Le 13 avril 2025 marque un demi-siècle depuis le déclenchement de la guerre civile libanaise, un conflit qui a laissé des cicatrices profondes dans la société et la politique du pays. Cinquante ans plus tard, le Liban se retrouve face à l’immense défi de faire vivre une mémoire nationale encore fragmentée, entre initiatives de la société civile, discours officiels, débats éducatifs et tensions communautaires toujours vives. Le cinquantième anniversaire donne lieu à une multitude de prises de parole et de manifestations, révélant à la fois les progrès accomplis et les fractures persistantes.
Une guerre civile toujours omniprésente dans la mémoire collective
Le conflit libanais, qui a duré de 1975 à 1990, a opposé une myriade de milices confessionnelles, d’acteurs régionaux et internationaux, et a coûté la vie à environ 150 000 personnes, avec des centaines de milliers de déplacés internes et réfugiés. Les lignes de fracture confessionnelles qui ont nourri la guerre restent profondément enracinées dans la société libanaise actuelle.
Les traumatismes du conflit continuent de peser sur les générations qui ont grandi après 1990. Dans les écoles, les récits restent souvent lacunaires, voire évités. Les familles se transmettent des récits fragmentaires, chacun selon son vécu, son quartier, sa communauté. Ces mémoires parallèles empêchent l’émergence d’un récit collectif unificateur.
Les commémorations du cinquantième anniversaire ont mis en lumière cette réalité douloureuse. Dans de nombreuses régions du pays, des cérémonies locales ont eu lieu, chacune portant les marques de ses propres symboles et interprétations du conflit.
Le discours officiel de Nawaf Salam : un appel à l’unité
Lors de la cérémonie nationale à la place des Martyrs de Beyrouth, le Premier ministre Nawaf Salam a livré un discours fortement attendu par la classe politique et la société civile. Il a déclaré que « le souvenir de ces événements douloureux doit renforcer notre engagement collectif à bâtir un État uni et souverain ». Cette déclaration marque la volonté affichée du gouvernement de faire de cette commémoration un moment de rassemblement national.
Nawaf Salam a également rappelé que « la paix durable passe par la reconnaissance de nos erreurs collectives et par la volonté de tourner la page des conflits internes ». Il s’est adressé aux jeunes générations, en soulignant que la mémoire ne devait pas être un fardeau, mais un levier pour éviter que les erreurs du passé ne se répètent.
L’événement a été marqué par la présence de représentants des principales formations politiques et des différentes confessions religieuses du pays, témoignant d’une volonté d’unité institutionnelle autour de cette date hautement symbolique.
Des initiatives mémorielles portées par la société civile
Au-delà des discours officiels, de nombreuses initiatives citoyennes ont vu le jour à l’occasion de cet anniversaire. Des associations locales, des artistes et des chercheurs se mobilisent pour documenter l’histoire du conflit, recueillir des témoignages et préserver la mémoire des victimes.
Des expositions photographiques ont été organisées à Beyrouth, à Tripoli et dans le Sud du pays, retraçant les grands épisodes du conflit et mettant en lumière les histoires individuelles souvent oubliées. Des ateliers de mémoire intergénérationnels ont réuni anciens combattants et jeunes militants associatifs, dans une tentative de transmission et de compréhension des événements passés.
La mobilisation citoyenne s’est également traduite par des initiatives de numérisation d’archives et par la création de podcasts et de webdocumentaires accessibles à un large public. Ces démarches visent à combler le vide laissé par l’absence d’une politique publique de mémoire structurée.
Les fractures persistantes autour du récit de la guerre
Malgré ces efforts, les divergences sur l’interprétation des événements restent vives. Chaque communauté continue d’entretenir sa propre lecture de la guerre, souvent fondée sur un récit victimaire ou héroïque selon les cas. Les alliances internationales qui ont alimenté le conflit sont encore des sujets sensibles, notamment dans le contexte actuel de polarisation régionale.
Les manuels scolaires, quant à eux, restent très prudents sur la période 1975-1990. Le récit de la guerre civile est souvent relégué à quelques paragraphes, sans véritable analyse des responsabilités ni des dynamiques internes et externes du conflit.
Cette absence de récit commun contribue à maintenir la fragmentation de la mémoire nationale. Les jeunes générations, peu ou mal informées, reproduisent parfois inconsciemment les préjugés communautaires transmis par leurs aînés.
Les enjeux de la transmission éducative
Le gouvernement a annoncé son intention de réformer les programmes scolaires pour y intégrer une étude approfondie et objective de la guerre civile. L’objectif affiché est d’offrir aux élèves une compréhension plus complète et dépassionnée de l’histoire récente du pays.
Des comités d’experts, comprenant historiens, sociologues et pédagogues, ont été mandatés pour élaborer des contenus éducatifs qui ne se contentent pas d’un récit factuel, mais qui abordent également les conséquences sociales, économiques et politiques de la guerre.
Ces initiatives visent à doter les jeunes Libanais d’outils critiques pour comprendre les mécanismes qui ont conduit à l’embrasement national, dans l’espoir de prévenir de futurs conflits.
Les attentes de la communauté internationale
La communauté internationale suit avec attention la manière dont le Liban gère cette mémoire conflictuelle. Les Nations unies et plusieurs ONG internationales ont exprimé leur soutien aux initiatives de mémoire et ont appelé à renforcer les politiques publiques de réconciliation.
Les bailleurs de fonds internationaux conditionnent parfois leur aide à des avancées en matière de justice transitionnelle et de mémoire collective. Pour eux, la réconciliation nationale est un préalable indispensable à la stabilité politique et économique du pays.
Des experts internationaux ont souligné l’importance d’impliquer les anciens combattants dans les processus de mémoire, afin de transformer leurs récits personnels en éléments d’un récit collectif plus nuancé.
Les dimensions régionales du souvenir
La guerre civile libanaise ne fut pas un conflit purement interne. Les ingérences étrangères ont joué un rôle majeur dans l’évolution et la prolongation des combats. La commémoration du cinquantième anniversaire est l’occasion pour de nombreux analystes de rappeler l’importance des facteurs régionaux dans l’histoire du Liban.
L’influence de puissances telles que la Syrie, Israël, l’Iran ou encore les États-Unis a profondément marqué le cours du conflit. Aujourd’hui encore, le Liban demeure tributaire de ces influences extérieures, comme le montrent les débats actuels sur la souveraineté nationale et la neutralité du pays.
Les commémorations ont ainsi servi de rappel que l’histoire du Liban est étroitement liée aux dynamiques géopolitiques régionales, et que la paix durable passe nécessairement par un désengagement des acteurs extérieurs du jeu politique libanais.
Le rôle des médias dans la construction de la mémoire collective
Les médias libanais ont largement couvert les événements du cinquantième anniversaire, offrant une tribune aux survivants, aux historiens et aux acteurs associatifs engagés dans le travail de mémoire.
Des émissions spéciales, des documentaires et des débats télévisés ont été diffusés pour explorer les différentes facettes du conflit et de sa mémoire. Les réseaux sociaux ont également été le théâtre de nombreux échanges, parfois virulents, sur les responsabilités et les enseignements du passé.
Cette mobilisation médiatique contribue à maintenir vivante la mémoire du conflit dans l’espace public, tout en révélant les lignes de fracture encore présentes dans la société.
Les initiatives de justice transitionnelle encore en suspens
La justice transitionnelle demeure l’un des volets les plus sensibles du processus de mémoire au Liban. Contrairement à d’autres pays ayant connu des conflits internes prolongés, le Liban n’a jamais mis en place de mécanisme institutionnalisé pour traiter les crimes de guerre ou pour établir la responsabilité des divers acteurs impliqués.
De nombreuses familles de disparus continuent de réclamer la vérité sur le sort de leurs proches. Les chiffres restent flous, mais les ONG estiment que des milliers de personnes portées disparues pendant le conflit n’ont jamais été retrouvées, ni même officiellement reconnues comme disparues. Les recherches de fosses communes, bien que sporadiques, n’ont pas encore permis d’apporter des réponses satisfaisantes.
Les autorités ont récemment relancé les discussions sur la création d’une commission nationale de la vérité. Ce projet, qui reste pour l’instant à l’état d’ébauche, vise à documenter les violations des droits humains commises pendant la guerre et à établir un rapport détaillé pour l’histoire nationale. Toutefois, le manque de consensus politique et les réticences de certains acteurs freinent sa mise en œuvre.
Le poids des ex-combattants dans le paysage actuel
Les anciens chefs de milice, pour beaucoup, occupent toujours des postes de pouvoir dans les structures politiques et économiques du pays. Leur présence, souvent perçue comme un obstacle à un véritable travail de mémoire, continue d’alimenter le ressentiment de nombreuses familles de victimes.
Certains de ces anciens combattants participent néanmoins à des initiatives de réconciliation locales, en particulier dans des régions où la cohabitation entre communautés reste fragile. Des dialogues communautaires ont été initiés, visant à apaiser les tensions et à reconnaître publiquement les souffrances endurées par les civils.
Le gouvernement se trouve face à un dilemme : comment associer ces figures historiques au processus de mémoire sans légitimer les violences passées ni occulter les responsabilités individuelles ?
Les dimensions économiques de la mémoire du conflit
La guerre civile a profondément désorganisé l’économie libanaise, avec des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui. Les destructions massives d’infrastructures et la fragmentation du territoire économique pendant les années de guerre ont laissé des cicatrices durables.
Les zones autrefois prospères, comme les quartiers commerciaux de Beyrouth, ont mis des décennies à se relever. La reconstruction, souvent menée dans l’urgence, a donné lieu à des dérives de clientélisme et à des enrichissements personnels qui ont aggravé les inégalités sociales.
Les efforts de mémoire ne peuvent ignorer cette dimension économique du conflit. Plusieurs projets de recherche ont ainsi été lancés pour analyser les impacts économiques de la guerre, notamment sur les structures bancaires, les réseaux de commerce et les flux migratoires internes.
Cette approche économique permet d’élargir le champ du travail de mémoire au-delà des seuls aspects militaires et politiques, en intégrant les réalités vécues par la population.
La diaspora libanaise face à la mémoire du conflit
La diaspora libanaise, forte de plusieurs millions de personnes réparties à travers le monde, joue un rôle clé dans la conservation et la diffusion de la mémoire du conflit. De nombreux Libanais de l’étranger ont été directement affectés par la guerre, soit comme réfugiés, soit comme membres de familles ayant fui les violences.
Des associations de la diaspora organisent régulièrement des événements commémoratifs, des conférences et des publications pour maintenir vivante la mémoire de la guerre civile. Ces initiatives contribuent à sensibiliser les nouvelles générations nées à l’étranger aux racines de leur identité et aux traumatismes collectifs de leur pays d’origine.
La mobilisation de la diaspora est également précieuse pour soutenir financièrement les projets de mémoire au Liban, en apportant des fonds pour la recherche, les archives et les initiatives éducatives.
Les défis de la réconciliation intergénérationnelle
Un demi-siècle après le début du conflit, le fossé entre les générations reste marqué. Les jeunes Libanais, nés après la fin officielle de la guerre, vivent dans un pays qui porte encore les stigmates des affrontements passés. Ils grandissent avec une mémoire fragmentée, transmise de manière informelle par les familles et les récits communautaires.
Les initiatives visant à créer des espaces de dialogue intergénérationnel sont encore peu nombreuses, mais elles se multiplient à l’occasion de cet anniversaire symbolique. Des ateliers réunissant anciens combattants et jeunes militants offrent l’opportunité d’échanger sur les expériences vécues et sur les aspirations pour l’avenir du pays.
Ces dialogues permettent de dépasser les lectures manichéennes du conflit et d’ouvrir des perspectives de compréhension mutuelle, essentielles à la construction d’une société apaisée.
Les perspectives pour une mémoire nationale unifiée
La construction d’une mémoire nationale unifiée reste un défi immense pour le Liban. Les initiatives locales et citoyennes, bien que nombreuses, peinent à s’inscrire dans une stratégie nationale cohérente. L’absence de politique publique ambitieuse en matière de mémoire et de justice transitionnelle fragilise les efforts de réconciliation.
Pourtant, les commémorations du cinquantième anniversaire montrent qu’une volonté existe au sein de la société libanaise pour dépasser les divisions du passé. Les multiples événements organisés à travers le pays témoignent d’une prise de conscience collective de l’importance du devoir de mémoire.
L’enjeu réside désormais dans la capacité des institutions à accompagner ces dynamiques de terrain, en leur offrant un cadre législatif et financier stable. Les réformes éducatives en cours, les projets de commissions de vérité et la mobilisation de la société civile pourraient constituer les fondations d’une mémoire partagée.



