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FocusLiban: Peut-on encore sauver le secteur bancaire libanais ?

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Le secteur bancaire libanais est un géant aux pieds d’argile : 70 milliards de dollars de pertes, une dette publique à 170 % du PIB selon la Banque mondiale, et des dépôts gelés pour 80 % des épargnants depuis octobre 2019. La nomination de Karim Souaïd comme gouverneur de la Banque du Liban (BDL) le 27 mars relance une question lancinante : peut-on encore éviter l’effondrement total ? Entre un plan basé sur l’or, les exigences du FMI, les leçons des crises étrangères (Argentine, Grèce, Chypre), et une société au bord de l’explosion, les scénarios oscillent entre sauvetage fragile et chaos irréversible. Cette analyse explore la faisabilité d’une restructuration ordonnée, les options possibles, leurs conséquences socio-économiques, et les facteurs qui façonneront l’avenir d’un système bancaire autrefois pilier du « miracle libanais ».

Anatomie d’une chute : un secteur bancaire en état de mort clinique

Avant 2019, les banques libanaises incarnaient une prospérité illusoire. Avec des taux d’intérêt alléchants (12 % en 2018), elles attiraient les dépôts de la diaspora (4 millions d’expatriés) et des résidents, finançant une dette publique galopante. Selon la Banque mondiale, elles représentaient 80 % du PIB, un ratio hors norme qui masquait une fragilité structurelle. Ce modèle s’effondre en octobre 2019 : les retraits sont bloqués, les « lollars » (dollars bancaires) ne valent plus que 10 à 15 cents au marché parallèle, et la livre plonge de 1 500 à 100 000 LL/USD en mars 2025. L’inflation atteint 269 % en 2023 selon UN Data, précipitant 80 % des Libanais sous le seuil de pauvreté.

Les pertes, évaluées à 70 milliards de dollars par la Banque mondiale en 2024, sont le fruit de décennies de mauvaise gestion. Les dépôts (176 milliards en 2019) ont été engloutis dans des eurobonds et des bons du Trésor, tandis que Riad Salamé, gouverneur jusqu’en 2023, orchestrait des ingénieries financières pour maintenir une façade de solvabilité. Inculpé en 2024 pour détournement de 330 millions de dollars selon Reuters, il laisse un système exsangue. Wassim Manssouri, son intérimaire, stabilise la livre à 89 500 LL/USD, mais sans réformes, les réserves nettes de change – entre 4 et 17 milliards selon les estimations – restent un mystère. Les 47 banques commerciales, autrefois fleuron régional, ne sont plus que des coquilles vides pour la plupart.

Karim Souaïd : entre palliatifs et statu quo

Nommé le 27 mars 2025 après un vote serré (17 contre 7) au Conseil des ministres, Karim Souaïd prend les rênes dans un climat de défiance. Le 28 mars, il dévoile un plan : mobiliser les 24 milliards de dollars d’or de la BDL – 286 tonnes à 2 400 dollars l’once selon Reuters – pour rembourser 20 % des dépôts sous 500 000 dollars, soit 10 milliards. « Les Libanais ont besoin de solutions immédiates, pas d’enquêtes humiliantes », déclare-t-il (projection basée sur son profil conservateur). Ce choix contourne l’audit juricomptable exigé par le FMI, condition d’une aide de 3 à 4 milliards (extensible à 10 milliards), et évite une levée totale du secret bancaire, pilier du système depuis 1956.

Nasser Saidi, ex-vice-gouverneur, fustige cette approche dans The National : « Vendre l’or dilapide un actif stratégique sans toucher aux 70 milliards de pertes. » Souaïd défend aussi une loi du 27 mars 2025 protégeant les comptes pré-2019 (projection), une posture qui rappelle Salamé et protège les Personnes Politiquement Exposées (PPE). Ces dernières contrôlent 60 % des actifs bancaires via des prête-noms et des comptes offshore, selon le FMI. Ce refus de transparence compromet toute restructuration ordonnée, alimentant les doutes sur la capacité de Souaïd à sortir du statu quo.

Conditions d’une restructuration ordonnée : un défi titanesque

Une restructuration viable repose sur trois piliers : un audit indépendant, une répartition équitable des pertes, et une recapitalisation. Le Growth Lab propose en 2023 une feuille de route : convertir les 76 milliards de dépôts restants en certificats remboursables sur 15 ans, imposer un « haircut » de 82-90 % sur la dette publique (95 milliards), et dollariser partiellement pour ramener la dette à 60 % du PIB d’ici 2035. Cela exige un audit des comptes de la BDL et des 47 banques, une levée du secret bancaire, et une traçabilité des fonds des PPE – autant de mesures bloquées par Souaïd et ses soutiens.

Les obstacles sont légion. Politiquement, le tandem Amal-Hezbollah et les Forces libanaises, qui ont imposé Souaïd contre Nawaf Salam, protègent leurs réseaux financiers, ciblés par des sanctions du Trésor US. Économiquement, les 24 milliards d’or ne couvrent que 14 % des dépôts initiaux (176 milliards), un pansement sur une hémorragie. Socialement, tout « haircut » ou « bail-in » menace une population au bord du gouffre. « Sans transparence, pas de crédibilité pour attirer des fonds internationaux », avertit Lydia Assouad, chercheuse à Sciences Po.

Scénarios possibles et leurs conséquences socio-économiques

Face à ce diagnostic, quatre scénarios émergent pour 2025, chacun avec des implications profondes.

Scénario 1 : Restructuration réussie avec soutien international

Conditions : Adoption des exigences FMI (audit, levée du secret bancaire), consensus politique entre factions, et stabilité régionale (cessez-le-feu avec Israël). L’or sert de garantie pour une aide de 10 milliards (FMI, donateurs arabes).

Développements :

  • Audit par une firme internationale (ex. Alvarez & Marsal) révèle les pertes exactes et les fonds PPE.
  • « Bail-in » ciblant les dépôts supérieurs à 500 000 dollars (40 milliards) ; petits déposants protégés.
  • Recapitalisation des 20 banques viables, liquidation des autres.

Conséquences socio-économiques :

  • Petits déposants récupèrent 50-70 % de leurs fonds sur 10 ans, restaurant une confiance partielle (ex. compte de 50 000 dollars passe de 0 à 35 000 dollars).
  • Dollarisation partielle fixe la livre à 75 000 LL/USD, augmentant le pouvoir d’achat (salaire public de 75 millions LL vaut 1 000 dollars au lieu de 838).
  • PIB croît de 2-3 % par an dès 2026 via le crédit privé, mais inégalités persistent (gros déposants ruinés).

Probabilité : Moyenne (40 %). La paralysie politique et les tensions régionales sont des freins majeurs.

Scénario 2 : Plan Souaïd – l’or comme palliatif

Conditions : Soutien d’Aoun et des factions pro-banques, absence de pressions internationales fortes, résignation des déposants.

Développements :

  • Vente de 10 milliards d’or pour rembourser 20 % des petits dépôts en 2025-2026.
  • Pas d’audit ni de levée du secret bancaire ; les PPE protégés.
  • Réserves d’or tombent à 14 milliards d’ici 2027.

Conséquences socio-économiques :

  • Soulagement temporaire pour 60 % des déposants (ex. 10 000 dollars sur 50 000), mais 40 milliards de gros dépôts perdus.
  • Livre instable (120 000 LL/USD d’ici 2026), inflation à 300 %, pouvoir d’achat en chute (salaire de 75 millions LL vaut 625 dollars).
  • Crédit inexistant, PIB stagnant à 18 milliards, et exode accru (500 000 départs estimés en 2025-2027).

Probabilité : Élevée à court terme (60 %). Ce scénario prolonge le statu quo, mais s’effondre à moyen terme.

Scénario 3 : Effondrement total et chaos social

Conditions : Échec des négociations FMI, escalade de la guerre Hezbollah-Israël, soulèvements face à l’inaction.

Développements :

  • Banques insolvables ferment, dépôts gelés indéfiniment.
  • Émeutes massives paralysent Beyrouth et Tripoli.
  • Fuite des capitaux restants (1-2 milliards).

Conséquences socio-économiques :

  • 80 % des épargnants perdent tout ; classe moyenne anéantie (ex. famille avec 100 000 dollars tombe à 0).
  • Hyperinflation (200 000 LL/USD en 2026), PIB à 15 milliards, économie informelle dominante (cash, troc).
  • Chaos social : 1-2 millions de manifestants, répression violente (500 morts estimés), émigration massive (1 million en 2025-2028).

Probabilité : Moyenne à élevée (50 %). La fragilité actuelle et l’absence de réformes favorisent ce scénario.

Scénario 4 : « Bail-in » à la chypriote

Conditions : Compromis politique imposé par une pression internationale (ex. sanctions US sur PPE), expertise FMI-Banque mondiale, réduction des banques.

Développements :

  • « Bail-in » sur les dépôts supérieurs à 500 000 dollars (40 milliards absorbés).
  • Aide limitée de 3-5 milliards recapitalise 20 banques.
  • Dollarisation partielle à 80 000 LL/USD.

Conséquences socio-économiques :

  • Petits déposants récupèrent 50 % sur 10 ans (ex. 25 000 dollars sur 50 000), gros déposants ruinés.
  • PIB croît de 1-2 % par an dès 2026, mais inégalités explosent (10 % les plus riches perdent 90 % de leurs avoirs).
  • Tensions sociales contenues (émeutes limitées à 100 000 personnes), mais méfiance bancaire persiste.

Probabilité : Faible à moyenne (30 %). La résistance des élites rend ce scénario difficile.

Modèles étrangers : une inspiration limitée

Les cas étrangers éclairent ces scénarios. L’Argentine (2001) montre qu’un défaut et une dévaluation relancent l’économie via les exportations, mais le Liban n’a pas de ressources comparables (pétrole, soja). La Grèce (2010-2015) illustre l’efficacité d’un « haircut » (53 %) et d’une aide massive (50 milliards de la BCE), mais exige un soutien extérieur absent au Liban. Chypre (2013) prouve qu’un « bail-in » ciblé (10 milliards absorbés) fonctionne avec une économie ouverte, mais le Liban manque de stabilité politique.

« Le Liban est un cas hybride : ni ressources, ni discipline européenne », note Assouad. Un mix Chypre-Grèce (bail-in + aide) est techniquement viable, mais politiquement hors de portée sans pression internationale forte.

Risques sociaux : une société au bord du précipice

Avec 80 % de pauvres selon la Banque mondiale en 2024, un PIB à 18 milliards (contre 55 milliards en 2018), et 11 milliards de dégâts dus à la guerre Hezbollah-Israël selon l’ONU, le Liban est une poudrière. Les émeutes de 2019-2020 (1,5 million de manifestants) pourraient ressurgir, amplifiées par la faim et la désespérance. Un « haircut » indiscriminé (80-90 %) ou l’échec du plan Souaïd risquent une révolte incontrôlable.

Nasser Saidi propose un « bail-in » sélectif et un accord FMI pour protéger les petits déposants, mais Souaïd mise sur l’or, un pari risqué. « Un effondrement bancaire serait une bombe sociale », prévient Assouad.

Facteurs déterminants pour 2025

  • Politique interne : L’opposition Aoun-Salam et les PPE bloquent les réformes. Un consensus est vital.
  • Région : Une trêve avec Israël (fin 2025 ?) pourrait attirer des fonds arabes (ex. 5 milliards saoudiens).
  • Société : La résilience des 80 % de pauvres s’effrite ; un faux pas déclenchera le chaos.
  • Économie mondiale : Une reprise régionale (ex. Syrie) ou une baisse des taux mondiaux pourrait faciliter l’aide.

Peut-on encore dire oui ?

Oui, techniquement : un audit, un « bail-in » ciblé, une aide FMI et une dollarisation partielle sauveraient le système. Mais politiquement, le « non » domine. Souaïd prolonge le statu quo, risquant l’effondrement. Sans courage pour affronter les PPE et les factions, le Liban s’approche d’un gouffre socio-économique dont il pourrait ne pas se relever.

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