La Syrie sunnite face au défi du respect de l’Autre
L’histoire de l’extrémisme dans le Sunnisme, des origines au Wahhabisme, soulève une question cruciale : un pouvoir sunnite en Syrie serait-il capable de dépasser cet héritage pour construire un avenir fondé sur le respect de l’Autre non sunnite ? Dans un pays marqué par une mosaïque religieuse et culturelle, où les tensions confessionnelles ont souvent exacerbé les divisions, la possibilité d’un Islam sunnite modéré, tolérant et respectueux des minorités est un enjeu clé. Le cas syrien met en lumière les défis posés par des siècles d’évolution théologique et politique, qui ont façonné une tradition parfois hostile à la diversité religieuse. Cette réflexion ouvre la voie à un examen plus large des conditions nécessaires pour sortir de l’extrémisme et promouvoir une coexistence harmonieuse dans un contexte profondément fracturé.
L’évolution de l’extrémisme dans le Sunnisme : des origines au Wahhabisme
L’extrémisme dans le Sunnisme, souvent associé à des courants rigoristes, trouve ses racines dans une histoire complexe de tensions politiques, théologiques et identitaires. Du rigorisme d’Ahmed Ibn Hanbal à l’essor du Wahhabisme en Arabie Saoudite, ce phénomène illustre une trajectoire d’évolution marquée par le rejet du rationalisme et des influences externes, ainsi qu’une volonté de purification religieuse.
1. Ahmed Ibn Hanbal : Le rigorisme textuel
La période Abbasside (750–1258) est marquée par un foisonnement intellectuel dans lequel s’affrontent différents courants théologiques. C’est dans ce contexte qu’Ahmed Ibn Hanbal(780–855) émerge comme une figure centrale du Sunnisme rigoriste. Fondateur de l’école Hanbalite, il prône une interprétation littérale des textes du Coran et de la Sunna, rejetant les influences rationalistes comme le Mutazilisme, qui défend l’usage de la raison dans la théologie. Ibn Hanbal est notamment célèbre pour son opposition à la doctrine officielle imposée par le Calife Al-Ma’mun, selon laquelle le Coran était créé. Son refus de cette théorie durant la Mihna(inquisition religieuse) lui vaut des persécutions. L’école Hanbalite, bien que minoritaire, devient un bastion de l’orthodoxie textuelle, jetant les bases d’un Islam conservateur et intransigeant.
2. Ibn Taymiyya : La radicalisation théologique
La chute de Bagdad en 1258 et l’émergence des Mamelouks suscitent une crise identitaire dans le monde musulman. C’est dans ce contexte qu’Ibn Taymiyya (1263–1328) se distingue par son discours réformateur et sa critique acerbe des influences étrangères sur l’Islam. Théologien Hanbalite, il réfute la logique d’Aristote dans une série de traités et dénonce la philosophie comme une déviation de l’Islam pur. Il s’attaque également aux Soufis, aux Alaouites et aux Druzes, qu’il considère comme hérétiques, émettant des fatwas d’excommunication (“Takfir”) à leur encontre. Ibn Taymiyya préconise un retour à une pratique stricte de l’Islam fondée sur les premiers siècles de l’hégire (Salaf), préfigurant ainsi le courant Salafiste. Son idéologie, bien que controversée à son époque, influence durablement les mouvements rigoristes ultérieurs.
3. Le Wahhabisme : Une doctrine d’État
Au XVIIIe siècle, le rigorisme religieux prend une dimension politique avec Mohammed Ibn Abd Al-Wahhab (1703–1792). Originaire du Najd, dans la Péninsule Arabique, Ibn Abd Al-Wahhab fonde un mouvement réformiste visant à épurer l’Islam des pratiques jugées déviantes, telles que le culte des saints et les innovations religieuses (Bid’ah). Son alliance avec Mohammed Ibn Saoud, fondateur de la dynastie Saoudienne, permet au Wahhabisme de devenir une doctrine d’État. Cette alliance repose sur une symbiose entre pouvoir politique et religieux : la doctrine Wahhabite légitime l’autorité des Saoud en échange de leur soutien à sa diffusion. Le Wahhabisme se caractérise par l’institutionnalisation du Takfir, qui justifie la guerre contre les musulmans considérés comme égarés. Cette rhétorique inspire des mouvements islamistes contemporains, renforçant les divisions au sein du monde musulman.
L’extrémisme dans le Sunnisme est le fruit d’une trajectoire historique marquée par le rigorisme, la radicalisation théologique et la politisation religieuse. Depuis Ahmed Ibn Hanbal, qui a posé les fondations d’un Islam textuel et littéral, jusqu’à Mohammed Ibn Abd Al-Wahhab, qui a institutionnalisé une doctrine exclusiviste, chaque étape a contribué à façonner les courants extrémistes actuels. Comprendre cette évolution est essentiel pour saisir les dynamiques contemporaines de l’Islamisme et leurs racines profondes dans l’histoire du Sunnisme.
Comment cette question de l’extrémisme sunnite se pose-t-elle en Syrie ?
La question de l’éventuelle sortie de la culture sunnite de ses courants extrémistes ou intégristes soulève des enjeux complexes, mêlant histoire, société, politique et religion. Comprendre cette problématique demande de distinguer le sunnisme en tant que tradition religieuse de ses usages et détournements dans certains contextes historiques ou politiques.
Il est essentiel de noter que l’Islam sunnite, comme toute tradition religieuse, est fondamentalement divers et n’est pas réductible à ses formes rigoristes ou extrémistes. Depuis ses débuts, le sunnisme a engendré une richesse théologique, spirituelle et culturelle. Des figures comme Al-Ghazali et Rumi incarnent une spiritualité profonde et tolérante. Le soufisme, en particulier, reflète une vision introspective et mystique de l’Islam, bien éloignée des discours radicaux.
Cependant, l’émergence de mouvements extrémistes sunnites dans l’histoire moderne s’explique souvent par des facteurs politiques et socio-économiques. L’effondrement de l’Empire Ottoman, les ingérences coloniales, et la recherche de repères identitaires ont contribué à des réactions parfois rigides. L’utilisation de l’Islam à des fins de mobilisation politique ou militaire a également joué un rôle central. Des courants financés par certains États ont propagé une lecture littéraliste et stricte des textes sacrés, souvent au détriment de la diversité intellectuelle et spirituelle de l’Islam sunnite.
Malgré cela, il existe des signes d’émancipation et d’adaptation. Des penseurs réformistes comme Mohamed Abduh ou Malek Bennabi ont cherché à moderniser la pensée islamique tout en restant fidèles à ses principes. Par ailleurs, des pays à majorité sunnite comme le Maroc ou l’Indonésie illustrent une capacité à conjuguer tradition et modernité. Ces exemples montrent que l’Islam sunnite peut s’affranchir des formes extrémistes par une approche inclusive et contextualisée.
Pour contrer l’extrémisme, plusieurs leviers peuvent être mobilisés. L’éducation joue un rôle crucial en promouvant une lecture critique et contextualisée des textes religieux. Le dialogue interreligieux favorise une compréhension mutuelle et limite les tensions identitaires. Le développement économique, en réduisant les inégalités, élimine des facteurs de marginalisation qui nourrissent souvent la radicalisation.
Enfin, il est important de réaffirmer que l’extrémisme n’est pas une fatalité. Il constitue une réponse contextuelle à des crises et non une caractéristique inhérente à la culture sunnite. En mobilisant ses ressources intellectuelles, spirituelles et sociales, cette tradition peut s’orienter vers des horizons de paix et de coexistence. Cette transformation nécessite une volonté commune des acteurs religieux, politiques et sociétaux.
L’évaluation du risque de fanatisme du sunnisme au pouvoir est une question essentielle dans les contextes où des forces politiques s’inspirent d’une vision littéraliste de la religion. Ce risque varie considérablement en fonction des dynamiques locales et des structures institutionnelles en place. Dans des systèmes politiques faibles ou autoritaires, où l’appareil d’État manque de contrepoids séculiers ou pluralistes, le risque de dérives fanatiques est plus élevé. En revanche, dans des démocraties solides où le sunnisme s’exprime dans un cadre institutionnel respectueux des droits humains et de la diversité, ce risque peut être largement atténué. Les expériences de certains pays montrent que le dialogue inclusif et la réforme institutionnelle jouent un rôle clé pour prévenir les abus. Ainsi, l’avenir du sunnisme au pouvoir dépendra de sa capacité à évoluer en harmonie avec des principes universels de justice et de liberté.
En Syrie, le risque de fanatisme du sunnisme au pouvoir est particulièrement pertinent compte tenu de la complexité religieuse et ethnique du pays. La Syrie présente une mosaïque de communautés incluant des Alaouites, des Druzes, des Chrétiens et d’autres minorités religieuses. La prise de pouvoir par une majorité sunnite pourrait engendrer des risques de dérives vers l’exclusion ou la non-reconnaissance de l’Autre. Ces risques sont amplifiés par des tensions historiques et des blessures profondes issues du conflit syrien.
Voici un tableau d’évaluation des risques de dérapages vers l’extrémisme en cas de prise de pouvoir sunnite :
Facteur | Risque | Probabilité |
Absence de garanties constitutionnelles pour les minorités | Discrimination institutionnelle | Élevé |
Influence des courants salafistes | Radicalisation politique et religieuse | Moyen à élevé |
Tensions avec les Alaouites ou les Chrétiens | Revanche ou persécution | Élevé |
Faiblesse des institutions séculières | Instrumentalisation de la religion | Élevé |
Pression internationale | Radicalisation en réponse à des sanctions ou interventions | Moyen |
Dialogue intercommunautaire insuffisant | Fragmentation sociale | Élevé |
Probabilité globale : Élevé, en l’absence de réformes structurelles et de garanties inclusives.
Ce tableau met en lumière l’importance cruciale de la mise en place d’un système politique pluraliste et inclusif pour minimiser ces risques. L’avenir de la Syrie dépendra de la capacité de ses dirigeants et de sa population à construire une vision partagée où chaque communauté pourra se sentir reconnue et respectée.
Le Sunnisme peut-il sortir du Takfirisme ?
Le Takfirisme, qui consiste à excommunier des coreligionnaires ou des membres d’autres confessions jugés « déviants », est une dérive théologique et politique qui a marqué l’histoire de certains courants sunnites. Pourtant, cette orientation n’est ni universelle ni immuable. Pour répondre à la question de l’émancipation du Sunnisme vis-à-vis du Takfirisme, il est nécessaire de considérer trois aspects : les racines historiques du phénomène, les dynamiques contemporaines et les perspectives de réforme.
Les racines historiques du Takfirisme
Le Takfirisme s’est enraciné dans l’histoire du Sunnisme à travers des figures telles qu’Ibn Taymiyya et Mohammed Ibn Abd Al-Wahhab, qui ont utilisé le Takfir comme un outil de lutte contre ce qu’ils percevaient comme des déviations de l’Islam authentique. Cependant, cette pratique est minoritaire dans l’histoire longue de l’Islam sunnite, qui a également produit des traditions théologiques inclusives et des mouvements spirituels comme le soufisme, marqués par une tolérance et un respect de la diversité.
Les dynamiques contemporaines
Aujourd’hui, le Takfirisme est alimenté par des facteurs géopolitiques, tels que la compétition pour l’hégémonie régionale, le financement par certains États de courants rigoristes, et les crises socio-économiques qui favorisent la radicalisation. Cependant, des voix réformistes au sein du Sunnisme appellent à rejeter cette pratique. Des universitaires, des leaders religieux et des intellectuels musulmans plaident pour un retour à des interprétations théologiques plus ouvertes et un renforcement des discours de tolérance.
Les perspectives de réforme
Le Sunnisme peut sortir du Takfirisme en mobilisant plusieurs leviers :
1. L’éducation religieuse : Promouvoir une lecture contextualisée des textes sacrés, valorisant les traditions de pluralisme et de respect de l’Autre.
2. Le rôle des institutions religieuses : Des organismes comme Al-Azhar au Caire peuvent jouer un rôle crucial en condamnant officiellement le Takfirisme et en offrant des alternatives théologiques crédibles.
3. Le dialogue interreligieux : Encourager des interactions entre les différentes confessions pour réduire les tensions et favoriser une culture de coexistence.
4. Le soutien aux réformes : Les États et les organisations internationales peuvent appuyer des initiatives locales favorisant la tolérance et la lutte contre les discours de haine.
Ainsi, le Sunnisme a les ressources intellectuelles et spirituelles pour se détacher du Takfirisme. Cette transformation exige un effort collectif, mêlant leaders religieux, décideurs politiques et communautés civiles. En s’appuyant sur son héritage de diversité et d’adaptation, le Sunnisme peut réaffirmer son rôle comme vecteur de paix et d’unité dans un monde de plus en plus interconnecté.
Conclusion
L’histoire du Sunnisme, marquée par des courants rigoristes et des épisodes de radicalisation, souligne les défis posés par la coexistence dans des sociétés plurielles comme la Syrie. Cependant, le Sunnisme n’est pas intrinsèquement lié à l’extrémisme. Les exemples de réformes théologiques et de pratiques inclusives dans d’autres pays démontrent qu’une évolution vers un Islam sunnite tolérant et respectueux des minorités est possible. Pour que la Syrie dépasse son héritage de divisions confessionnelles, il est impératif de promouvoir l’éducation, le dialogue intercommunautaire et des institutions fortes garantissant les droits de toutes les communautés. Le respect mutuel et la diversité doivent devenir des principes fondateurs d’un avenir pacifié, où le Sunnisme pourra jouer un rôle constructif en harmonie avec les autres traditions religieuses et culturelles, dans le respect de l’Autre qui n’est pas comme soi.
Bernard Raymond Jabre