Dans un Liban plongé dans une crise économique et institutionnelle sans précédent, la solidarité populaire émerge comme un pilier essentiel de la vie quotidienne, redéfinissant les dynamiques sociales dans les quartiers populaires de Beyrouth, Tripoli et la Bekaa. Face à l’effondrement des services publics, les citoyens s’organisent spontanément pour combler les vides laissés par un État défaillant. De la distribution alimentaire aux initiatives éducatives en passant par des applications numériques, ces gestes solidaires, souvent portés par des individus sans affiliation politique, maintiennent un lien social vital et incarnent une forme de résistance douce dans un pays où tout semble s’écrouler.
Une réponse spontanée à l’effondrement des services publics
Dans les quartiers populaires, où les services de base comme l’électricité, l’eau et les soins médicaux sont quasi inexistants, les habitants ont pris l’initiative de pallier les carences institutionnelles. À Beyrouth, Tripoli et dans la Bekaa, des associations locales organisent chaque semaine des distributions alimentaires, souvent sous forme de repas communautaires servis dans des mosquées ou des écoles transformées en lieux de rassemblement. Ces efforts, amplifiés durant le mois de Ramadan, traduisent un esprit de partage renforcé par les traditions communautaires, mais aussi par la nécessité impérieuse de répondre à une pauvreté extrême qui touche plus de 80 % de la population depuis le début de la crise économique en 2019.
Des bénévoles, souvent des habitants ordinaires, cuisinent chez eux pour des dizaines de familles, préparant des plats simples mais essentiels qui permettent à leurs voisins de tenir face à l’inflation galopante. À Dahieh, dans la banlieue sud de Beyrouth, un groupe de jeunes a lancé un service de livraison solidaire destiné aux personnes âgées, acheminant des repas ou des produits de première nécessité à ceux qui ne peuvent plus se déplacer. Ces initiatives, modestes en apparence, reposent sur une organisation de proximité et un sens aigu de la responsabilité collective, palliant l’absence de programmes étatiques de soutien social.
L’éducation et la santé au cœur des efforts citoyens
La solidarité ne se limite pas à l’aide alimentaire. Dans un pays où le système éducatif public s’est effondré, laissant des milliers d’enfants déscolarisés en raison de la fermeture d’écoles ou de l’incapacité des familles à payer des frais, des enseignants retraités interviennent bénévolement. Ils donnent des cours à domicile ou dans des espaces improvisés, offrant aux élèves un accès à l’apprentissage malgré les circonstances. Ces leçons, couvrant souvent les matières de base comme les mathématiques et l’arabe, permettent à des enfants de maintenir un lien avec l’éducation, dans un contexte où l’abandon scolaire menace une génération entière.
En parallèle, des réseaux informels s’organisent pour répondre aux besoins médicaux. Dans certains quartiers, des médecins ou infirmiers à la retraite mettent leurs compétences au service des plus démunis, tandis que des collectes locales financent des médicaments pour les malades chroniques. Ces actions, bien que limitées par le manque de ressources, constituent des bouées de sauvetage dans un système de santé publique dévasté par des années de sous-financement et par les pénuries aggravées depuis la crise.
Une auto-organisation portée par la société civile
L’auto-organisation est au cœur de cette solidarité populaire. À Tripoli, un ancien restaurateur a transformé son savoir-faire en un acte de générosité quotidienne, préparant une soupe populaire ouverte à tous, sans distinction de statut ou de confession. Cette initiative, née d’un élan personnel, attire chaque jour des dizaines de personnes dans une ville où la faim est devenue une réalité omniprésente. Dans d’autres régions, des réseaux WhatsApp ont vu le jour pour identifier les familles en détresse, coordonnant les dons de nourriture, de vêtements ou d’argent au sein d’une rue ou d’un immeuble. Ces groupes, souvent créés par des voisins sans lien avec des partis politiques, fonctionnent grâce au bouche-à-oreille, remplaçant une administration publique devenue inopérante.
Les femmes jouent un rôle moteur dans ces dynamiques. Dans de nombreux quartiers, elles mobilisent leurs communautés, organisant des collectes, cuisinant en groupe ou sensibilisant les habitants aux besoins les plus urgents. Leur implication, ancrée dans une tradition de soutien familial, dépasse désormais le cadre domestique pour devenir une force collective qui structure la solidarité locale. À leurs côtés, des jeunes diplômés, notamment en informatique, apportent une touche d’innovation en développant des applications de dons locaux. Ces outils numériques permettent de connecter les donateurs aux bénéficiaires, facilitant la distribution de ressources dans un pays où les infrastructures technologiques officielles sont défaillantes.
Une solidarité qui transcende les divisions
Ces initiatives se distinguent par leur caractère spontané et leur indépendance vis-à-vis des affiliations politiques ou confessionnelles, dans un Liban historiquement marqué par ces clivages. Elles créent des ponts entre classes sociales, confessions et générations, unifiant les habitants autour d’un objectif commun : survivre à la crise. À Dahieh, majoritairement chiite, ou à Tripoli, à dominante sunnite, les efforts solidaires ne discriminent pas, offrant un contraste saisissant avec les divisions qui ont souvent paralysé le pays. Cette unité dans l’action restaure un sentiment d’utilité partagée, redonnant une dignité collective aux Libanais face à l’imprévisibilité de leur quotidien.
Les habitants perçoivent ces réseaux de solidarité comme des « refuges » dans un pays où les institutions ont abandonné leurs fonctions essentielles. Le geste désintéressé, qu’il s’agisse de cuisiner pour un voisin ou d’enseigner à un enfant, devient un acte politique, une affirmation de résilience face à l’inaction de l’État. Cette solidarité dépasse les simples réponses matérielles : elle reconstruit du lien social là où tout semble se désagréger, offrant un contrepoint humain à la désolation économique et politique.
Une tradition communautaire réinventée
La solidarité populaire s’inscrit dans une tradition communautaire ancienne au Liban, où les familles, les villages et les confessions ont souvent compensé les faiblesses de l’État central. Cependant, les initiatives actuelles vont au-delà de ce modèle traditionnel. Elles ne se limitent plus aux cercles familiaux ou religieux, mais s’étendent à des réseaux plus larges, portés par une société civile inventive et résiliente. À travers ces pratiques, les Libanais réaffirment leur capacité à s’adapter, transformant la nécessité en une force créatrice qui maintient la cohésion sociale.
Ces efforts, bien que modestes en échelle, ont un impact tangible. Ils permettent à des enfants de continuer à apprendre malgré la fermeture des écoles, à des malades d’accéder à des soins élémentaires dans un système de santé en ruines, et à des familles de manger dans un contexte où le panier alimentaire moyen est devenu hors de portée. En limitant les effets de la pauvreté extrême, ces initiatives empêchent une dislocation totale de la société, offrant des solutions concrètes là où les politiques publiques échouent.
Une résistance douce face à la crise
Cette solidarité populaire peut être vue comme une forme de résistance douce, un refus de se résigner à l’effondrement total. Elle incarne une société civile profondément humaine, capable de se réinventer face à l’adversité. À Tripoli, la soupe populaire d’un ancien restaurateur n’est pas qu’un repas : c’est un symbole de dignité et de persévérance. À Beyrouth, le service de livraison solidaire pour les aînés témoigne d’une volonté de protéger les plus vulnérables malgré les contraintes. Dans la Bekaa, les cours bénévoles d’enseignants retraités préservent l’espoir d’un avenir pour les enfants.
Ces pratiques méritent d’être documentées et valorisées, non seulement comme des réponses immédiates à la crise, mais aussi comme des leçons d’auto-organisation et de résilience. Elles montrent que, même dans un pays où la monnaie a perdu sa valeur, où les banques restreignent l’accès aux dépôts et où l’inflation dépasse les 200 %, les Libanais trouvent des moyens de survivre et de se soutenir mutuellement. Le bouche-à-oreille, qui remplace une administration absente, devient le moteur d’une entraide qui transcende les divisions historiques.
Un modèle de résilience à préserver
Face à une crise qui a vu la livre libanaise passer de 1 500 à environ 89 000 par dollar sur le marché parallèle, et où les services publics ne répondent plus aux besoins élémentaires, la solidarité populaire redéfinit les contours de la vie quotidienne. Elle ne résout pas les maux structurels – effondrement bancaire, paralysie politique, dépendance aux importations – mais elle en atténue les effets les plus dévastateurs. Les femmes, les jeunes, les retraités et les anonymes qui portent ces initiatives incarnent une société civile inventive, capable de transformer le désespoir en action collective.