Les derniers articles

Articles liés

Liban : la dollarisation, solution d’urgence ou piège à long terme ?

- Advertisement -

La dollarisation galopante de l’économie libanaise aggrave de façon spectaculaire les inégalités sociales. Si le dollar stabilise partiellement certaines transactions, il consacre surtout une fracture béante entre les Libanais qui disposent d’un accès aux devises fortes et ceux qui dépendent exclusivement de leurs revenus en livres libanaises.

En avril 2025, la livre libanaise se négocie autour de 89 700 livres pour un dollar sur le marché parallèle, un taux bien loin des 1 507,5 livres maintenus pendant plus de deux décennies par la Banque du Liban. Ce taux réel s’impose dans toutes les transactions quotidiennes, officialisant de fait la marginalisation de la monnaie nationale dans l’économie du pays.

Pour les ménages dont les revenus sont restés libellés en livres, la dégringolade du pouvoir d’achat est brutale. Selon les données publiées par la Banque mondiale en mars 2025, plus de 82 % des Libanais vivent désormais sous le seuil de pauvreté monétaire, avec des revenus insuffisants pour couvrir les besoins de base.

La flambée des prix est généralisée. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a indiqué en mars 2025 que le prix moyen d’un panier alimentaire de base a été multiplié par près de 20 depuis le début de la crise en 2019. Le coût du litre d’essence, par exemple, oscille autour de 70 000 livres, alors que les salaires en livres sont restés largement figés.

Ce décalage accentue la précarité des classes moyennes et populaires, tandis qu’une minorité dotée de revenus en devises conserve un niveau de vie nettement supérieur. Les transferts de la diaspora, estimés à plus de 6,4 milliards de dollars en 2024 selon la Banque mondiale, offrent un soutien vital à de nombreuses familles, mais creusent aussi les écarts entre ceux qui peuvent en bénéficier et les autres.

La dollarisation a également des effets délétères sur l’accès aux services essentiels. Le secteur de la santé, par exemple, voit ses coûts exploser en raison de la dépendance aux importations payées en devises. Le syndicat des hôpitaux privés du Liban a signalé en avril 2025 que près de 60 % des patients retardent ou renoncent à des soins faute de pouvoir régler les frais exigés en dollars « frais ».

Dans le domaine du logement, la pression est tout aussi forte. Les loyers dans les grandes villes sont désormais systématiquement indexés sur le dollar, excluant les ménages payés en livres du marché locatif traditionnel. Cette tendance provoque une augmentation significative de l’habitat informel et de la sur-occupation des logements existants.

Cette polarisation économique se traduit aussi sur le marché de l’emploi. Les employeurs privilégient les salariés capables d’opérer en devises, et les jeunes diplômés cherchent massivement à s’expatrier pour échapper à la spirale dévalorisante de la livre libanaise. Selon le ministère du Travail, plus de 250 000 jeunes qualifiés ont quitté le pays entre 2019 et 2025.

La dollarisation, loin d’être un mécanisme neutre, accentue ainsi toutes les lignes de fracture existantes dans la société libanaise. Elle institutionnalise une économie à deux vitesses, menaçant la cohésion sociale et aggravant la vulnérabilité d’une large partie de la population.

La position de la Banque du Liban et des autorités financières

Face à l’explosion de la dollarisation, la Banque du Liban (BDL) et les autorités financières libanaises adoptent une posture ambivalente, oscillant entre résignation face à la réalité du terrain et tentatives de contenir le phénomène pour préserver un minimum de souveraineté monétaire.

Depuis la prise de fonctions de Wassim Mansouri en août 2024 à la tête de la BDL, la Banque centrale affiche officiellement la volonté de « restaurer la confiance dans la livre libanaise ». Cependant, dans les faits, ses marges de manœuvre sont extrêmement réduites. L’institution a épuisé l’essentiel de ses réserves en devises, estimées aujourd’hui à moins de 8 milliards de dollars, selon le rapport semestriel publié en mars 2025.

Cette faiblesse structurelle limite fortement la capacité d’intervention de la BDL sur le marché des changes. Les tentatives sporadiques de stabilisation de la livre se heurtent à la puissance du marché parallèle, où la devise américaine dicte sa loi. En avril 2025, le taux officiel de la Banque du Liban reste théoriquement aux alentours de 15 000 livres pour un dollar, mais ce chiffre est largement déconnecté de la réalité économique où le dollar s’échange aux alentours de 89 700 livres.

Les autorités financières sont confrontées à un dilemme stratégique. D’un côté, officialiser pleinement la dollarisation permettrait de stabiliser certaines transactions et d’offrir un cadre clair aux acteurs économiques. D’un autre côté, cette démarche consacrerait la perte de souveraineté monétaire du Liban et risquerait de renforcer la dépendance du pays à des flux de dollars extérieurs déjà précaires.

La Banque mondiale, dans son rapport d’avril 2025, souligne que « la dollarisation non régulée expose le Liban à des vulnérabilités systémiques majeures, notamment en matière de gestion budgétaire et de politique monétaire ». L’organisation recommande ainsi d’éviter toute officialisation prématurée de la dollarisation, et de concentrer les efforts sur la restauration progressive de la confiance dans la monnaie nationale.

Les tentatives d’instaurer des « devises parallèles », comme les comptes en « lollars » — des dollars bloqués dans les banques libanaises mais convertis à des taux désavantageux —, ont contribué à la confusion monétaire ambiante. Selon les estimations de la Banque du Liban, près de 60 milliards de dollars de dépôts en devises restent gelés dans les comptes des banques locales, créant un écart massif entre les soldes bancaires et les liquidités réellement disponibles.

Cette situation entretient la défiance généralisée des citoyens envers les banques et la monnaie nationale. Les Libanais cherchent massivement à thésauriser des billets en dollars « frais », alimentant un marché informel florissant où les marges des cambistes atteignent des niveaux records.

Wassim Mansouri, dans une déclaration publique du 2 avril 2025, a reconnu que « la dollarisation non encadrée de l’économie libanaise est le reflet d’un effondrement de la confiance dans les institutions financières nationales ». Il a cependant insisté sur la nécessité de « renforcer la gouvernance et la transparence pour restaurer progressivement l’usage de la livre ».

Le gouvernement, pour sa part, navigue à vue. Le ministère des Finances élabore des scénarios pour réintroduire progressivement la monnaie nationale dans certaines transactions publiques, comme le paiement des taxes locales ou des amendes administratives. Mais ces initiatives peinent à convaincre, tant la méfiance est ancrée.

Les autorités libanaises sont ainsi prises dans un engrenage difficilement réversible. Faute de réformes économiques profondes et de restauration de la crédibilité des institutions financières, la dollarisation continuera de s’étendre, verrouillant encore davantage la dépendance du Liban à des facteurs extérieurs hors de son contrôle.

Les conséquences pour la souveraineté monétaire

La dollarisation croissante du Liban a des implications profondes pour la souveraineté monétaire du pays. En basculant massivement vers le dollar, le Liban s’est privé de l’un des instruments fondamentaux de gestion économique : sa capacité à émettre, contrôler et réguler sa propre monnaie.

Historiquement, la Banque du Liban utilisait le levier du taux de change fixe pour maintenir une relative stabilité macroéconomique. Cette politique permettait d’attirer les dépôts en devises de la diaspora et de rassurer les investisseurs étrangers. Mais avec l’épuisement des réserves de change et l’effondrement de la confiance dans la livre, ce levier est devenu inopérant.

La perte de contrôle monétaire empêche l’État de piloter ses politiques économiques. Il n’a plus la possibilité d’ajuster la masse monétaire pour stimuler l’activité ou contrôler l’inflation. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale, publié en avril 2025, « la perte de souveraineté monétaire expose le Liban à une dépendance totale vis-à-vis des entrées de devises étrangères ».

Cette dépendance se manifeste de manière concrète par la nécessité pour le Liban de maintenir un flux constant de dollars frais pour financer ses importations vitales : carburant, médicaments, denrées alimentaires de base. Le déficit commercial du pays reste abyssal, atteignant 12,8 milliards de dollars en 2024 selon les chiffres officiels du ministère de l’Économie.

Les importations de produits essentiels sont réglées en dollars, accentuant la pression sur les rares devises disponibles. Cette situation rend le Liban extrêmement vulnérable aux variations des marchés mondiaux et à la fluctuation des flux de transferts de la diaspora, qui représentent une source cruciale de devises. En 2024, les transferts ont représenté plus de 17 % du PIB, selon la Banque mondiale.

Par ailleurs, la dollarisation réduit à néant les marges de manœuvre budgétaires de l’État. Les recettes fiscales, majoritairement collectées en livres libanaises, sont laminées par la dépréciation de la monnaie nationale. En conséquence, l’État est contraint d’augmenter les prélèvements indirects libellés en dollars, comme les droits de douane et certaines taxes sur la consommation.

Les experts de la London School of Economics, dans une étude publiée en mars 2025, mettent en garde contre le risque d’ »effet cliquet » de la dollarisation au Liban. Une fois largement ancrée, la dollarisation devient très difficile à inverser, car elle modifie en profondeur les comportements économiques et les anticipations des agents.

Ce phénomène complique également toute perspective de relance économique par les exportations, puisque le maintien d’une économie dollarisée alourdit les coûts et réduit la compétitivité des produits libanais sur les marchés internationaux.

La souveraineté budgétaire est elle aussi compromise. Les autorités ne peuvent plus monétiser la dette publique ou ajuster la politique fiscale pour compenser la perte de recettes. En avril 2025, le ministère des Finances a reconnu que plus de 90 % de la dette publique est désormais libellée en devises étrangères, ce qui augmente considérablement le risque de défaut.

Enfin, la dollarisation affaiblit la capacité de l’État à redistribuer la richesse ou à amortir les chocs économiques. Les transferts sociaux, les pensions de retraite et les aides publiques continuent d’être versés en livres libanaises, perdant chaque jour un peu plus de leur valeur réelle face aux exigences croissantes des transactions en dollars.

La souveraineté monétaire du Liban, déjà fragilisée avant la crise, est désormais profondément érodée. Sans restauration de la confiance et sans flux durable de devises, le pays reste exposé à une spirale de dépendance qui le prive de ses outils fondamentaux de politique économique.

Scénarios de sortie ou d’enracinement de la dollarisation

Alors que le Liban s’enfonce dans la dollarisation de facto, la question cruciale qui se pose est celle de l’avenir : le pays peut-il sortir de cette situation ou est-il condamné à s’y enraciner durablement ?

Les experts économiques envisagent trois grands scénarios pour l’évolution de la dollarisation au Liban, chacun porteur d’implications lourdes pour l’économie nationale et la souveraineté monétaire.

Le premier scénario est celui d’une officialisation totale de la dollarisation. Ce modèle, adopté par des pays comme le Panama ou l’Équateur, consisterait pour le Liban à abandonner la livre et à adopter officiellement le dollar comme monnaie légale unique. Techniquement, cette solution offrirait une stabilité monétaire immédiate et faciliterait les échanges commerciaux, au prix toutefois d’une perte définitive de la politique monétaire nationale.

Selon une étude du Fonds monétaire international (FMI) publiée en avril 2025, cette option est « prématurée » pour le Liban, notamment en raison du manque de flux stables en devises pour soutenir une telle transition. Le FMI souligne que l’économie libanaise, privée de bases productives solides et dépendante de la diaspora, serait exposée à des pénuries chroniques de liquidités en dollars.

Le deuxième scénario est celui d’une dollarisation partielle régulée, visant à maintenir la coexistence de la livre et du dollar tout en stabilisant le système monétaire par des règles claires. Ce modèle passerait par la mise en place d’un taux de change flottant encadré, la levée progressive des restrictions sur les devises et la reconstitution des réserves de change par le biais d’aides internationales.

Ce scénario est aujourd’hui celui que privilégient les autorités libanaises et la Banque mondiale. En avril 2025, le ministère des Finances a présenté un plan de transition monétaire qui prévoit, sur trois à cinq ans, de restaurer partiellement l’usage de la livre pour les transactions courantes, tout en conservant le dollar pour les grandes opérations financières et les échanges internationaux.

La réussite d’un tel scénario dépend cependant de nombreux facteurs exogènes, notamment la conclusion d’un accord avec le FMI, la relance des investissements extérieurs et la stabilisation politique interne. Sans ces éléments, la dollarisation partielle risque de se transformer en désordre monétaire prolongé, exacerbé par la coexistence de multiples taux de change.

Le troisième scénario est celui du maintien dans la dollarisation de fait, sans officialisation ni régulation formelle. C’est la trajectoire actuelle du Liban, caractérisée par une adoption progressive mais anarchique du dollar dans l’économie quotidienne, avec des écarts grandissants entre les pratiques de marché et la réglementation officielle.

Ce scénario est le plus dangereux, car il entretient l’instabilité, alimente les inégalités et prive les autorités de toute capacité à intervenir efficacement. Les experts de la Banque mondiale avertissent que cette « dollarisation sauvage » expose le Liban à des risques de panique monétaire et de crise bancaire prolongée.

À ce stade, le Liban semble osciller entre les deuxième et troisième scénarios, avec une tendance marquée vers la consolidation de la dollarisation non régulée. Les hésitations du gouvernement, les résistances politiques aux réformes monétaires et la faiblesse des flux de devises empêchent la définition d’une stratégie claire.

Quel que soit le chemin choisi, la sortie de la crise monétaire nécessitera des décisions courageuses et un rétablissement de la confiance des citoyens comme des investisseurs internationaux. Sans un tel sursaut, la dollarisation risque de devenir non seulement un symptôme, mais une cause structurelle du marasme prolongé de l’économie libanaise.

Perspectives à moyen terme : vers une officialisation complète ?

À l’horizon 2025-2030, les perspectives de la dollarisation au Liban restent incertaines, mais plusieurs tendances lourdes se dessinent. Les discussions au sein du gouvernement, de la Banque du Liban et des milieux d’affaires convergent autour de la nécessité d’apporter des réponses claires à la situation monétaire, ne serait-ce que pour rétablir un minimum de visibilité pour les acteurs économiques.

Le ministre des Finances, lors d’une intervention publique le 3 avril 2025, a déclaré que « la dollarisation du Liban n’est plus seulement un choix politique ou économique, mais un fait de marché auquel nous devons apporter des réponses pragmatiques ». Cette déclaration traduit l’état d’esprit actuel des décideurs : reconnaître la réalité sur le terrain pour tenter de la canaliser.

Les experts internationaux, notamment ceux du FMI et de la Banque mondiale, recommandent d’éviter une officialisation précipitée. Ils estiment que cette décision ne doit être envisagée qu’une fois certaines conditions remplies : un rétablissement minimal de la stabilité économique, la réforme complète du secteur bancaire, et surtout l’assurance d’une capacité suffisante à maintenir des flux réguliers de devises étrangères.

Dans cette optique, la restructuration du secteur bancaire est considérée comme un préalable incontournable. Avec près de 60 milliards de dollars de dépôts gelés et des bilans plombés par des créances souveraines en défaut, les banques libanaises ne sont pas en mesure de soutenir une économie officiellement dollarisée sans réforme profonde.

Un autre élément clé sera la capacité du Liban à renforcer ses exportations et à mobiliser davantage les ressources de sa diaspora. Le ministère de l’Économie a annoncé en mars 2025 un plan de promotion des exportations non pétrolières, notamment dans les secteurs agroalimentaire et technologique, afin de générer des recettes en devises plus stables.

Par ailleurs, les investissements dans les énergies renouvelables, dont le potentiel est estimé à plus de 30 % de la consommation nationale d’ici 2030, pourraient également contribuer à réduire la dépendance du pays aux importations payées en dollars et à stabiliser ses besoins en devises.

Enfin, la confiance de la population sera déterminante. Tant que les Libanais percevront la livre comme une monnaie en déclin irréversible, la dollarisation continuera de s’enraciner dans les comportements économiques quotidiens. Restaurer cette confiance passe par des mesures crédibles de stabilisation macroéconomique, de lutte contre la corruption et d’amélioration de la transparence.

À moyen terme, si les réformes sont effectivement mises en œuvre et si les flux de devises se stabilisent, le Liban pourrait envisager un scénario de coexistence régulée entre la livre et le dollar. Dans le cas contraire, le risque est grand de voir s’installer durablement une dollarisation anarchique, avec toutes les conséquences économiques et sociales que cela implique.

Ce qui est certain, c’est que la dollarisation du Liban est aujourd’hui bien plus qu’un simple symptôme de la crise : elle en est devenue un moteur structurel. Seule une transformation profonde du modèle économique et de la gouvernance permettra de redonner à la livre libanaise une chance de redevenir la colonne vertébrale de l’économie nationale.

- Advertisement -
Newsdesk Libnanews
Newsdesk Libnanewshttps://libnanews.com
Libnanews est un site d'informations en français sur le Liban né d'une initiative citoyenne et présent sur la toile depuis 2006. Notre site est un média citoyen basé à l’étranger, et formé uniquement de jeunes bénévoles de divers horizons politiques, œuvrant ensemble pour la promotion d’une information factuelle neutre, refusant tout financement d’un parti quelconque, pour préserver sa crédibilité dans le secteur de l’information.

A lire aussi