Un tournant initié par la présidence
Dans un contexte politique libanais toujours marqué par l’instabilité institutionnelle et les tensions communautaires, le réajustement opéré récemment par le Premier ministre Nawaf Salam dans ses relations avec les partis chiites constitue une évolution significative. Ce repositionnement est intervenu à la suite d’un conseil explicite du président Joseph Aoun, soucieux d’éviter une paralysie prolongée du pouvoir exécutif et des affrontements interinstitutionnels susceptibles de compromettre la gouvernabilité du pays.
Cette recommandation présidentielle n’est pas anodine. Elle traduit la volonté du chef de l’État de se poser en arbitre des équilibres internes, dans un moment où les tensions politiques menaçaient d’évoluer en blocage institutionnel complet. En agissant de la sorte, Joseph Aoun a tenté de rétablir une forme de dialogue constructif entre le chef du gouvernement et des acteurs incontournables du paysage politique libanais. Le choix d’un apaisement n’est pas seulement tactique : il reflète la reconnaissance d’une réalité de terrain où aucune force ne peut gouverner seule sans prendre en compte l’équation chiite.
Rencontre déterminante entre Salam et Berri
Le changement de cap s’est matérialisé par une réunion à haute portée symbolique entre Nawaf Salam et le président du Parlement. Cette rencontre a permis, selon les sources politiques, d’enclencher une désescalade palpable. Jusque-là, les relations entre les deux hommes étaient tendues, notamment en raison de divergences sur les réformes institutionnelles, la gouvernance judiciaire et la question du désarmement des groupes armés.
En renouant le fil du dialogue, les deux figures ont envoyé un signal clair : celui de la nécessité d’un retour au pragmatisme dans la gestion des affaires publiques. Le climat de l’entretien, qualifié de « courtois mais ferme », a permis d’aborder les priorités gouvernementales à travers un prisme moins conflictuel. L’objectif commun, tel qu’énoncé par les protagonistes, est de concentrer les efforts sur la reconstruction économique et la stabilisation des institutions, sans mettre au premier plan les sujets les plus explosifs.
Une redéfinition des priorités de l’exécutif
Cette rencontre marque un basculement dans la stratégie du Premier ministre. Jusque-là perçu comme un homme de principes, parfois inflexible sur les enjeux liés à la souveraineté de l’État et à la question des armes illégales, Nawaf Salam adopte aujourd’hui un ton plus conciliant. Il ne s’agit pas d’un reniement idéologique, mais d’un repositionnement tactique visant à obtenir des résultats concrets dans les domaines cruciaux que sont l’économie, la réforme des services publics et la relance administrative.
Le désarmement du Hezbollah, longtemps mis en avant par une partie de l’exécutif, semble désormais relégué au second plan. Ce recentrage est lu par plusieurs observateurs comme une tentative de recomposition politique interne, dans laquelle les clivages habituels sont momentanément suspendus au profit d’un effort coordonné de survie institutionnelle. Le gouvernement entend privilégier les mesures techniques et les consensus ponctuels, plutôt que les ruptures frontales.
La normalisation progressive des relations
Dans cette logique, les échanges entre Nawaf Salam et les représentants des partis chiites se sont multipliés ces derniers jours. Des contacts réguliers ont été établis avec les cadres politiques et parlementaires proches du Hezbollah, ainsi qu’avec des conseillers du président du Parlement. Cette multiplication des canaux de communication vise à restaurer un minimum de fluidité dans les processus décisionnels, longtemps entravés par les blocages partisans.
Certains ministères stratégiques, notamment ceux liés à l’énergie, à l’économie et à la santé, sont au cœur de ces discussions. Des mécanismes de coordination ponctuelle ont été envisagés pour éviter les paralysies administratives. L’exécutif cherche ainsi à consolider un socle minimal de coopération, tout en maintenant un équilibre délicat entre fermeté institutionnelle et compromis politique.
Un dialogue pragmatique mais fragile
Si cette phase de détente semble produire ses premiers effets, elle reste largement conditionnée à la stabilité du contexte interne et à la volonté des différents acteurs de maintenir un climat d’ouverture. Le Premier ministre agit dans un environnement où chaque concession peut être interprétée comme un signe de faiblesse, notamment par les formations politiques qui redoutent une dilution de l’autorité de l’État.
La ligne choisie par Nawaf Salam est donc étroite. Il s’efforce de préserver sa crédibilité nationale et internationale, tout en naviguant entre les exigences contradictoires des partenaires internes. Ce double impératif nécessite une grande capacité d’arbitrage et une solidité politique constante. Le dialogue engagé avec les partis chiites doit éviter l’écueil d’une intégration purement formelle qui ne résoudrait aucun des problèmes de fond.
Réformes bloquées : le piège de l’informalité politique
Malgré le retour au dialogue, plusieurs dossiers majeurs demeurent bloqués. La réforme du système judiciaire constitue l’exemple le plus évident de ces impasses structurelles. Elle touche aux fondements même de l’équilibre des pouvoirs, et cristallise les résistances. Les nominations à la tête des principales juridictions sont toujours gelées. Derrière ces blocages se cache une bataille d’influence entre ceux qui souhaitent une justice indépendante et ceux qui entendent maintenir un contrôle politique sur les institutions judiciaires.
Les discussions entre Salam et les blocs chiites n’ont pas permis d’aboutir à un compromis sur ce point. Les marges de manœuvre du Premier ministre restent limitées, notamment en l’absence d’un appui parlementaire solide. La logique de veto croisé domine encore, entravant toute avancée significative sur les questions de fond. L’informalité politique qui prévaut dans la gestion des crises limite fortement la capacité de l’exécutif à mettre en œuvre un agenda de réformes cohérent.
Une recomposition politique conditionnelle
Le retour à une forme de dialogue institutionnel ne signifie pas une alliance durable entre le chef du gouvernement et les partis chiites. Il s’agit plutôt d’un arrangement transitoire, dicté par la nécessité d’éviter une crise ouverte. Ce type de recomposition pragmatique est caractéristique du système libanais, où les alliances sont souvent circonstancielles et réversibles.
La recomposition actuelle repose sur un socle fragile. Elle peut être remise en cause à tout moment, en fonction des développements régionaux ou d’un regain de tension autour des questions sécuritaires. Toutefois, elle permet à court terme de rétablir un minimum de fonctionnement institutionnel. Elle ouvre aussi la voie à des formes nouvelles de concertation, moins idéologisées, plus centrées sur les enjeux opérationnels.
Une initiative surveillée de près par les autres blocs
Cette stratégie du dialogue n’est pas sans conséquences sur les équilibres internes du gouvernement. Certains partis de l’opposition y voient un glissement vers une forme de compromission. D’autres considèrent au contraire que ce virage était inévitable, compte tenu de la fragmentation du pouvoir. Les forces dites « souverainistes » restent prudentes. Elles craignent que le dialogue avec les partis chiites ne se transforme en dépendance politique, affaiblissant la posture de l’exécutif sur la scène régionale.
Le Premier ministre doit donc composer avec un champ politique polarisé. Il lui faudra prouver, dans les prochaines semaines, que le rapprochement engagé ne remet pas en cause ses engagements initiaux. À cet égard, la capacité du gouvernement à relancer des réformes concrètes, notamment dans les domaines de la gouvernance, de la transparence et de la relance économique, sera déterminante.
Vers un équilibre de coexistence sous tension
À plus long terme, ce réajustement pourrait s’inscrire dans un schéma plus large de recomposition des équilibres politiques libanais. Il témoigne d’une volonté de sortir de la logique de confrontation systématique, au profit d’une coexistence régulée. Ce modèle reste incertain, mais il constitue une alternative à l’impasse actuelle. Il suppose toutefois des garde-fous clairs et un engagement de tous les acteurs à respecter les mécanismes institutionnels.
Le Liban avance ainsi, une fois de plus, sur une ligne de crête. Le dialogue entre Nawaf Salam et les partis chiites ne règle aucun des problèmes fondamentaux du pays. Mais il permet d’éviter l’implosion immédiate du système. C’est un pari risqué, mais peut-être le seul encore possible.