Le Liban s’enlise dans une crise institutionnelle qui paralyse son gouvernement et ses instances politiques, exacerbant une situation déjà précaire. Les tensions au sein de l’exécutif, dirigé par le Premier ministre Nawaf Salam depuis sa nomination en janvier, s’intensifient autour des réformes économiques et de la gouvernance. Les désaccords entre Salam et plusieurs ministres sur la gestion des finances publiques et la restructuration du secteur bancaire révèlent des fractures profondes, tandis que le Parlement, englué dans des débats stériles, échoue à faire avancer les réformes électorales et la lutte contre la corruption. Ce blocage, qui retarde aussi les nominations judiciaires cruciales, alimente une défiance croissante de la population envers une élite jugée déconnectée. Que se passe-t-il dans les coulisses du pouvoir libanais, et quelles en sont les conséquences ?
Un gouvernement divisé sur les réformes économiques
Au cœur des tensions gouvernementales, la question des réformes économiques divise l’équipe de Nawaf Salam. D’un côté, le Premier ministre, ancien président de la Cour internationale de Justice, pousse pour des mesures structurelles exigées par le Fonds monétaire international (FMI) afin de débloquer une aide de 3 milliards de dollars promise depuis 2022. Ces réformes incluent une restructuration drastique du secteur bancaire, en crise depuis 2019 avec des pertes estimées à 70 milliards de dollars, ainsi qu’une unification du taux de change et une réduction des subventions étatiques. Salam, dans une déclaration télévisée le 18 mars, a insisté sur l’urgence : « Sans ces changements, nous courons vers un effondrement total. »
Mais cette vision se heurte à une opposition interne. Plusieurs ministres, notamment ceux proches des milieux bancaires et des partis traditionnels, s’inquiètent des retombées sociales d’une austérité accrue. La suppression des subventions sur l’énergie et les produits de base, par exemple, ferait flamber les prix dans un pays où 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et où l’inflation dépasse déjà 150 % en 2025. Un ministre anonyme, cité dans les médias le 19 mars, a averti : « Ces réformes risquent de déclencher une révolte qu’aucun gouvernement ne pourra contenir. » Cette fracture reflète un dilemme plus large : relancer l’économie ou préserver une stabilité sociale déjà fragile.
Le secteur bancaire, pilier historique de l’économie libanaise, cristallise ces tensions. Depuis la crise, les déposants n’ont accès qu’à une fraction de leurs économies, bloquées par des restrictions informelles. Salam propose un plan qui répartirait les pertes entre les banques, leurs actionnaires et les gros déposants, mais les lobbies financiers, influents au sein du gouvernement et du Parlement, freinent toute avancée. Des négociations avec le FMI, relancées en février, piétinent face à ce manque de consensus, laissant l’aide internationale hors de portée.
Un Parlement paralysé par les luttes internes
Au-delà de l’exécutif, le Parlement libanais, avec ses 128 sièges dominés par des blocs confessionnels, est un autre théâtre de blocages. Les discussions sur les réformes électorales, promises depuis les manifestations de 2019, avancent au ralenti. Une proposition visant à réduire la taille du Parlement et à introduire un scrutin proportionnel plus équitable a été mise sur la table en janvier, mais elle reste enlisée dans des querelles partisanes. Les Forces libanaises (FL), avec leurs 19 députés, exigent une refonte totale du système pour limiter l’influence du Hezbollah, tandis que ce dernier et son allié Amal défendent le statu quo qui garantit leur mainmise sur la communauté chiite.
La lutte contre la corruption, autre chantier prioritaire, patine aussi. Une commission nationale anticorruption, créée sous pression populaire, manque de fonds et de pouvoir réel pour enquêter sur les élites. Le 17 mars, des députés indépendants issus du mouvement de 2019 ont organisé un sit-in à Beyrouth, dénonçant « une classe politique qui protège ses privilèges au détriment du peuple ». Mais sans majorité claire, ces initiatives restent symboliques, et le Parlement échoue à adopter des lois concrètes pour renforcer la transparence ou punir les détournements de fonds publics, estimés à des dizaines de milliards de dollars sur les dernières décennies.
Les nominations judiciaires : un vide qui s’éternise
Le blocage institutionnel s’étend au système judiciaire, où des postes clés restent vacants, accentuant la crise de confiance. Le poste de gouverneur de la Banque du Liban (BDL), vacant depuis le départ de Riad Salamé en juillet 2023, illustre ce chaos. Wassim Mansouri, vice-gouverneur, assure l’intérim, mais sans mandat clair, il ne peut lancer les réformes monétaires nécessaires. Salam a proposé des candidats indépendants, comme l’économiste Jihad Azour, mais le Courant patriotique libre (CPL) de Gebran Bassil et le Hezbollah s’y opposent, chacun voulant imposer un loyaliste pour contrôler cette institution stratégique.
Les nominations judiciaires ne sont pas en reste. Des juges essentiels pour enquêter sur l’explosion du port de Beyrouth en 2020 ou sur les scandales bancaires attendent toujours leur désignation, bloquées par des rivalités confessionnelles et politiques. Le 18 mars, un collectif d’avocats a manifesté devant le Palais de justice à Beyrouth, accusant le gouvernement de « saboter délibérément la justice pour protéger les corrompus ». Ce vide judiciaire paralyse les efforts pour rétablir l’État de droit, un préalable à toute aide internationale significative.
Les conséquences : un peuple à bout
Ces blocages ont un coût humain dramatique. La livre libanaise, dévaluée de 50 % depuis janvier 2025, alimente une hyperinflation qui rend les produits de base inabordables. Les réserves de la BDL, tombées à 8 milliards de dollars contre 36 milliards en 2019, limitent les importations essentielles comme le carburant et les médicaments. Les pannes d’électricité, qui durent jusqu’à 22 heures par jour, aggravent une crise sociale où la pauvreté et l’émigration massive – plus de 500 000 départs depuis 2020 – vident le pays de sa jeunesse.
La méfiance envers l’élite politique atteint des sommets. Des manifestations spontanées éclatent régulièrement à Beyrouth et Tripoli, réclamant la démission de Salam si les réformes n’avancent pas. La communauté internationale, bien que saluant la nomination de Salam en janvier, conditionne son aide à des progrès tangibles. Les États-Unis et la France, en particulier, pressent pour un accord avec le FMI, mais les divisions internes rendent cet objectif illusoire à court terme.