Une réforme électorale au cœur des tensions politiques
En ce 25 mars 2025, la réforme de la loi électorale libanaise refait surface dans les débats parlementaires, ravivant les clivages qui structurent la vie politique du pays. Selon Nahar, deux propositions ont été déposées par Ali Hassan Khalil, député influent du mouvement Amal. La première vise à instaurer une circonscription nationale unique, abolissant les découpages régionaux actuels. La seconde propose la création d’un Sénat pour représenter les communautés religieuses dans une chambre haute distincte. Ces initiatives, présentées comme une tentative de moderniser un système électoral souvent critiqué, ont immédiatement suscité des réactions polarisées, notamment parmi les forces chrétiennes, qui y voient une menace pour leur influence politique. Mais pour comprendre les enjeux actuels, un retour sur les anciennes lois électorales s’impose, car elles ont façonné les dynamiques confessionnelles et politiques du Liban contemporain.
Le système électoral libanais est un héritage complexe, ancré dans le pacte national de 1943 et consolidé par les accords de Taëf en 1989. Depuis l’indépendance, il repose sur une répartition confessionnelle des sièges parlementaires – actuellement 128, partagés équitablement entre chrétiens et musulmans – et un découpage en circonscriptions favorisant les équilibres communautaires. Chaque évolution de la loi électorale a été le reflet des luttes de pouvoir et des compromis entre les différentes factions, rendant le débat de 2025 indissociable de cette histoire tumultueuse.
Les anciennes lois électorales : un système en constante évolution
Avant l’indépendance, sous le mandat français (1920-1943), les premières élections législatives libanaises étaient organisées selon des listes communautaires, avec un découpage favorisant les notables locaux. La loi de 1922, par exemple, instaurait un système majoritaire uninominal, où chaque siège était attribué au candidat le plus voté dans sa circonscription, souvent au profit des élites maronites et sunnites alliées à la France. Ce système, déjà critiqué pour son manque de représentativité, a été remplacé après 1943 par un scrutin majoritaire plurinominal, adapté au pacte national. Ce pacte informel fixait une répartition de 6 sièges chrétiens pour 5 musulmans, reflétant le recensement de 1932 – le dernier officiel, devenu obsolète avec l’évolution démographique.
La loi électorale de 1953, utilisée pour les premières élections post-indépendance, a introduit des circonscriptions plus larges, mais conservait un scrutin majoritaire par listes. Elle favorisait les alliances interconfessionnelles, obligeant les candidats à s’entendre sur des listes communes pour maximiser leurs chances. Ce mécanisme, bien qu’efficace pour maintenir une coexistence communautaire, renforçait le pouvoir des chefs traditionnels – les zaïms – au détriment d’une représentation populaire plus directe. Les élections de 1957, marquées par des accusations de fraude sous le président Camille Chamoun, ont révélé les limites de ce système, incapable de refléter les aspirations d’une société en mutation.
La guerre civile (1975-1990) a suspendu les élections pendant 15 ans, et ce n’est qu’avec les accords de Taëf que le cadre électoral a été repensé. La loi de 1992, utilisée pour les premières élections post-guerre, a maintenu le scrutin majoritaire, mais avec un découpage en grandes circonscriptions correspondant aux gouvernorats (Beyrouth, Mont-Liban, etc.). Elle visait à encourager des coalitions larges, mais a été critiquée pour favoriser les forces syriennes alors dominantes et leurs alliés libanais, comme Amal et le Hezbollah. Les chrétiens, marginalisés par l’occupation syrienne, ont boycotté ce scrutin, dénonçant une loi taillée sur mesure pour les vainqueurs de la guerre.
La loi de 2008 : un compromis fragile
Un tournant majeur intervient avec la loi électorale de 2008, adoptée après les accords de Doha qui ont mis fin à la crise politique de 2006-2008 entre le camp du 8 Mars (Hezbollah et alliés) et celui du 14 Mars (Forces libanaises, Parti socialiste progressiste, etc.). Cette loi, inspirée de celle de 1960, réintroduisait des circonscriptions plus petites – les cazas – tout en conservant le scrutin majoritaire par listes. Elle répondait à une demande des chrétiens pour un découpage préservant leur poids électoral, notamment dans des régions comme le Metn ou Zahlé. Cependant, elle exigeait toujours des alliances interconfessionnelles, ce qui a permis à des blocs comme le Hezbollah et Amal de dominer dans leurs bastions chiites, souvent au détriment de candidats indépendants.
La loi de 2008, bien qu’un compromis, n’a pas résolu les tensions sous-jacentes. Les élections de 2009 et 2018 ont montré ses failles : dans les petites circonscriptions, les listes soutenues par les grands partis l’emportaient systématiquement, marginalisant les voix dissidentes. De plus, le système majoritaire amplifiait les déséquilibres démographiques sans les corriger, les chiites étant sous-représentés par rapport à leur population réelle, tandis que les chrétiens conservaient une parité artificielle héritée de 1943.
La loi de 2017 : une tentative de proportionnelle avortée
La loi électorale de 2017, utilisée pour les élections de 2018 et 2022, marque une rupture avec l’introduction d’un scrutin proportionnel – une première dans l’histoire libanaise. Négociée après des années de blocage, elle divisait le pays en 15 circonscriptions et attribuait les sièges à la proportionnelle, avec un seuil électoral de 10 % et un vote préférentiel par caza. Cette réforme, portée par des figures comme le président Michel Aoun et le ministre Gebran Bassil, visait à répondre aux critiques sur le caractère élitiste du système majoritaire. Elle promettait une meilleure représentativité, notamment pour les petites formations et les indépendants issus du soulèvement populaire de 2019.
Cependant, la loi de 2017 a déçu. Le découpage des circonscriptions, accusé d’être gerrymandé, favorisait encore les partis traditionnels. À Beyrouth, par exemple, la division entre Beyrouth I (majoritairement chrétienne) et Beyrouth II (mixte) a permis aux Forces libanaises et au CPL de préserver leurs bastions, tandis que le Hezbollah et Amal dominaient dans le Sud et la Bekaa. Les indépendants, bien que plus visibles en 2022, ont été freinés par le seuil élevé et le manque de ressources face aux machines électorales établies. Ainsi, malgré son ambition, la proportionnelle n’a pas brisé le monopole des zaïms ni réduit les tensions communautaires.
Les propositions de 2025 : une circonscription unique en débat
Dans ce contexte, la proposition d’Ali Hassan Khalil d’une circonscription nationale unique en 2025 apparaît comme une rupture radicale avec les lois précédentes. Contrairement au système majoritaire de 2008 ou à la proportionnelle de 2017, elle transformerait le Liban en une seule entité électorale, où les 128 sièges seraient attribués selon un scrutin national – probablement proportionnel, bien que les détails restent flous. Ses défenseurs, issus du mouvement Amal, arguent qu’elle dépasserait les logiques locales et confessionnelles, offrant une représentation plus fidèle des courants politiques nationaux. Elle s’inspirerait de modèles comme celui d’Israël ou des Pays-Bas, où une circonscription unique favorise les grands partis tout en permettant l’émergence de petites formations.
Mais cette idée heurte de plein fouet l’héritage des anciennes lois. Les partis chrétiens – Forces libanaises, CPL et Kataëb – y voient une menace existentielle. Historiquement, leur influence repose sur des circonscriptions taillées pour maximiser leur vote, comme le Kesrouan ou le Chouf. Une circonscription unique, dans un pays où les chiites forment désormais la communauté la plus nombreuse (bien que sans recensement officiel), risquerait de diluer leur poids au profit d’un bloc Amal-Hezbollah. « C’est une attaque contre le pacte national et les accords de Taëf », a dénoncé un cadre des FL dans Nahar, rappelant que ces textes garantissent une parité chrétiens-musulmans, quelles que soient les réalités démographiques.
Le Sénat : un retour aux origines ?
La seconde proposition, celle d’un Sénat, renoue avec une idée évoquée dès Taëf. Les accords de 1989 prévoyaient une chambre haute communautaire pour accompagner la déconfessionnalisation progressive de la Chambre des députés – un objectif jamais atteint. La loi de 2017 avait brièvement relancé ce débat, sans succès. Ali Hassan Khalil présente le Sénat comme un garde-fou : il préserverait la représentation des 18 communautés reconnues tout en permettant une réforme du scrutin législatif. Pourtant, les partis chrétiens restent méfiants, craignant que cette chambre ne devienne un outil de contrôle pour les forces dominantes, notamment le tandem chiite.
Historiquement, l’absence d’un Sénat a concentré le pouvoir dans une seule assemblée, exacerbant les rivalités. Les lois de 1953, 2008 ou 2017 n’ont jamais abordé cette question, laissant la Chambre des députés jongler entre impératifs communautaires et ambitions politiques. Le projet de 2025 pourrait-il corriger cette lacune, ou n’est-il qu’un leurre pour masquer une réforme plus controversée ?
Une manoeuvre politique dans un vide institutionnel
Al Akhbar (25 mars 2025) analyse ces propositions comme une tentative de « remplissage du vide politique ». Depuis la vacance présidentielle d’octobre 2022 et l’effondrement économique, le Liban est paralysé. Les anciennes lois, qu’elles soient majoritaires ou proportionnelles, n’ont pas empêché cette crise, mais les réformes de 2025 semblent davantage motivées par des calculs électoraux que par une vision d’avenir. À l’approche des législatives de 2026, Amal et ses alliés pourraient chercher à redessiner les règles du jeu pour consolider leur emprise.
Samy Gemayel, chef des Kataëb, appelle à un comité parlementaire mixte pour dépasser les agendas partisans. « Les lois de 2008 et 2017 ont montré qu’un compromis technique est possible », a-t-il déclaré, plaidant pour une réforme ancrée dans une gouvernance démocratique. Mais dans un pays où chaque loi électorale – de 1922 à 2017 – a été un miroir des rapports de force, cet appel risque de rester minoritaire face aux enjeux confessionnels et aux luttes de pouvoir.