Lina Kennouche, Université de Lorraine

En défaut de paiement depuis février 2020, le Liban dont la dette publique dépassait les 150 % du PIB avant la crise financière et atteindrait aujourd’hui 250 % du PIB, a adopté fin avril un plan de réformes économiques afin de négocier une aide du Fonds monétaire internationale (FMI).

Le pays espère ainsi restaurer un climat de confiance auprès des bailleurs. Le gouvernement libanais table aujourd’hui sur un soutien de 10 milliards de dollars de la part de l’organisation de Bretton Woods, en plus du déblocage des 11 milliards de dollars promis dans le cadre de la conférence Cedre de 2018. Ces sommes sont conditionnées à la mise en œuvre de réformes toujours attendues.

Après dix-sept rounds de pourparlers, les discussions n’ont enregistré aucune avancée et la perspective d’une sortie de l’impasse s’éloigne chaque jour davantage.

Un secteur financier qui plonge

Le 13 juillet dernier, le FMI a exhorté les deux délégations libanaises à « s’unir autour du plan du gouvernement » et à « engager des réformes » annoncées en avril à l’instar de la lutte contre la corruption ou la transparence des adjudications publiques. Mais jusque-là, la principale pierre d’achoppement à ces discussions réside dans le différentiel entre l’évaluation des pertes du secteur financier faite par la délégation du gouvernement libanais, et celle réalisée par la commission parlementaire des Finances et du Budget (alignée sur la position de l’Association des banques du Liban).

Chaque année, l’État libanais émet des obligations pour se financer. Cette dette publique est libellée à hauteur de 60 % en livres libanaises et de 40 % en dollars, et souscrite majoritairement par les banques libanaises et la Banque du Liban (BDL). Or avec la baisse constante des recettes publiques ces dernières années, l’État s’est retrouvé dans l’incapacité de financer ses dépenses budgétaires et de servir sa dette.

Dans cette configuration de défaut de paiement, la délégation du gouvernement estime les pertes du secteur financier à plus de 241 trillions de livres libanaises (soit près de 69 milliards d’euros) tandis que la seconde ne fait état que de 81 trillions LL (environ 20 milliards d’euros)

Les divergences concernent également les recettes à adopter pour renflouer les banques.

Un remboursement par l’État ?

Pour faire face à ces pertes, l’option soutenue par les banques, est celle d’un renflouement par l’État (bail-out), autrement dit le remboursement des dépôts par l’émission de titres, selon une logique de privatisation des gains et de socialisations des pertes financières.

Tandis que la solution suggérée dans le programme économique du gouvernement adopté en avril dernier est celle d’un renflouement interne (bail-in), c’est-à-dire une ponction qui ciblerait les gros déposants et engagerait la responsabilité des actionnaires – une proposition pertinente dans un pays où la répartition des richesses est parmi les plus inégalitaires au monde.

Pour Kamal Hamdan, directeur du Consultation and Research Institute à Beyrouth, avec lequel je me suis entretenue par téléphone,

« En retraçant l’historique des transactions bancaires des 24 000 comptes, qui selon les statistiques du comité de contrôle de la banque centrale, ont réalisé depuis 1993 – date du début de la politique d’emprunt aux banques – des surprofits énormes grâce à des taux d’intérêt anormalement élevés, nous pourrions mettre en place une sorte d’impôt sur les dépôts ».

Selon lui, au moins un quart des 82 milliards de dollars versés sous forme de service de la dette publique provient des « taux d’intérêt extra » appliqués sur cette dette et qui ont profité à 1 % des titulaires des comptes bancaires.

Depuis 1993, pour attirer les investisseurs, la souscription aux emprunts publics a été rémunérée à des taux d’intérêts élevés. Par ailleurs, avec la politique de stabilisation monétaire de la livre libanaise qui garantissait un taux de change fixe, tout en adoptant un différentiel élevé entre les taux d’intérêt de la livre libanaise et du dollar, ceux qui s’endettaient en dollars à un taux d’intérêt de 5 % pouvait placer ensuite ces sommes à un taux d’intérêt nettement supérieur (atteignant parfois 18 %) pour réaliser des profits. Une logique qui s’est révélée être celle d’un pillage organisé, raison pour laquelle ces pertes devraient être assumées par ceux qui ont le plus profité.

La fin d’un modèle

Aujourd’hui le Liban assiste en réalité à l’implosion du système né de l’accord de Taëf (1989) qui avait mis un terme à la guerre civile (1975-1990), reconduit le principe du communautarisme politique et consacré l’arrivée au pouvoir des anciens chefs de milices préoccupés de faire « triompher les intérêts de leur assabiyya » (à savoir « l’esprit de corps » au niveau de la communauté) sur l’intérêt public.

Ainsi pour Charbel Nahas, ancien ministre des télécommunications et du travail, et fondateur du mouvement politique Citoyens et Citoyennes dans un État qui réclame depuis 2016 l’abolition du communautarisme politique et l’édification d’un État démocratique et laïc, le déficit colossal du Liban n’est pas accidentel, mais fonctionnel.

« le fonctionnement du système reposait sur l’accumulation permanente de capitaux qui s’enregistraient comme des créances financières, que ce soit sous forme de dépôts bancaires ou de titres de propriété foncière et immobilière, afin de faire croire que l’on disposait d’argent alors même qu’on le dépensait puisqu’il était intégralement prêté domestiquement au privé comme à l’État, par l’entremise de la Banque centrale, pour financer la consommation et le déficit extérieur » explique M.Nahas au cours de notre entrevue à Beyrouth en date du 15 juin 2020.

L’estimation du cabinet de conseil McKinsey fait état d’environ 94 milliards de dollars de capitaux drainés par le Liban entre 2005 et 2015 dont 70 % aurait servi à l’acquisition de biens immobiliers et de produits de consommation, majoritairement importés dans un pays peu productif.

Mais la résilience si coûteuse du système libanais a été mise à mal sous l’effet de facteurs exogènes.

« Avec la guerre en Syrie, l’effondrement brutal du cours des hydrocarbures en 2015 a mis fin aux deux conditions qui avaient prévalu à l’arrêt de la guerre civile libanaise et à la mise en place du système politico-économique, à savoir les arrangements politiques extérieurs au niveau régional et l’afflux de capitaux » explique M. Nahas.

Aujourd’hui, alors même que la machine économique s’est brisée, les leçons ne semblent toujours pas tirées. Le programme de réforme actuel du gouvernement libanais commandé au groupe mondial de conseil financier et de gestion d’actifs Lazard, ignore la logique profonde du système.

Un programme de réformes inadapté aux réalités

L’approche comptable adoptée par le groupe Lazard et le FMI, qui assimile le fonctionnement de l’État à celui d’une entreprise et inventorie les pertes, se heurterait de plein fouet, selon M.Nahas, aux intérêts des banques structurées autour de la banque centrale et de la classe politique communautaire.

« Cette approche classique consiste à réduire massivement et pour une longue période la consommation et le niveau de vie matériel des Libanais, non sans risques politiques et sécuritaires, pour faire accepter à la population un niveau de revenus qui serait compatible avec la mise en place de structures de production moins vulnérables au déficit extérieur. Mais cette volonté brise la pompe aspirante de capitaux que les banques et les leaders communautaires ont entretenue pendant trente ans et dont ils espéraient encore pouvoir se servir » explique M.Nahas.

Aujourd’hui, seule une réforme structurelle du système permettrait au pays de se relever. Mais le rapport de force politique dominant, favorable à l’alliance des forces communautaires et de l’oligarchie financière, sape à court terme cette perspective.

Or chaque jour la détérioration de la qualité de vie des Libanais relance avec acuité la question des décisions urgentes à adopter pour endiguer le risque de troubles sociaux de grande envergure.

En effet, dans cette économie d’importation massive enchaînée au dollar, la chute vertigineuse de la livre entraîne une hyperinflation des prix – les prix des produits alimentaires et des boissons enregistraient déjà une hausse de 49.6 % en mai dernier – ; un risque élevé de faillite pour les commerces – 50 % selon les estimations faites en juin par l’Association des Commerçants de Beyrouth ; la baisse dramatique du pouvoir d’achat des Libanais et le basculement dans la pauvreté d’une majorité d’entre eux sous l’effet des licenciements.

Selon la dernière étude statistique réalisée par Infoproresearch auprès d’un échantillon représentatif de 500 entreprises au Liban et publiée à la mi-juin 2020, le nombre total de chômeurs aurait atteint 550 000, soit 30 % de la population active, estimée à 1,8 million de personnes.

La classe politique se laisse happer par ses divisions

Malgré l’étendue du désastre économique et social, la classe politique se laisse happer par ses divisions. Le fossé ne cesse de grandir entre d’un coté, les forces politiques qui préconisent d’ouvrir la porte à des coopérations avec des économies disposées à faire du troc ou des échanges non libellés en dollars à l’exemple de ce que propose la principale force dominante sur l’échiquier politique à savoir le Hezbollah, et de l’autre, ceux qui jugent l’amarrage géopolitique à l’occident incontournable et en appellent à la neutralité du Liban.

Le mouvement Citoyens et Citoyennes dans un État, quant à lui, parie sur le fait que les leaders communautaires, dans l’incapacité de sauvegarder ce système et face au risque d’un embrasement sécuritaire majeur, se mettront à envisager sérieusement une négociation pour une transition démocratique pacifique au Liban.

Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de Lorraine

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