Le Liban, ce pays où les crises s’accumulent comme des strates géologiques, s’apprête à nommer un nouveau gouverneur à la tête de la Banque du Liban (BDL). Depuis le départ de Riad Salamé en juillet 2023, Wassim Mansouri assure l’intérim dans une institution au cœur d’un désastre économique sans précédent. Aujourd’hui, un nom émerge avec insistance : Karim Souaid. À moins d’un improbable coup de théâtre, cet homme semble destiné à prendre les rênes de la banque centrale. Mais loin de signaler une volonté de réforme, cette nomination probable consacre une stratégie qui, depuis 2019, s’est révélée gagnante pour les banques : ne rien faire, laisser pourrir la situation, et attendre que le temps joue en leur faveur. Elle s’éloigne des espoirs suscités par le président Joseph Aoun et met en lumière un conflit d’intérêt criant, notamment à travers la proximité entre sa famille et la sphère politique, symbole d’une fusion toxique entre finance et politique.
Une inertie calculée, une victoire pour les banques
Depuis l’effondrement financier de 2019, les banques libanaises ont adopté une stratégie aussi simple que cynique : l’immobilisme. Plutôt que de reconnaître leur rôle dans la crise – un modèle basé sur des taux d’intérêt exorbitants, une dépendance à la dette publique et une gestion hasardeuse des dépôts –, elles ont choisi de gagner du temps. En gelant les comptes des déposants, en limitant les retraits à des montants dérisoires et en laissant l’État s’enliser dans l’impasse, elles ont parié sur l’épuisement de la population et l’absence de pression internationale suffisante pour les contraindre à agir. Cinq ans plus tard, ce calcul s’est avéré payant. La situation a pourri, la colère populaire s’est essoufflée, et les banquiers, loin d’être acculés, conservent leur influence intacte.
La nomination probable de Karim Souaid s’inscrit dans cette logique. Elle illustre comment l’inaction a permis aux élites bancaires de garder la mainmise sur les institutions, en plaçant des figures perçues comme leurs alliées aux postes stratégiques. Au lieu de voir émerger des réformateurs prêts à restructurer un système financier en ruines, le Liban se retrouve avec des gardiens du statu quo, dont la présence garantit que les responsables de la crise ne seront jamais tenus de rendre des comptes.
Un gouvernement au service des banques
Cette désignation ne se limite pas à une décision technique. Elle met en lumière la véritable nature du gouvernement actuel : une entité alignée sur les intérêts des banques, au détriment des citoyens au lieu d’être une autorité de tutelle, de justice. Dans un pays où les institutions sont censées servir le bien public, le choix de Souaid – perçu comme un homme en phase avec les priorités du secteur bancaire – montre que les leviers du pouvoir sont aux mains de ceux qui protègent les élites financières. Ce gouvernement où les banques ont la part belle, loin de représenter la population qui souffre, agit comme un relais des intérêts de ce secteur, prêt à sacrifier les déposants pour préserver les privilèges d’une poignée de puissants. La nomination de Souaid n’est pas un accident : elle est le symptôme d’un système où les banques dictent l’agenda, et où l’État se plie à leurs exigences.
Un conflit d’intérêt incarné par la proximité avec Pharès
Le cas de Karim Souaid ne peut être dissocié de sa proximité avec celle du monde politique, une figure qui incarne la fusion entre le monde de la finance et celui de la politique – une alliance qui a largement contribué à la crise actuelle. Cette relation, bien qu’elle ne soit pas détaillée ici par prudence, est emblématique d’un lobby politico-bancaire où les frontières entre intérêts privés et responsabilités publiques s’effacent. Cette proximité soulève un conflit d’intérêt majeur : comment un gouverneur de la BDL, chargé de réguler le secteur bancaire et de protéger l’économie nationale, peut-il agir en toute impartialité lorsqu’il est lié à des réseaux qui ont prospéré au détriment du pays ? Cette nomination, loin d’être neutre, reflète la mainmise d’un cercle restreint où financiers et politiciens s’entraident pour maintenir leur emprise, au prix d’une crise qui a ruiné des millions de Libanais.
Un plan qui fuit les réformes
Pour comprendre l’approche de Karim Souaid, il suffit d’examiner le plan qu’il a présenté dans le cadre de son cabinet de consulting. Ce document, censé refléter sa vision pour l’avenir économique du pays, brille par ses silences. La restructuration du secteur financier – un préalable incontournable pour sortir de l’abîme – y est à peine évoquée. Les réformes structurelles, essentielles pour redonner un souffle à une économie asphyxiée, n’y occupent pas une place significative. Même la mesure la plus visible, qui accorderait 100 000 dollars aux plus petits comptes, ne change rien de fondamental. Cette concession, bien qu’elle puisse sembler généreuse en surface, ne permet pas de relancer l’économie ni de résoudre l’insolvabilité des banques.
En réalité, ce plan reporte les pertes des banques sur l’État – c’est-à-dire sur l’ensemble de la population – plutôt que de les faire assumer par les institutions financières elles-mêmes. Les pertes, au lieu d’être absorbées par les actionnaires ou les propriétaires des banques, qui ont profité pendant des décennies de ce système, sont redistribuées à tous, au détriment des citoyens et au bénéfice des banques. Cette approche ne règle aucun problème structurel : l’insolvabilité des banques persiste, l’économie reste paralysée, et non seulement les déposants, malgré une éventuelle récupération partielle, mais aussi toute la population continuent de payer le prix d’un modèle qui protège les élites financières. Pour les banques et leurs alliés au gouvernement, c’est une solution idéale : un statu quo maquillé en progrès, qui préserve leurs privilèges sous couvert d’une fausse équité.
Ce positionnement fait de Souaid un candidat idéal pour les banques et leurs alliés au sein du gouvernement. Elles n’attendent pas de lui une refonte audacieuse, mais une continuité rassurante. Dans son plan, l’absence de propositions concrètes sur la restructuration bancaire ou la répartition des pertes montre qu’il n’a aucune intention de bousculer ceux qui ont prospéré sous l’ancien régime financier. Pour les banquiers et leurs relais politiques, c’est une aubaine : un gouverneur qui ne remettra pas en cause leurs privilèges, même au prix d’un pays qui s’effondre.
Une stratégie qui sacrifie les déposants
Le programme que Souaid pourrait mettre en œuvre, tel qu’il circule dans les cercles proches du pouvoir, suit cette même logique. Sans être encore officiellement détaillé, il semble privilégier une approche qui exonère les banques de leurs responsabilités, tout en reportant le fardeau sur l’État et, surtout, sur les déposants. Ces derniers, qui ont vu leurs épargnes s’évanouir depuis 2019, risquent de subir des décotes massives – un « haircut » qui viendrait amputer encore davantage leurs comptes déjà bloqués.
Cette tactique prolonge une narrative défendue par certains acteurs bancaires depuis le début de la crise : les institutions financières, qui ont accumulé des profits colossaux grâce à des politiques monétaires irresponsables, ne devraient pas payer pour leurs erreurs. À la place, l’État – incapable de fournir eau, électricité ou services de base – serait désigné comme le principal fautif. Les libanais, eux, deviendraient les victimes collatérales d’un système qui refuse de s’attaquer à ses propres failles. Pendant ce temps, les actionnaires et propriétaires des banques pourraient s’en sortir avec des pertes minimes, laissant les citoyens ordinaires assumer l’essentiel du coût – une injustice que le gouvernement actuel semble prêt à entériner.
Un contraste saisissant avec Chypre
Pour mesurer l’ampleur de cette inertie, il suffit de regarder ailleurs. À Chypre, lors de la crise financière de 2013, le système bancaire a été restructuré en trois jours. Face à une situation critique, les autorités ont agi rapidement : les banques en difficulté ont été recapitalisées, les déposants aux comptes élevés ont subi des pertes, et des réformes ont été mises en place pour stabiliser l’économie. Le contraste avec le Liban est accablant. Depuis 2019, soit plus de cinq ans, rien n’a été fait. Aucune restructuration d’envergure, aucune réforme significative, aucun plan cohérent pour répartir les pertes. Pourquoi ? Parce qu’un lobby puissant, mêlant hommes politiques et banquiers – dont la proximité entre Souaid et Pharès est un exemple – résiste avec une détermination extraordinaire à toute tentative de changement.
Ce lobby politico-bancaire agit comme une barrière infranchissable. Les politiciens, souvent liés aux intérêts bancaires par des participations directes ou des alliances opaques, ne représentent pas la population, mais une élite déconnectée. Les banquiers, quant à eux, opèrent avec une logique qui évoque les pratiques d’une mafia : protéger leurs gains à tout prix, quitte à laisser le pays s’effondrer. Cette résistance a transformé l’inaction en arme, permettant aux responsables de la crise de rester intouchables tandis que la situation se dégrade – une stratégie que le gouvernement actuel, en choisissant Souaid, semble cautionner pleinement.
Un héritage empoisonné à préserver
La BDL, sous Riad Salamé, a été le cœur battant de ce système toxique. Pendant trente ans, la livre libanaise a été maintenue à un taux fixe artificiel, masquant une fragilité structurelle. Les réserves de devises ont été dilapidées pour soutenir cette illusion, tandis que les banques attiraient des dépôts à des taux insoutenables, alimentant une pyramide de Ponzi qui s’est écroulée en 2019. Aujourd’hui, les Libanais en paient le prix : leurs économies sont gelées, leur monnaie a perdu plus de 95 % de sa valeur, et l’inflation a réduit leur quotidien à une lutte pour la survie.
Karim Souaid, s’il est nommé, héritera de cet édifice en ruines. Mais loin de chercher à le démanteler pour mieux le reconstruire, son approche – esquissée dans son plan de consulting – semble vouloir en prolonger l’essence. En évitant de s’attaquer à la restructuration du secteur financier, il risque de conforter un modèle qui a déjà fait ses preuves… en termes de désastre. Pour les banques et leurs alliés au gouvernement, c’est une victoire : un gouverneur qui ne les forcera pas à assumer leurs responsabilités, même au prix d’un chaos accru.
Un obstacle à l’aide internationale
Cette nomination intervient alors que le Liban dépend désespérément de l’aide extérieure. Le Fonds monétaire international (FMI) a conditionné son soutien – un plan de 3 milliards de dollars signé en avril 2022 mais jamais appliqué – à des réformes claires : restructuration bancaire, transparence, et répartition équitable des pertes. Or, la stratégie attribuée à Souaid, qui protège les banques au détriment des déposants, va à l’encontre de ces exigences. En laissant pourrir la situation, les élites bancaires et leurs relais au gouvernement ont déjà retardé ces réformes ; avec Souaid, cette impasse risque de se prolonger, éloignant encore davantage toute perspective de sauvetage international.
Les bailleurs de fonds, lassés par cinq ans d’inaction, pourraient voir dans cette nomination un nouveau signe d’immobilisme. Pourquoi injecteraient-ils des fonds dans un pays qui refuse de réformer son système financier et de demander des comptes à ceux qui ont profité de la crise ? Cette question reste sans réponse, tandis que la stratégie du pourrissement, soutenue par un gouvernement acquis aux banques, continue de porter ses fruits pour les puissants.
Une bombe sociale et des promesses trahies
La crise libanaise est désormais une crise sociale explosive. Avec un taux de pauvreté dépassant les 80 %, une monnaie dévaluée et une inflation galopante, les Libanais survivent dans des conditions inhumaines. La perspective de nouvelles décotes sur les dépôts, sous la direction de Souaid, pourrait rallumer une colère contenue depuis la révolution d’octobre 2019. Cette fois, l’enjeu est encore plus grave : les citoyens, déjà dépouillés de leurs épargnes, pourraient voir dans cette inertie prolongée une provocation de trop.
Et pourtant, cette trajectoire est bien loin du discours d’inauguration du président Joseph Younes. Lors de son entrée en fonction, il avait suscité des espoirs – peut-être naïfs – d’un renouveau, d’une rupture avec les pratiques qui ont conduit le pays au bord du gouffre. Mais avec la probable nomination de Souaid, ces promesses semblent s’effriter. Le choix d’un homme perçu comme le gardien des intérêts bancaires, dans un gouvernement qui agit comme leur prolongement, montre que les attentes placées en Younes risquent de se transformer en une litanie de déceptions. La population, déjà épuisée, devra probablement encaisser ce nouveau revers, voyant s’éloigner encore davantage toute perspective de justice ou de redressement.
Les tensions communautaires, exacerbées par les inégalités, risquent aussi de s’aggraver. Dans un pays où le confessionnalisme structure le pouvoir, les régions les plus pauvres – comme le Nord ou la Bekaa – pourraient se sentir encore plus abandonnées par des décisions prises dans les cercles beyrouthins. Souaid, s’il prend ses fonctions, devra gérer un pays au bord de l’implosion – une tâche rendue impossible par l’absence de réformes et la complicité d’un lobby qui préfère le chaos à la reddition.
Des alternatives étouffées par le lobby
Une autre voie était-elle possible ? Des voix indépendantes, issues de la société civile ou du monde académique, ont proposé des solutions : restructurer les banques en impliquant les actionnaires, protéger les petits déposants, et réformer la BDL. Mais ces idées ont été écrasées par la résistance d’un lobby politico-bancaire qui a tout intérêt à maintenir le statu quo. Le choix de Souaid, s’il se confirme, n’est pas une fatalité, mais le fruit d’une stratégie délibérée : laisser pourrir pour mieux régner.
La probable nomination de Karim Souaid consacre le triomphe d’une stratégie d’inaction qui, depuis 2019, a permis aux banques de préserver leurs privilèges. Avec Souaid, dans un gouvernement au service des intérêts bancaires, la BDL risque de rester un outil des élites, fermant la porte à l’aide internationale et trahissant les espoirs nés du discours de Joseph Aoun. À moins d’un sursaut improbable, le pays continuera de sombrer, victime d’un système où les politiciens ne représentent pas le peuple et où les banquiers agissent en maîtres intouchables, laissant la population face à de nouvelles déceptions.