Une bataille pour la Banque du Liban
Le Liban traverse une période de turbulences institutionnelles alors que le gouvernement s’apprête à nommer un nouveau gouverneur pour la Banque du Liban (BDL), une institution clé dans un pays marqué par une crise économique sans précédent. Selon des informations relayées par le journal Nahar, cette nomination, inscrite à l’ordre du jour du Conseil des ministres, suscite des débats intenses. Trois candidats ont été proposés par le ministre des Finances, Yassine Jaber : Karim Saïd, Éddy Gemayel et Jamil Baz. Parmi eux, Karim Saïd semble bénéficier d’une préférence officieuse au sein du gouvernement, bien que rien n’ait encore été officialisé. Cependant, une autre figure, Souaid, émerge également dans les discussions, soutenue par un réseau influent comprenant les banques libanaises, les médias des banques et les États-Unis, ce qui complexifie davantage les enjeux.
La Banque du Liban, dirigée pendant près de trois décennies par Riad Salamé jusqu’à son départ en juillet 2023, reste un symbole des dysfonctionnements économiques du pays. Sous son mandat, l’institution a été accusée de mauvaise gestion et d’avoir contribué à l’effondrement de la livre libanaise, qui a perdu plus de 98 % de sa valeur depuis 2019. La nomination de son successeur intervient dans un contexte où le Liban doit répondre aux exigences du Fonds monétaire international (FMI) pour débloquer une aide de 3 milliards de dollars, conditionnée à des réformes structurelles, notamment dans le secteur bancaire. Le choix du gouverneur sera donc scruté par les partenaires internationaux, qui y verront un indicateur de la volonté réelle de changement.
Tensions au sein du gouvernement
Les discussions autour de cette nomination ne se limitent pas à un simple choix technique. Elles révèlent des tensions profondes au sein du gouvernement dirigé par Nawaf Salam, formé en février 2025 après des mois de tractations. Selon Nahar, certains ministres plaident pour des critères de sélection transparents, basés sur la compétence et l’expérience, tandis que d’autres s’accrochent à la logique confessionnelle qui régit traditionnellement les nominations au Liban. Ce système consociatif, hérité des accords de Taëf en 1989, attribue les postes clés selon un partage entre communautés religieuses : le président est maronite, le Premier ministre sunnite, le président du Parlement chiite, et ainsi de suite. La Banque du Liban, bien que techniquement indépendante, n’échappe pas à ces équilibres.
Le cas du gouverneur de la BDL illustre cette dualité. Historiquement, ce poste a été occupé par des chrétiens maronites, une pratique non écrite mais largement respectée. Parmi les candidats proposés, Éddy Gemayel, issu d’une famille maronite influente, pourrait être perçu comme un choix conforme à cette tradition. Karim Saïd, dont le profil est moins marqué par une appartenance politique ou confessionnelle forte, incarnerait une rupture potentielle avec cette logique. Jamil Baz, économiste reconnu à l’international, pourrait séduire ceux qui privilégient la compétence sur les considérations communautaires. Souaid, quant à lui, apporte une dimension supplémentaire : soutenu par les banques libanaises, les médias d’Antoun Sehnaoui – comme Ici Beyrouth – et les États-Unis, il représente une candidature influencée par des forces économiques et géopolitiques puissantes, ce qui pourrait peser sur les décisions du gouvernement.
Une fonction publique en attente de réforme
Au-delà de la Banque du Liban, le débat sur les nominations administratives met en lumière les difficultés plus larges de la réforme de la fonction publique. Depuis la crise économique de 2019, amplifiée par l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, les chancelleries occidentales, dont la France et les États-Unis, insistent sur la nécessité de moderniser l’administration libanaise. Elles appellent à un recrutement basé sur le mérite plutôt que sur le clientélisme, qui a gangréné le secteur public. Pourtant, comme le rapporte Nahar, les partis politiques continuent de défendre leurs prérogatives historiques, bloquant tout progrès vers un mécanisme unifié.
Le gouvernement Salam avait pourtant promis, lors de sa formation, de s’attaquer à cette question. En 2025, le Conseil des ministres a adopté une méthodologie pour les nominations de grade 1 dans les administrations publiques, reposant sur neuf principes de gouvernance, dont la transparence et la compétitivité. Mais sa mise en œuvre reste incertaine. Avec plus de 210 postes vacants dans les grades supérieurs, selon des estimations récentes, la paralysie administrative entrave des secteurs essentiels comme la santé, l’éducation et l’énergie. La crise énergétique, marquée par des coupures d’électricité quasi permanentes, illustre les conséquences concrètes de ces blocages.
Les racines du système consociatif
Le système confessionnel libanais, souvent présenté comme un gage de stabilité dans un pays pluriel, montre aujourd’hui ses limites. Conçu pour garantir une représentation équitable des 18 communautés reconnues, il a dégénéré en un outil de partage du pouvoir entre élites politiques. Les nominations, qu’il s’agisse de hauts fonctionnaires ou de directeurs d’institutions publiques, sont devenues des monnaies d’échange dans un jeu de compromis permanents. Cette logique a favorisé la corruption et l’inefficacité, alimentant la défiance des citoyens envers l’État.
Les tensions actuelles reflètent cette impasse. Alors que certains ministres, soutenus par des figures réformatrices comme Nawaf Salam, poussent pour une rupture avec ces pratiques, les forces traditionnelles résistent. Le Hezbollah, par exemple, voit dans le contrôle des nominations un moyen de préserver son influence, notamment dans les institutions sécuritaires et économiques. De leur côté, les Forces libanaises et d’autres partis chrétiens insistent sur leurs quotas pour contrer cette domination. Dans ce contexte, le soutien de Souaid par les banques et les États-Unis pourrait être perçu comme une tentative de contourner ces blocages, mais aussi comme une menace par les factions pro-iraniennes.
Pressions internationales et enjeux économiques
La nomination du gouverneur de la Banque du Liban s’inscrit dans un cadre plus large de pressions internationales. Le FMI, qui négocie avec Beyrouth depuis 2022, exige une restructuration du secteur bancaire, une réforme de la BDL et un audit de ses comptes – une mesure toujours retardée. Les États-Unis et l’Arabie saoudite, qui conditionnent leur aide à des avancées concrètes, surveillent de près ce processus. Le soutien américain à Souaid, relayé par les médias d’Antoun Sehnaoui et les intérêts bancaires, pourrait signaler une volonté de Washington de promouvoir une figure alignée sur ses priorités : limiter l’influence du Hezbollah et stabiliser le pays.
L’urgence est d’autant plus pressante que l’économie libanaise continue de s’effondrer. L’inflation dépasse les 250 % en 2025, selon les projections, et la population vit dans une précarité extrême, avec plus de 80 % des habitants sous le seuil de pauvreté. La nomination d’un gouverneur capable de restaurer une certaine stabilité monétaire est donc cruciale, mais le risque d’un énième marchandage politique, ou d’une candidature imposée par des intérêts extérieurs comme celle de Souaid, plane sur cette décision.
Une société civile en quête de changement
Face à cette inertie, la société civile libanaise, galvanisée par la révolution d’octobre 2019, continue de faire entendre sa voix. Des collectifs citoyens et des ONG appellent à une refonte complète du système de nominations, exigeant des processus ouverts et des critères publics. Ces revendications, bien que marginalisées dans les cercles du pouvoir, trouvent un écho chez une jeunesse désabusée, dont beaucoup ont choisi l’exode face à l’absence de perspectives. Le soutien de Souaid par les banques et les médias d’Antoun Sehnaoui risque toutefois de renforcer la perception d’un système verrouillé par des élites et des puissances étrangères.
Le débat sur les nominations, qu’il s’agisse de la Banque du Liban ou des administrations publiques, dépasse ainsi la simple question des individus. Il cristallise les espoirs et les frustrations d’un pays à la croisée des chemins, entre la perpétuation d’un modèle obsolète et la possibilité, encore fragile, d’une transformation profonde.