiques et au-delà de leur contenu, ils donnent la possibilité certes, d’être représentés équitablement  mais par là même, offrent l’autre  possibilité, de pouvoir bloquer le système le cas échéant, dans son ensemble. D’où la situation surréaliste aujourd’hui, d’avoir des élections présidentielles, bloquées institutionnellement, depuis bientôt deux ans, avec des candidats parlementaires déclarés, qui ne se présentent pas eux-mêmes, à la chambre des députés et bloquent obstinément le quorum, s’ils ne sont pas sûrs d’être élus. Le président de la chambre qui doit lui-même, veiller et  assurer la continuité des institutions justifie, compte tenu de son appartenance communautaire, l’absence des parlementaires, comme un droit démocratique…. de bloquer la  démocratie.

 Encore une fois, au-delà des personnes, le système politique libanais  peut être détourné, de et par  lui-même car il accorde, des espaces gardés institutionnels, au cœur de ce qui devrait être, une démocratie parlementaire unitaire. On ne peut affirmer, simultanément et arbitrairement, selon sa convenance, le pacte national (fédération des communautés) et la constitution (système parlementaire unitaire), sans qu’il y ait la tentation, en cas d’intérêts étriqués, de pervertir l’un par l’autre.

Les candidats aux différents postes de pouvoir au Liban, veulent être élus, au mieux démocratiquement, au pire unilatéralement. Ils veulent un pluralisme démocratique, qui convient à leurs besoins communautaires. Le système politique libanais est contradictoire dans son essence. Il crée des institutions à la fois démocratiques et inégalitaires (communautaires), alors que la démocratie repose sur le principe d’égalité  .Ceci est dû à son pluralisme culturel, qui veut se présenter également, comme un pluralisme politique dans un système unitaire.

La France connaît aujourd’hui un débat similaire, avec la déchéance de la nationalité, inscrite dans le code civil et qu’on voudrait  inscrire, dans la constitution. Mais comment faire pour ne pas créer des apatrides (uni nationaux) et en même temps ne pas discriminer les communautés (bi nationaux) ? Le débat sur cette question symbolique (son application serait rare et  quasi impossible car comment juger  et déchoir un terroriste, qui s’est enfui ou s’est  déjà suicidé), a fait rage et a donné lieu, à des dialogues de sourds surréalistes et à des prises de position inattendues, en fonction des préjugés idéologiques ou communautaires et des calculs politiciens. En France aujourd’hui, nous commençons à vivre comme au Liban (depuis sa proclamation) la contradiction entre le pluralisme culturel (communautarisme ou fédération de communautés) et le pluralisme politique (démocratie égalitaire).

 Le pluralisme culturel repose sur un arrangement mutuel, un compromis équitable, un équilibre institutionnel, pour garantir la représentation constante de tous  et éviter la dictature ou la guerre civile. Le pluralisme démocratique repose sur le principe d’égalité, la loi ponctuelle  du nombre,  pour garantir l’alternance au pouvoir et éviter la dictature. La France affronte aujourd’hui avec la question du pluralisme culturel (qui se manifeste chaque jour, d’une manière ou d’une autre et s’est cristallisée, sur l’inscription de l’état d’urgence et de la déchéance nationale dans la constitution) quelques symptômes des crises existentielles et politiques, que connait le Liban depuis presqu’un siècle. Il faudrait un jour trancher, soit pour le pluralisme culturel, source de richesses  mais qui peut s’il est instrumentalisé, mener à la guerre civile,  soit  pour le pluralisme politique démocratique, qui peut s’il est détourné, mener à la dictature.

Au cœur de ce débat et au-delà des systèmes politiques et des arrangements constitutionnels, se profile la question existentielle et vitale, de l’identité culturelle. Comment être en même temps, identique et différent, au sein d’une  même entité nationale ? Comment appartenir tour à tour, à une minorité culturelle structurante (communauté) qui peut difficilement  varier (sinon démographiquement)  et à une minorité politique (démocratie) qui varie selon l’exercice politique, avec le mécanisme régulateur de l’alternance au pouvoir, entre la majorité et l’opposition.

Le grand enjeu pour toutes les sociétés aujourd’hui au cœur de la mondialisation demeure la question identitaire. Qu’est ce qui définit l’identité culturelle : Est-ce l’appartenance religieuse, linguistique, raciale ou les mœurs ? Comment constituer une même entité  cohérente, en préservant nos spécificités culturelles, sans sombrer ni dans l’enfer  des dictatures totalitaires, ni dans le chaos de la guerre civile ?

Au Liban, faudrait  il un véritable  coup d’état de l’armée (et non l’élection du commandant en chef de l’armée en tant que civil, à la tête de l’état car il se retrouve prisonnier, du jeu politique qu’il ne maîtrise pas, du moins au début) ou cela pourrait entraîner, le risque d’une dictature assortie à terme d’une guerre civile ?

La question identitaire devrait être relativisée pour ne pas être idéologisée (brandie comme un absolu).L’identité devrait être inscrite au préalable, dans une grille paramétrique de compensation, pour pouvoir permettre, un processus dynamique suffisant d’identification.

On se reconnaît comme identiques au départ, pour pouvoir aménager accessoirement par la suite, ses différences. Si on se reconnaît au départ, comme irrémédiablement différents, le fait de vivre ensemble, n’est plus un choix consenti et intériorisé mais un pis aller, une contrainte par défaut, une solution provisoire, qui risque d’être remise en question par l’expansion militaire ou démographique (natalité ou migration).

Sommes-nous des citoyens égaux, issus d’une même culture démocratique rattachée strictement à l’individu ou appartenons-nous, à des communautés culturelles, qui nous structurent et qui se retrouvent plus ou moins inscrites provisoirement, dans une entité nationale versatile et fluctuante.

 La non élection d’un président de la république depuis deux ans, avec le blocage de la constitution au Liban et la difficulté d’introduire sereinement, de petits aménagements symboliques, autour de l’état d’urgence et de la déchéance de la nationalité dans la constitution en France ,par les parlementaires divisés sur eux-mêmes, tant dans la majorité que l’opposition, reflètent cette ambivalence de la question identitaire : il faudra pourtant un jour , définir honnêtement  et choisir  clairement,  pour pouvoir durer.

Bahjat Rizk
Avocat à la cour, écrivain libanais, professeur universitaire, attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’UNESCO (depuis 1990) a représenté le Liban à de multiples conférences de l’UNESCO (décennie mondiale du développement culturel-patrimoine mondial

2 COMMENTAIRES

  1. Dr. Rizk, de bon matin! ya fettah! ya h3alim! Et pourtant, vous avez absolument raison. Mais nos pauvres meninges sont fatiguees.Entre le problemes des dechets, celui de la Dette qui enfle gigantesquement,nous devons encore nous preoccuper de savoir si nous sommes druzes d’abord ou Libanais? Je sais. Je sais. Tot ou tard il faudrait trouver une reponse a cette question.Mais ne pouvons-nous pas essayer, entretemps, d’arrondir les angles? Agir comme vous le suggerez serait agir comme deux personnes qui se font face, sur une espace de un metre carre seulement, au haut d’un precipice dangereux. Chacun exige son propre espace vital au risque de faire tomber l’autre qui risquerait de l’entrainer lui aussi, en tombant.Que faire, dans un pareil cas? Je crois vous avoir procure par cette image les premices d’une solution. Ne pensez-vous pas?

    • vous avez raison docteur Sabat ;merci pour vos commentaires et vos articles publiés ,que je lis avec un vif intérêt. Je sais qu’en situation d’urgence, il faut parer au plus pressé mais ma contribution depuis que je publie sur la question identitaire ,c’est de proposer une réflexion structurelle à long terme , qui part du Liban mais ne se limite pas uniquement au Liban(d’où l’identité pluriculturelle libanaise et les paramètres d’Hérodote) .
      Depuis 20 ans que j’écris sur ce sujet je reçois toujours la même réponse :ce n’est pas le moment, il faudrait trouver des réponses immédiates….Je pense que certains discours doivent être orientés vers l’action et d’autres vers la compréhension .Ce sont deux niveaux qui se complètent mais qui n’interviennent pas au même moment…..Les politiciens décident et les intellectuels proposent…Que voulez vous ,il faut pour chacun une ligne directrice, pour rester crédible et avancer avec ses moyens.

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