L’élection présidentielle au Liban, mettant fin à plus de deux ans de vacance du pouvoir, représente un moment clé pour un pays en proie à des crises multiples. Cependant, cette avancée reste teintée de paradoxes. Ironiquement, ceux qui ont bloqué les réformes ces dernières années sont les mêmes acteurs politiques qui ont permis l’élection de Joseph Aoun. Cette dynamique pose des questions sur la sincérité des intentions réformatrices et sur les perspectives de changement réel dans le pays.
Une élection influencée par des facteurs internes et externes
Contrairement à l’idée d’un consensus politique national, l’élection de Joseph Aoun est le fruit de pressions externes et d’intérêts internes complexes. La chute du régime syrien de Bachar el-Assad a profondément modifié les équilibres politiques au Liban, affaiblissant certains alliés traditionnels de la Syrie. Parallèlement, l’engagement militaire du Hezbollah en Syrie et le récent conflit avec Israël ont contribué à fragiliser ce puissant acteur, ouvrant une brèche pour des négociations pilotées par des puissances étrangères.
Les pressions internationales ont également joué un rôle clé. Les États-Unis, la France et l’Union européenne ont conditionné leur aide à la relance des institutions libanaises, notamment l’élection d’un président et l’engagement de réformes. Cependant, cette élection a été orchestrée par des factions politiques qui ont largement entravé les réformes nécessaires à la stabilisation économique, comme celles demandées par le FMI. Ce paradoxe souligne l’impasse dans laquelle se trouve le Liban : des élites politiques qui instrumentalisent les institutions tout en freinant tout changement structurel et alors que la situation socio-économique devrait se dégrader vers de nouveaux abîmes, rechercher un nouvel bouc émissaire.
Un discours d’investiture salué mais plein d’incertitudes
Le discours d’investiture de Joseph Aoun, largement applaudi à l’international, a mis en avant des priorités telles que la souveraineté nationale, le désarmement des milices, et la restauration de l’état de droit. Ces annonces répondent aux attentes des partenaires étrangers, qui souhaitent voir le Liban s’engager sur une trajectoire de stabilité et de réformes.
Cependant, ce discours reste flou sur plusieurs points essentiels. Le désarmement des milices, notamment du Hezbollah, demeure une question épineuse, tant pour ses implications internes qu’externes. Par ailleurs, des dossiers sensibles comme l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth ou la réforme du secteur bancaire ont été laissés de côté. Ces omissions soulignent les limites des ambitions présidentielles face à un système politique profondément enraciné dans des pratiques clientélistes.
Enfin, les prérogatives présidentielles, réduites par les accords de Taëf, limitent considérablement la capacité d’Aoun à agir. Bien qu’il ait indiqué vouloir s’appuyer sur le Conseil Suprême de la Défense pour des questions sécuritaires, la mise en œuvre des réformes économiques et institutionnelles reste entre les mains d’un gouvernement et d’un parlement contrôlés par les mêmes acteurs qui ont bloqué les réformes par le passé.
Un profil militaire adapté aux défis sécuritaires
L’élection de Joseph Aoun, ancien chef de l’armée, revêt une importance particulière dans le contexte sécuritaire du Liban. Fort de son expérience, il connaît bien les défis liés aux milices armées, aux transferts d’armes depuis la Syrie, et aux tensions avec Israël. Son rôle passé lui confère également une crédibilité auprès des partenaires internationaux, notamment les États-Unis et la France, qui soutiennent l’armée libanaise.
Cependant, ses compétences militaires ne suffiront pas à répondre aux défis économiques et politiques qui minent le pays. La crise économique, marquée par un taux de pauvreté de 90 %, nécessite des réformes structurelles, comme la restructuration du secteur bancaire et la réforme fiscale. Ces priorités, largement bloquées par les factions politiques dominantes, nécessitent une volonté politique que l’élection d’Aoun ne garantit pas.
La nomination du Premier ministre : un enjeu crucial
La prochaine étape sera la nomination d’un Premier ministre capable de conduire les réformes exigées par les bailleurs internationaux. Najib Mikati, qui occupe actuellement ce poste, est perçu par certains comme l’homme de la situation, grâce à son expérience et à ses réseaux. Cependant, ses liens étroits avec le secteur bancaire soulèvent des doutes quant à sa capacité à agir de manière impartiale.
D’autres noms, comme Fouad Makhzoumi, sont également évoqués. Ce dernier, homme d’affaires et personnalité indépendante, est présenté comme une alternative capable de rompre avec les pratiques traditionnelles du pouvoir. Toutefois, ses relations avec certains groupes régionaux, notamment le Hezbollah, compliquent son acceptation par toutes les factions.
Les défis régionaux et leur impact sur le Liban
Le Liban, intrinsèquement lié à son voisin syrien, est directement affecté par les évolutions en Syrie. Une stabilisation durable de la Syrie pourrait réduire les tensions sécuritaires et les transferts d’armes, offrant au Liban une opportunité de se concentrer sur ses propres réformes. Cependant, la persistance des tensions israélo-iraniennes, les rivalités géopolitiques et la pression des réfugiés syriens continuent de peser lourdement sur le pays.
De plus, l’émergence de mouvements islamistes radicaux, liés à la situation syrienne, représente une menace croissante pour la stabilité interne. Ces dynamiques compliquent davantage les efforts de Joseph Aoun pour maintenir la cohésion nationale et restaurer la souveraineté.
Une nouvelle ère ou une continuité ?
L’élection de Joseph Aoun, bien qu’elle marque une avancée institutionnelle, ne garantit pas une rupture avec les pratiques politiques du passé. Ce sont les mêmes élites qui ont bloqué les réformes par le passé qui ont orchestré cette élection, mettant en doute leur volonté de changer mais plutôt de trouver un nouvel bouc émissaire à une situation qui pourrait prochainement fortement se dégrader à nouveau. Si cette étape est une victoire symbolique, elle reste largement insuffisante pour répondre aux attentes des Libanais, épuisés par des décennies de crises et de corruption.
En conclusion, l’élection de Joseph Aoun pourrait être un tournant, mais elle ne sera significative que si elle s’accompagne de réformes concrètes. Sans un changement structurel profond, cette avancée risque de n’être qu’un répit temporaire dans une crise de longue durée dans un pays où après-tout, l’état des mafias est plus important que l’état.



