Le premier juge d’instruction de Beyrouth, Bilal Halawi, a rendu une décision présomptive le 8 avril contre Riad Salamé, ancien gouverneur de la Banque du Liban (BDL) de 1993 à juillet 2023. Salamé est accusé de détournement de fonds publics, vol de deniers publics, faux en écriture et enrichissement illicite dans une affaire impliquant 44 millions de dollars détournés via Optimum Invest SA, une firme de courtage libanaise. Deux avocats, Mickey Tueni et Marwan Issa El Khoury, sont également inculpés pour interférence dans ces actes. L’enquête, limitée à ces 44 millions, intervient après sept mois de détention de Salamé, arrêté le 3 septembre 2024, avec une seule audition d’une heure et demie. Alors que des soupçons bien plus larges – jusqu’à 8 milliards de dollars, notamment via Forry Associates Ltd, liée à son frère Raja – planent, l’équipe juridique de Salamé dénonce une décision biaisée et annonce un appel. Dans un Liban ravagé par une crise bancaire sans précédent, ce dossier révèle les failles d’un système financier à l’agonie.
Une décision judiciaire sous le feu des critiques
L’arrestation de Salamé a eu lieu le 3 septembre 2024, ordonnée par le procureur général Jamal Hajjar après une audition de trois heures au Palais de Justice de Beyrouth. Le 4 septembre, le procureur financier Ali Ibrahim a pris le relais, inculpant Salamé pour des transactions suspectes avec Optimum Invest, active entre 2015 et 2018. Selon les éléments de l’enquête, Optimum achetait des bons du Trésor à la BDL à bas prix, les revendait à un prix plus élevé, et versait des commissions à Salamé via des comptes internes à la banque centrale. Halawi, dans sa décision du 8 avril, a fixé ce détournement à 44 millions de dollars, s’appuyant sur des documents saisis lors de l’arrestation et produits en septembre 2024, selon des sources judiciaires citées par Reuters le 3 septembre.
Ce montant a suscité des interrogations. Un audit réalisé par Alvarez & Marsal, commandé par le gouvernement libanais en 2020 et publié en partie en juillet 2023, estime que les commissions versées par Optimum à la BDL entre 2015 et 2018 atteignent 111 millions de dollars. Les 44 millions retenus par Halawi correspondent aux fonds traçables par des virements directs dans les archives de la BDL, tandis que le reste impliquerait des circuits offshore hors de sa juridiction, selon Reuters. Cette restriction a alimenté les critiques, d’autant que l’enquête ignore d’autres affaires majeures liées à Salamé. Forry Associates Ltd, enregistrée aux îles Vierges britanniques en 2001 par Raja Salamé, est soupçonnée d’avoir détourné 330 millions de dollars de la BDL entre 2002 et 2015, selon une enquête suisse ouverte en octobre 2020 par le Ministère public de la Confédération (MPC). Halawi n’a pas abordé ce dossier, ni les pertes de 51 milliards de dollars de la BDL, confirmées par un audit partiel en février 2025, ni les manipulations présumées des budgets de la banque centrale entre 2015 et 2020, qui ont masqué un déficit de 71,9 milliards de dollars, selon Alvarez & Marsal.
L’équipe juridique de Salamé a réagi le 8 avril dans un communiqué. Mark Habka, avocat principal, a dénoncé une décision « hâtive » et « entachée de vices juridiques », soulignant que Salamé est détenu depuis sept mois – depuis septembre 2024 – pour une seule audition d’une heure et demie le 3 septembre. Cette durée, selon eux, viole l’article 107 du Code de procédure pénale libanais, qui exige des interrogatoires réguliers en détention préventive. Ils ont accusé Halawi de céder à des pressions politiques et annoncé un appel, réclamant une extension de l’enquête à Forry Associates et aux budgets de la BDL, estimant que les 44 millions d’Optimum ne reflètent qu’une infime partie des soupçons, qui atteignent 8 milliards de dollars selon Legal Agenda en 2023.
L’impasse de la restructuration bancaire
L’affaire Salamé s’inscrit dans une crise bancaire qui a éclaté en octobre 2019 sous sa direction. En 2019, les dépôts dans les banques commerciales libanaises totalisaient 170 milliards de dollars, soit 317 % du PIB de 54 milliards de dollars, selon la Banque mondiale. Fin 2023, ils avaient chuté à 130 milliards de dollars, selon la BDL, et en mars 2025, l’Association des banques du Liban (ABL) les évalue à 125 milliards – une perte de 45 milliards de dollars en cinq ans et demi. La livre libanaise, fixée à 1 507,5 LBP/USD jusqu’en 2019, s’échange à 90 000 LBP/USD au marché parallèle en mars 2025, contre un taux officiel de 89 000 LBP/USD – une dépréciation de 98 %. Un dépôt de 10 000 dollars en 2019 équivaut aujourd’hui à 111 dollars au taux officiel, une valeur encore moindre en termes réels.
Salamé a supervisé cette débâcle. Entre 2016 et 2019, la BDL a engagé des « ingénieries financières » : 13 milliards de dollars de dettes en LBP ont été échangés contre des Eurobonds à des taux allant jusqu’à 15 %, générant 5 milliards de dollars de profits artificiels pour les banques privées, selon un rapport du FMI de 2020. Ces opérations ont épuisé les réserves de la BDL, qui sont passées de 31 milliards de dollars en août 2019 à 8 milliards en juillet 2023, date de son départ. L’audit Alvarez & Marsal de juillet 2023 a révélé un déficit en devises de 71,9 milliards de dollars fin 2020 – 230 % du PIB de 31,2 milliards – et un trou de capital de 51,3 milliards à la BDL, confirmé par l’audit de février 2025.
Les efforts de restructuration bancaire, lancés après 2019, ont échoué sous la pression des intérêts politiques et économiques. En avril 2022, le gouvernement de Najib Mikati a négocié un plan avec le FMI pour consolider les 46 banques commerciales en une quinzaine d’entités viables, liquidant les plus faibles comme BankMed et recapitalisant les autres. Ce plan visait à absorber les 72 milliards de dollars de pertes estimées par la Banque mondiale en 2023, dont 43 milliards liés à des créances sur la BDL et l’État, insolvables depuis le défaut sur les Eurobonds en mars 2020 (31,3 milliards de dollars impayés). Mais la recapitalisation, nécessitant 20 milliards de dollars selon un rapport de la BDL de décembre 2024, reste impossible sans aide extérieure. Le Parlement a rejeté trois projets de loi en 2023 sur la répartition des pertes, protégeant les gros déposants – 5 % des comptes détiennent 65 % des fonds, soit 81 milliards en 2023, selon l’ABL – sous l’influence de partis confessionnels comme le Hezbollah et le Courant patriotique libre.
La fuite des capitaux et l’effondrement de la confiance
La crise a été amplifiée par une fuite massive des capitaux sous Salamé. Entre août 2019 et décembre 2022, 20 milliards de dollars ont quitté le Liban, selon la Banque des règlements internationaux. En 2020, le cabinet Kroll a identifié 1,2 milliard de dollars transférés par 174 gros déposants liés à l’élite avant les restrictions de novembre 2019. Les dépôts auprès des banques correspondantes internationales, qui s’élevaient à 16,7 milliards de dollars en 2019, ont chuté à 7,8 milliards fin 2022 et à 6 milliards en 2024 après le retrait de HSBC et Citibank, selon la BDL. Les contrôles de capitaux, imposés sans base légale en 2019, ont échoué à endiguer cette hémorragie : en 2023, 65 % des transactions, soit 8 milliards de dollars, se faisaient en dollars cash au marché noir, contre 15 % en 2019, selon la CAS.
La confiance dans les banques s’est effondrée. En 2019, le secteur gérait 1,2 million de comptes, selon l’ABL ; en 2023, 91 % des Libanais n’avaient plus foi en leurs institutions financières, selon un sondage de l’Institut Issam Fares. Les retraits sont limités à 400 dollars par mois pour certains comptes, souvent sous forme de chèques inutilisables à l’étranger, ou à 2-3 millions de LBP par semaine – 22 à 33 dollars au taux parallèle. Les banques, qui employaient 25 000 personnes en 2018, n’en comptent plus que 11 000 en 2023, soit une baisse de 56 %, selon l’ABL. Cette méfiance a paralysé le système : les prêts, qui atteignaient 51 milliards de dollars en 2019, ont chuté à 12 milliards en 2023, selon la BDL.
Salamé a orchestré ces pratiques. Entre 2016 et 2019, la BDL a brûlé 24 milliards de dollars de réserves pour maintenir la parité fixe, malgré un déficit de 15 milliards de dollars dans la balance des paiements en 2018, selon la Banque mondiale. Les actionnaires bancaires, souvent liés à l’élite politique – 40 % des parts selon l’ABL – ont profité de taux d’intérêt élevés sur les Eurobonds (jusqu’à 15 %), tandis que les déposants perdaient tout. L’audit Alvarez & Marsal, interrompu en novembre 2020 face au refus de Salamé de coopérer, a révélé un déficit de 71,9 milliards fin 2020, masqué par des manipulations comptables.
Les répercussions sociales de la crise bancaire
La crise bancaire a dévasté la société libanaise. En 2023, 78 % des 5,5 millions d’habitants – 4,3 millions – vivaient sous le seuil de pauvreté de 1,90 dollar par jour, selon l’ESCWA ; en 2024, ce taux atteint 82 %, soit 4,5 millions. Les salaires publics, à 2 millions de LBP par mois (22 dollars au taux parallèle en mars 2025), couvrent 4 % du panier alimentaire, évalué à 45 millions de LBP (500 dollars). L’inflation, à 221,3 % en 2023 selon la CAS, s’est stabilisée à 174 % en 2024, mais un litre d’essence coûte 4 millions de LBP (44 dollars), contre 1 200 LBP en 2019. Les remises de la diaspora, vitales à 7,2 milliards de dollars en 2019, ont chuté à 5,5 milliards en 2023, soit une baisse de 24 %, selon la BDL.
Les manifestations ont explosé. En 2022, 200 rassemblements ont ciblé les banques, avec 40 agences vandalisées ; en 2023, ce chiffre est passé à 250, avec 50 incidents violents, selon des rapports locaux. Les braquages par des déposants désespérés ont marqué les esprits : 12 en 2022, 8 en 2023, 5 en 2024, dont celui de Bassam al-Cheikh Hussein, qui a repris 35 000 dollars en août 2022. Les classes moyennes, 15 % de la population en 2018, ont disparu : 70 % des ménages à revenus intermédiaires (1 000-3 000 dollars/mois en 2019) sont tombés sous le seuil de pauvreté en 2023, selon l’ESCWA. Les inégalités se creusent : le coefficient de Gini est passé de 0,31 en 2011 à 0,49 en 2022, selon la Banque mondiale, tandis que les bureaux de change ont engrangé 1 milliard de dollars en 2023, selon la CAS.
La crise sociale est aggravée par l’absence de mesures. En 2023, 700 000 enfants souffraient de malnutrition, selon l’UNICEF, et 80 % des ménages n’avaient plus accès aux soins, selon l’OMS. Les subventions sur l’essence, le blé et les médicaments, supprimées en 2021, n’ont pas été remplacées ; l’aide humanitaire, limitée à 1 milliard de dollars en 2023, couvre 10 % des besoins. La corruption persiste : en 2021, 400 millions de dollars d’aide Covid-19 ont été détournés, selon Transparency International, et en 2023, 300 millions de dollars de fonds publics ont disparu sans poursuites, selon des audits locaux.
Les perspectives d’un redressement encore lointaines
Les efforts de redressement piétinent. Les négociations avec le FMI, lancées en 2020, ont produit un accord préliminaire de 3 milliards de dollars en avril 2022, mais aucun fonds n’a été décaissé. Sur huit préalables exigés, seuls deux avancent : la levée du secret bancaire en novembre 2022 (loi 240) et un audit partiel de la BDL en février 2025, confirmant 51 milliards de dollars de pertes. Le Parlement a rejeté trois projets de loi en 2023 sur la répartition des pertes, protégeant les gros déposants – 5 % des comptes détiennent 65 % des fonds, soit 81 milliards en 2023, selon l’ABL. Les pays du Golfe, qui ont injecté 11 milliards de dollars entre 2008 et 2014, ont suspendu leur aide en 2022, exigeant des réformes contre l’influence du Hezbollah.
Les enquêtes internationales contrastent avec l’approche libanaise. En août 2023, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada ont sanctionné Salamé pour « actions corrompues », gelant des millions de dollars d’actifs. En mars 2022, la France, l’Allemagne et le Luxembourg ont saisi 120 millions d’euros (135 millions de dollars) liés à Salamé, suspectant 335 millions de dollars détournés entre 2002 et 2021, selon le PNF. En Suisse, 250 millions de dollars ont transité par HSBC entre 2002 et 2015, selon Public Eye en mars 2025. Interpol a émis une notice rouge en 2023, ignorée au Liban.
Au niveau local, les investigations ont été freinées. En février 2023, Jean Tannous a conclu une enquête de 18 mois sur Forry Associates, mais Ghassan Oueidat a retardé les poursuites sous pression politique. En 2023, Oueidat a bloqué une collaboration avec Eurojust. L’enquête de Halawi sur Optimum, bien que documentée, ne couvre qu’une fraction des 8 milliards de dollars suspectés par Legal Agenda en 2023. L’appel de Salamé pourrait rouvrir ces dossiers, mais dans un système judiciaire influencé par les factions – Oueidat proche de Hariri, Hajjar sous pression – les obstacles restent nombreux.
La crise bancaire, sous Salamé, a saigné le pays. Entre 2016 et 2019, 24 milliards de réserves ont été dilapidés pour maintenir la parité fixe (BDL). Forry Associates a détourné 330 millions, Optimum entre 44 et 111 millions. Vingt milliards ont fui entre 2019 et 2022 (Banque des règlements internationaux), dont 1,2 milliard par 174 gros déposants avant les restrictions, selon Kroll en 2020. Le Liban, avec 82 % de sa population sous le seuil de pauvreté, reste enlisé dans une crise que la décision de Halawi n’effleure qu’en surface.