La montée en puissance du transport aérien révèle plus une dépendance à la bijouterie qu’une stratégie logistique
Le transport aérien devient en 2025 le principal canal d’exportation du Liban, notamment grâce à la progression fulgurante de la bijouterie et des métaux précieux. Selon les dernières données des Douanes et de l’aéroport international Rafic Hariri, les exportations par voie aérienne ont augmenté de 94,4 % au premier trimestre, atteignant 482 millions USD. Cette explosion du fret par avion suscite un débat : s’agit-il d’une mutation logistique durable, ou d’un signal de désindustrialisation accélérée où seule la haute valeur par kilo trouve un intérêt économique à sortir du territoire ?
Explosion du volume exporté par avion
Entre janvier et mars 2025, la valeur totale des marchandises exportées via l’aérien a presque doublé par rapport à la même période en 2024. Alors qu’en 2023, le fret aérien représentait 27 % de la valeur exportée, il pèse désormais plus de 50 %. Ce basculement logistique est sans précédent. L’analyse sectorielle montre que cette progression est quasi exclusivement due aux bijoux et métaux précieux, dont le poids dans les exportations totales passe de 22 % à 43,3 % en un an. La concentration est telle que la Suisse, première destination de l’or libanais, capte à elle seule 28,9 % de toutes les exportations nationales, avec un bond de +739 %.
Le fret maritime stagne, le terrestre se replie
Pendant que l’aérien progresse, le transport maritime reste à la traîne. Les ports de Saïda et de Beyrouth enregistrent une baisse d’activité, respectivement −34,4 % et −1,4 %. Seul le port de Tripoli progresse (+18,2 %), mais sur une base faible. Le transport terrestre, essentiellement via la Syrie, est en léger recul (−1,9 %), preuve que les tensions frontalières et l’instabilité régionale continuent de pénaliser la fluidité logistique. Ce déséquilibre grandissant entre les modes de transport montre un déplacement contraint des flux vers l’aérien, non pas par choix stratégique, mais faute de réseaux alternatifs viables et sûrs.
Une logistique dominée par une seule marchandise
Le recours au fret aérien est logique pour des produits à forte valeur unitaire et faible volume, comme les métaux précieux. Mais il est non soutenable pour les produits industriels ou agricoles, qui constituent le socle d’une économie exportatrice résiliente. Or, le Liban n’exporte plus guère d’industrie : les produits alimentaires reculent de 10,8 %, les équipements électriques de 18,2 %. Cette hyper-concentration autour de la bijouterie traduit une désarticulation entre les capacités productives et les capacités logistiques du pays. Le fret aérien devient une logistique de survie, adaptée à une économie sans production locale à forte valeur ajoutée.
Risques géopolitiques et réglementaires
La dépendance au fret aérien expose le commerce extérieur à plusieurs risques. D’abord, le monopole d’infrastructure: tout repose sur l’aéroport de Beyrouth, unique plateforme aéroportuaire internationale, sans alternative fonctionnelle. Ensuite, le risque réglementaire : les envois de bijoux et de métaux sont soumis à des contrôles douaniers stricts à l’exportation comme à l’importation. Tout durcissement de la législation suisse ou européenne sur les métaux d’origine douteuse pourrait bloquer une partie des flux. Enfin, le risque sécuritaire : en cas de tension sur l’espace aérien ou de crise énergétique, le fret aérien est le plus vulnérable.
Coût logistique et compétitivité dégradée
Le coût du fret aérien reste nettement supérieur à celui du maritime ou du terrestre. Les entreprises libanaises n’ont recours à cette option que faute de mieux. Cette asymétrie logistique réduit la compétitivité des exportations industrielles et agricoles, qui sont contraintes de supporter des coûts de transport insoutenables pour des marges déjà faibles. De nombreuses PME préfèrent renoncer à exporter plutôt que de subir une érosion totale de leur rentabilité. Cette configuration pénalise aussi la diversification des produits exportés et empêche toute montée en gamme industrielle.
Absence de politique logistique nationale
Le Liban ne dispose d’aucune stratégie logistique nationale. Aucun plan portuaire, aéroportuaire ou ferroviaire n’a été publié depuis plus de dix ans. Le Conseil supérieur des douanes, le ministère de l’Économie et la Direction générale des transports opèrent en silos, sans coordination. L’absence de zone logistique intégrée, de corridors sécurisés, de plateformes de regroupement ou de chaînes frigorifiques normalisées empêche toute rationalisation des flux. En parallèle, aucun incitatif fiscal ou douanier n’est prévu pour favoriser la relocalisation logistique ou l’exportation groupée.
Le risque de perte de valeur économique nette
En favorisant l’exportation de produits ultra-légers à forte valeur, le fret aérien contribue à créer un déséquilibre entre valeur exportée et valeur ajoutée locale. La bijouterie exportée est souvent constituée d’or importé, fondu et réexpédié sans transformation industrielle significative. La valeur ajoutée générée au Liban est donc marginale. Ce modèle logistique favorise les intermédiaires, mais ne crée ni emploi industriel ni revenus stables. L’économie nationale devient un point de transit fiscal plus qu’un acteur de la chaîne de valeur.
Une mutation contrainte, pas une stratégie logistique
Le Liban n’a pas choisi le fret aérien, il l’a subi. Ce mode de transport s’est imposé comme un canal de survie pour quelques filières de valeur, mais ne constitue pas une base de développement économique. Sans diversification logistique, relance industrielle ni stratégie d’exportation structurée, l’aérien reste un symptôme d’une désindustrialisation déguisée en succès logistique. Le poids croissant du fret aérien reflète moins une modernisation qu’une fuite progressive de la valeur hors du territoire.