Ah, le Liban. Ce pays béni des dieux, des prophètes… et des entrepreneurs en travaux publics. Tous les six ans, à moins d’un petit « ajournement démocratique », surgit un phénomène d’une rare intensité mystique : le Réveil des Saintes Municipalités. Des entités qui, le reste du temps, semblent plongées dans une méditation profonde entre deux coupures d’électricité, sortent soudain de leur coma administratif pour accomplir des miracles.
On asphaltise. On repeint. On balaie. On plante même des géraniums.
Pendant quelques jours, parfois quelques semaines — mais n’exagérons rien —, le citoyen libanais peut vivre dans une illusion quasi-scandinave : des routes sans nids-de-poule, des lampadaires fonctionnels, des éboueurs visibles à l’œil nu, des employés municipaux au travail (assis, certes, mais au travail).
Tout commence par un bruit sourd, quelque part au loin : le grondement des bulldozers. C’est ainsi qu’on sait que le moment est venu. Les engins débarquent, mâchoires ouvertes, prêtes à mordre le bitume comme le discours municipal mord l’intelligence des électeurs. Les rues, qu’on croyait condamnées à l’état de tranchées post-apocalyptiques, redeviennent soudain lisses comme les promesses électorales. Les égouts, jusque-là bouchés comme les oreilles des élus, sont miraculeusement débouchés. Et les trottoirs ! Ah, les trottoirs… ils réapparaissent, eux aussi, après des années passées sous les scooters, les voitures, les chiens errants et les vendeurs de maïs grillé.
Chaque municipalité entre alors dans une frénésie liturgique. C’est l’heure du grand nettoyage. Pas celui des registres comptables, non — restons sérieux — mais celui des façades, des rues, des consciences. Il faut que ça brille. Que ça sente le chlore et la peinture fraîche. Qu’on puisse dire : « Voyez comme nous travaillons pour le bien commun ! » Traduction : « Voyez comme nous vous aimons… quand vous avez un bulletin de vote en main. »
Et le citoyen, ce fidèle souvent maltraité, se laisse prendre au jeu. Il sourit. Il y croit. Il se dit : « Cette fois, peut-être… » Un peu comme un passager de la MEA qui entendrait « nous allons décoller à l’heure » : il veut y croire, parce que l’espérance est le dernier luxe qu’on peut se permettre sans inflation.
Àl’approche des élections, l’argent coule comme du mazout sur une plage de Byblos. D’un coup, les projets suspendus depuis l’indépendance voient le jour. On trouve un budget pour réparer cette fontaine abandonnée depuis 1983. On découvre que l’employé fantôme du service technique peut en fait manier une pelle. Mieux : certains présidents de municipalité sortent même leurs vieux uniformes de scout et mènent des campagnes de nettoyage en personne, à coups de selfies.
Les saints patrons du ravalement
Il faut dire qu’au Liban, la fonction municipale est un étrange croisement entre chef de chantier, chef de clan et chef de file électoral. Certains maires, élus à vie dans des familles aussi démocratiques qu’un sultanat tribal, s’improvisent urbanistes, écologistes, artistes, et parfois même prophètes. Leurs affiches électorales rappellent davantage les portraits d’ayatollahs que ceux de technocrates. Et les slogans… Ah, les slogans ! « Ensemble pour un avenir meilleur » ; « Notre village, notre fierté » ; « Fidèle à mes promesses ». On en pleurerait s’il ne fallait pas en rire.
La Sainte-Trinité du service public
Durant cette période de grâce, trois services se remettent miraculeusement à fonctionner : la collecte des ordures, l’éclairage public et l’entretien des routes. C’est la Sainte-Trinité municipale. Ne cherchez pas l’eau potable, le transport public ou l’aménagement urbain : cela relève du surnaturel. Mais pour quelques jours, ces trois services suffisent à provoquer une euphorie collective. Un trottoir nettoyé vaut bien mille discours. Une route asphaltée fait taire vingt années de négligence. Un lampadaire qui fonctionne devient une étoile dans la nuit de l’inaction.
Et tout cela, bien sûr, sera suivi d’un effondrement rapide. Le jour même du scrutin, les balayeurs disparaîtront, les camions d’ordures seront à nouveau en grève officieuse, et les chantiers entamés resteront à l’état de squelette. Il faudra alors attendre six autres années. Ou dix. Selon les humeurs de la classe politique.
Le citoyen libanais a fini par intégrer cette réalité comme une fatalité climatique. Il sait que sa voix ne vaut que le temps d’une couche de bitume. Il sait que son quartier sera visible sur les radars de la municipalité jusqu’à la fermeture des bureaux de vote. Et il sait, surtout, que les services ne sont pas un droit, mais une offrande temporaire. Une faveur. Un geste. Une aumône électorale.
Dans un monde idéal, une municipalité sert ses citoyens 365 jours par an. Au Liban, elle les sert 30 jours tous les six ans, avec une option de prolongation si le ministère de l’Intérieur se souvient de son existence.
Alors, réjouissons-nous. Célébrons ce moment rare où l’on peut respirer sans poussière, marcher sans tomber, voir sans trébucher. Ce moment où le Liban ressemble — très vaguement — à un pays fonctionnel. Ce moment où les Saintes Municipalités descendent de leur nuage clientéliste pour bénir, l’espace d’un instant, leurs fidèles électeurs.
Et surtout, n’oubliez pas de voter. C’est le seul moyen d’avoir droit à un trottoir tous les six ans.