Près de quatre ans après l’explosion du port de Beyrouth, l’enquête connaît un rebond inattendu. L’ancien Premier ministre Hassan Diab a comparu devant le juge Tarek Bitar vendredi, dans le cadre de l’instruction sur la catastrophe du 4 août 2020, qui a causé plus de 220 morts, plus de 6 500 blessés et ravagé des quartiers entiers de la capitale libanaise. Cette audition survient dans un contexte institutionnel transformé et pourrait représenter un tournant judiciaire majeur dans un dossier jusqu’ici marqué par l’impunité, les blocages politiques et les tensions communautaires.
Une comparution sous haute tension
Hassan Diab, qui s’était jusqu’à présent soustrait aux convocations en affirmant ne pas bénéficier des conditions équitables pour témoigner, a été interrogé par le juge Bitar après son retour au Liban depuis l’étranger. Selon plusieurs sources judiciaires, ce retour aurait été précédé d’un entretien avec le mufti de la République, le cheikh Abdel Latif Derian, qui l’aurait « conseillé » de se présenter pour éviter d’être accusé de faire obstruction à la justice.
Cette initiative, à forte valeur symbolique, intervient dans un climat de recomposition politique où la pression populaire pour que justice soit faite reste forte, mais où les obstacles institutionnels à l’action judiciaire persistent. Elle marque également une inflexion dans l’attitude de Diab, qui avait toujours nié toute responsabilité dans le stockage du nitrate d’ammonium ayant causé la déflagration.
Une instruction relancée après des années de blocage
Le juge Tarek Bitar, en charge du dossier depuis 2021, avait vu son enquête suspendue pendant près de deux ans sous le poids des recours en dessaisissement introduits par plusieurs hauts responsables mis en cause. Le juge a pu reprendre son travail en janvier 2023, après une brève accalmie politique et judiciaire, amorcée par une perte d’influence relative du Hezbollah au profit d’un exécutif civil récemment installé.
La relance de l’instruction s’est accompagnée de nouvelles auditions. Avant Hassan Diab, deux anciens chefs des services de sécurité avaient été interrogés : Abbas Ibrahim, ex-directeur général de la Sûreté générale, et Tony Saliba, ancien chef de la Sûreté de l’État. Tous deux avaient initialement refusé de comparaître, invoquant leur immunité fonctionnelle. Leur audition, rendue possible par la baisse des appuis politiques, a été considérée comme une percée dans un dossier où la justice semblait paralysée.
L’interrogatoire de Diab, ancien chef du gouvernement au moment de la catastrophe, redonne une portée politique à une procédure qui avait été réduite à une technicité procédurale.
Une audition sous le sceau de la souveraineté judiciaire
L’un des éléments marquants de cette séquence est la volonté affichée par les nouvelles autorités libanaises de garantir une forme d’indépendance à la justice. Le président Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam ont, à plusieurs reprises, affirmé leur soutien à l’action du juge Bitar et leur refus d’intervenir dans le processus judiciaire.
Cette posture tranche avec l’attitude de leurs prédécesseurs, dont le silence ou la passivité ont contribué à la stagnation du dossier. Si cette volonté politique est réelle, elle pourrait ouvrir la voie à un dégel institutionnel plus large et à une possible identification des responsabilités dans une affaire emblématique de la faillite de l’État libanais.
Toutefois, cette autonomie proclamée reste fragile. Le juge Bitar continue de faire face à des tentatives de marginalisation, des menaces à peine voilées, et un climat d’hostilité politique. L’audition de Diab pourrait ainsi relancer les tensions autour de l’instruction, notamment si d’autres responsables politiques sont convoqués dans les prochaines semaines.
Une pression diplomatique croissante
L’enjeu de l’enquête dépasse les frontières libanaises. L’explosion du 4 août 2020 a coûté la vie à des ressortissants de plusieurs pays, dont la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Australie. Selon une source judiciaire relayée récemment, des magistrats français devraient rencontrer le juge Bitar à la fin du mois d’avril pour lui remettre un rapport d’enquête complémentaire basé sur des investigations menées à Paris.
Par ailleurs, des demandes d’information ont été adressées au Liban par Berlin, La Haye et Canberra. Ces requêtes portent sur la durée prévisible de l’enquête, sur les suites données aux convocations, et sur l’éventualité de poursuites ou de procès. Cette mobilisation internationale accroît la pression sur le Liban, dont le système judiciaire est jugé inefficace et soumis à des influences politiques.
La coopération judiciaire est perçue comme un test de crédibilité par les partenaires internationaux, qui conditionnent une partie de leur soutien économique ou humanitaire à la restauration de l’état de droit. L’audition de Diab constitue donc aussi un signal adressé aux capitales occidentales.
Une justice confrontée à la mémoire collective et à la défiance
Pour les familles des victimes et les associations engagées depuis 2020, l’apparition de Hassan Diab devant le juge Bitar est un pas dans la bonne direction, mais reste insuffisante. Aucun responsable n’a été condamné. Les principales figures de l’appareil sécuritaire ou administratif liées au dossier n’ont pas encore comparu ou continuent d’opposer une fin de non-recevoir à toute convocation.
La défiance envers la justice est alimentée par le sentiment que le système protège les puissants et laisse impunis les actes les plus graves. L’explosion du port est devenue le symbole d’un État incapable de protéger ses citoyens, de prévenir une catastrophe annoncée, ou de réparer les injustices une fois le drame survenu.
Si la procédure engagée par le juge Bitar aboutissait à un acte d’accusation clair et à un procès équitable, elle pourrait enclencher un processus de réparation, au moins symbolique. À l’inverse, tout retour à l’inaction ou toute nouvelle entrave judiciaire serait vécu comme une énième trahison.
Un test pour le Liban institutionnel
L’audition de l’ancien Premier ministre dans un dossier aussi emblématique constitue une épreuve de vérité pour l’ensemble du système politique libanais. Elle interroge la capacité des institutions à rompre avec une culture d’impunité, à rendre justice dans un dossier à haute sensibilité, et à démontrer que l’exécutif actuel est porteur d’une nouvelle éthique publique.
Dans une conjoncture où l’instabilité régionale, la crise économique et la fragmentation du pouvoir rendent toute réforme difficile, ce geste judiciaire peut apparaître modeste. Mais il porte une charge symbolique considérable : celle de remettre en mouvement une machine judiciaire paralysée depuis des années.