Depuis plus d’un demi-siècle, le monde a été entraîné dans une logique implacable : produire là où c’est le moins cher, acheter là où c’est le plus efficace, vendre là où la demande est solvable. On a appelé ça mondialisation, globalisme, multilatéralisme. Les mots changent mais le principe reste : chacun se spécialise, chacun dépend de l’autre, chacun devient une pièce d’un engrenage planétaire qui tourne à grande vitesse.
Des industries entières ont migré vers la Chine, l’Inde, le Vietnam. Pas par idéologie, mais par nécessité économique. Maintenir les marges, écraser les coûts, survivre à la concurrence. Le consommateur occidental en a profité. L’industriel aussi. Le politique, lui, a fermé les yeux. Et puis un jour, clac. Un mur invisible se dresse. L’air du temps bascule.
Plus de mondialisation. Plus de multilatéralisme. Plus d’ouverture naïve. Le mot d’ordre devient souveraineté. Autonomie. Repli. L’étranger, hier partenaire, devient menace. L’autre, hier source de profit, devient risque. Et soudain, il faut faire marche arrière à pleine vitesse, comme si on pouvait sortir d’un filet mondial en coupant un fil.
La politique tarifaire de Donald Trump incarne ce tournant brutal. Des droits de douane surgissent, ciblés, massifs, immédiats. L’objectif ? Forcer les entreprises à rapatrier leur production. Punir les dépendances. Récompenser le local. Sauf qu’une entreprise, ça ne se déménage pas comme un sac de sport. On ne crée pas une usine à la volée. Ce n’est pas un bouton qu’on appuie.
Il faut trois ans, minimum, pour concevoir, financer, bâtir, équiper un site industriel digne de ce nom. Il faut former les ouvriers, recruter les ingénieurs, construire des réseaux logistiques. Or, cela fait vingt ans que l’Occident a perdu certaines compétences, désappris certains métiers, désindustrialisé des régions entières. On a mis une génération à défaire. Peut-on refaire en quelques mois ?
Et combien cela coûte-t-il ? En capitaux, en salaires, en formations, en délais. Ce sont des milliards de dollars. Des fortunes englouties dans des reconstructions précipitées. Car fuir une taxe, c’est une chose. Créer une capacité de production nationale pérenne, c’en est une autre. Ce sont deux logiques qui s’opposent : l’une défensive, immédiate ; l’autre stratégique, longue.
Trump a-t-il mesuré cette complexité ? A-t-il chiffré le temps perdu, le savoir-faire à reconstruire, les chaînes logistiques à réinventer ? La souveraineté industrielle est une ambition noble. Mais elle ne s’improvise pas. Elle ne se décrète pas par tweet. Elle se planifie, se finance, se patiente.
Aujourd’hui, l’Occident se retrouve face à un paradoxe. Il veut redevenir autonome mais ne peut pas se passer de ce dont il a été rendu dépendant. Il veut produire chez lui ce qu’il a appris à faire faire ailleurs. Il veut l’indépendance sans payer le prix du temps, de l’argent, et du savoir.
La mondialisation n’est pas morte. Elle a juste changé de visage. Et ceux qui croient pouvoir en sortir du jour au lendemain pourraient bien découvrir que ce monde, une fois défait, coûte infiniment plus cher à reconstruire.
Bernard Raymond Jabre