Une proposition syndicale reprise par le gouvernement pour répondre à la spirale inflationniste
Le ministre libanais du Travail a annoncé en mai 2025 un projet d’augmentation du salaire minimum mensuel de 9 millions à 14 millions de livres libanaises, soit une hausse de 56 %. Cette mesure, saluée par les syndicats, vise à atténuer les effets d’une inflation persistante qui continue de frapper les travailleurs à revenus fixes. L’annonce s’inscrit dans une séquence plus large de revalorisation partielle des salaires dans les administrations publiques, face à une dégradation généralisée du pouvoir d’achat depuis la crise de 2019. Mais dans un pays où l’indice des prix à la consommation a doublé en deux ans, cette décision soulève autant de questions structurelles qu’elle ne propose de solutions conjoncturelles.
La dynamique des salaires : rattrapage ou illusion monétaire ?
Depuis l’effondrement monétaire de 2019, le salaire minimum a connu plusieurs revalorisations. Fixé à 675 000 livres libanaises pendant plus d’une décennie, il avait été porté à 2,6 millions de livres en 2022, puis à 9 millions en 2024. Cette nouvelle hausse à 14 millions suit une logique d’ajustement nominal, mais ne permet pas de retrouver la valeur réelle d’avant-crise. En dollar au taux de change de 2025 (89 000 LBP/USD), le salaire minimum mensuel brut atteint à peine 157 dollars. En 2018, il équivalait à environ 450 dollars. Autrement dit, la hausse de 56 % proposée est en réalité une tentative partielle de rattrapage, dans un contexte où l’érosion du pouvoir d’achat continue de dépasser l’évolution des salaires.
Les syndicats réclament un salaire minimum à 20 millions LBP
Le Conseil des syndicats libanais a salué l’initiative ministérielle, tout en jugeant qu’elle reste insuffisante. Il plaide pour un minimum fixé à 20 millions de livres, argumentant que le coût de la vie en 2025 a été multiplié par plus de 30 depuis 2019. Les dépenses de base (logement, alimentation, transport, éducation) ne sont plus couvertes par un revenu minimum mensuel de 14 millions. Le salaire minimum représente à peine 30 % du panier de consommation mensuel estimé pour une famille de quatre personnes (environ 47 millions LBP selon l’Observatoire économique du Liban). En l’absence d’indexation automatique des salaires sur l’inflation, la revalorisation ponctuelle n’offre aucune garantie de durabilité.
Impact économique : soutien à la demande ou choc sur le coût du travail ?
L’effet économique d’une telle mesure est ambigu. À court terme, l’augmentation du salaire minimum peut soutenir la demande intérieure, en renforçant le revenu disponible des ménages les plus modestes. Mais en l’absence de politiques complémentaires de soutien à la production locale, elle risque d’aggraver le déficit commercial et d’alimenter l’inflation importée. Du côté des entreprises, en particulier les PME, cette hausse représente une charge significative. Nombre d’entre elles opèrent encore dans une économie dollarisée mais taxée en livres libanaises. L’ajustement salarial sans gain de productivité réel pourrait accélérer les licenciements ou pousser davantage d’employeurs à sous-déclarer les salaires.
Une économie informelle amplifiée
Selon la Banque mondiale, plus de 54 % des travailleurs libanais sont employés dans l’économie informelle. L’augmentation du salaire minimum risque paradoxalement d’élargir encore cette proportion, en rendant plus coûteux les contrats formels. De nombreux employeurs, notamment dans la construction, le commerce et la restauration, pourraient opter pour des pratiques d’emploi non déclarées, voire rémunérer une partie du salaire en espèces ou en devises pour éviter les prélèvements sociaux. Ce contournement affaiblit la base contributive de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et limite l’efficacité redistributive du salaire minimum.
Finances publiques : la hausse des salaires dans l’administration en parallèle
Cette mesure ne concerne pas uniquement le secteur privé. En parallèle, l’État a entamé un processus de revalorisation des salaires de ses agents publics, dont les revenus avaient été laminés par l’hyperinflation. Les enseignants, militaires, policiers et fonctionnaires ont vu leurs indemnités multipliées, souvent de manière désordonnée, selon les ministères et sans cadre budgétaire consolidé. Le coût de ces ajustements est estimé à plus de 1 500 milliards LBP mensuels. Sans financement extérieur ou réforme fiscale, cela alourdit encore un déficit public déjà supérieur à 7 % du PIB. La Banque du Liban, contrainte d’assurer la liquidité nécessaire au Trésor, augmente de facto la masse monétaire, alimentant une boucle inflationniste perverse.
Une politique salariale sans ancrage légal ni cadre macroéconomique
Le principal reproche formulé par les économistes libanais concerne l’absence de mécanisme d’indexation. Le salaire minimum reste fixé par décret, sans comité d’experts ni consultation paritaire permanente. Aucun outil de prévision n’est utilisé pour calibrer les hausses salariales selon l’inflation anticipée ou les gains de productivité sectoriels. Cette gestion empirique rend les décisions opaques et parfois arbitraires. De plus, le salaire minimum ne s’applique pas à tous les travailleurs : une partie des employés sous contrat journalier ou précaire n’en bénéficie pas pleinement. Le secteur agricole, domestique ou artisanal reste largement exclu du champ d’application effectif de la mesure.
Risque de spirale inflationniste et désancrage monétaire
Les économistes interrogés par l’Observatoire monétaire du Levant soulignent que cette hausse, si elle n’est pas accompagnée d’une stabilisation macroéconomique, risque d’alimenter une nouvelle boucle inflationniste. En l’absence de productivité supplémentaire, le renchérissement du coût du travail peut être répercuté sur les prix finaux. Les entreprises n’ayant pas accès au crédit ou à des subventions énergétiques subissent déjà des coûts fixes élevés. L’augmentation salariale est donc souvent transférée au consommateur, contribuant à une inflation auto-entretenue. Dans une économie en transition vers une nouvelle parité monétaire encore incertaine, toute hausse nominale sans régulation coordonnée accentue le désancrage des prix.
Un débat politique structurant à défaut d’être structuré
Ce débat sur le salaire minimum cristallise des tensions politiques de fond. Les partis et blocs parlementaires s’en emparent pour montrer leur proximité avec les classes populaires, mais sans proposer de réforme globale du droit du travail, du régime fiscal ou des mécanismes de redistribution. Aucun projet de loi structurant n’a été soumis au Parlement depuis 2022 sur la refonte du code du travail. La réforme du système de retraite ou l’élargissement de la couverture sociale à tous les salariés reste bloqué. En l’absence de cadre légal clair, les augmentations salariales restent dépendantes de décisions ponctuelles de l’exécutif, sans transparence ni évaluation d’impact.
Données sur les institutions clés
Ministère du Travail
Institution en charge de la législation sociale et du dialogue social
Responsable de la fixation du salaire minimum par décret
Pilotage en 2025 : relèvement du salaire minimum à 14 millions LBP
Conseil des syndicats libanais
Plateforme de coordination des principales fédérations syndicales nationales
Demande formulée en avril 2025 : salaire minimum à 20 millions LBP
Revendications supplémentaires : indexation automatique et panier social
Banque du Liban (BDL)
Autorité monétaire du pays
Émet la monnaie nationale, assure le financement indirect du Trésor
En 2025, la base monétaire a augmenté de 22 % entre janvier et avril