Le 28 mars 2025, le président libanais Joseph Aoun s’est rendu à Paris pour une rencontre cruciale avec son homologue français, Emmanuel Macron, dans un contexte où le Liban oscille entre crise persistante et espoirs de stabilisation. Lors d’une interview accordée à France 24 et reprise par Al Quds le même jour, Aoun a défendu une position complexe mais pragmatique : préserver la coopération militaire avec le Hezbollah dans le sud du pays, tout en lançant un dialogue national pour élaborer une stratégie de défense globale. Cette approche, mêlant fermeté stratégique et inclusivité politique, a été accueillie à Paris comme un signe d’ouverture, mais aussi comme un rappel des contraintes internes qui pèsent sur le président libanais. Alors que la France réaffirme son rôle de partenaire historique du Liban, cette visite met en lumière les ambitions et les limites d’une relation bilatérale marquée par une prudence stratégique.
Une position équilibrée sous le feu des projecteurs
L’interview de Joseph Aoun à France 24 reflète les défis d’un président cherchant à naviguer dans un paysage politique libanais fracturé. En insistant sur la nécessité de maintenir une coopération militaire avec Hezbollah dans le sud – une zone stratégique face à Israël – Aoun reconnaît une réalité incontournable : le mouvement chiite, bien qu’affaibli par la guerre de 2024 contre Israël, reste un acteur clé de la défense nationale, contrôlant une force paramilitaire estimée à 20 000 combattants selon des analystes militaires. Cette coopération, qui s’est intensifiée après le cessez-le-feu de novembre 2024 sous la résolution 1701 révisée, vise à éviter une reprise des hostilités avec Israël, tout en maintenant une présence militaire coordonnée avec l’armée libanaise dans cette région sensible.
Cependant, Aoun tempère cette position en appelant à un « dialogue national » pour élaborer une stratégie de défense globale, une proposition qui cherche à inclure toutes les composantes politiques et confessionnelles du Liban – sunnites, chiites, druzes, chrétiens – dans un projet unificateur. Cette idée, bien que louable, n’est pas nouvelle : des tentatives similaires, comme le dialogue national de 2006 sous Michel Sleiman, ont échoué face aux divisions sectaires et aux agendas externes. À Paris, cette déclaration a été interprétée comme une volonté d’ouverture, mais aussi comme une reconnaissance des limites de son autorité face à Hezbollah, dont le désarmement reste un sujet tabou, comme Aoun l’a confirmé en précisant à France 24 que cela dépendrait d’un « consensus » interne.
Cette position a suscité des réactions mitigées à Paris. Selon Al Sharq du 28 mars 2025, l’Élysée voit en Joseph Aoun « l’interlocuteur le plus stable et prévisible » du Liban, un atout dans un pays où les crises institutionnelles ont souvent paralysé les initiatives diplomatiques. Macron, qui a fait du Liban une priorité depuis l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, mise sur Aoun pour relancer les efforts du groupe de contact international sur le Liban – un mécanisme réunissant la France, les États-Unis, l’Arabie saoudite et d’autres partenaires pour coordonner l’aide et les réformes. Cependant, la prudence française est palpable : Paris soutient Aoun, mais reste consciente que sa marge de manœuvre est limitée par les dynamiques internes libanaises, notamment l’influence de Hezbollah et les rivalités au sein du gouvernement de Nawaf Salam.
Le double discours français : aide conditionnée et réalisme politique
La France maintient depuis des années une approche à deux volets envers le Liban : une aide conditionnée à des réformes structurelles, et une reconnaissance pragmatique des équilibres politiques locaux. Lors de cette visite, Macron a réitéré ce discours, selon des sources diplomatiques relayées par Al Sharq. Paris a promis un soutien financier et logistique – estimé à 200 millions d’euros pour 2025, selon des fuites à l’Élysée – pour renforcer l’armée libanaise, moderniser les infrastructures électriques, et soutenir les populations vulnérables. Cependant, cette aide reste suspendue à des avancées concrètes : restructuration bancaire, transparence financière, et réforme du secteur énergétique, des exigences alignées sur celles du Fonds monétaire international (FMI), dont les négociations avec Beyrouth stagnent depuis 2022.
Ce conditionnement reflète une frustration française face à l’incapacité du Liban à mettre en œuvre les réformes promises lors des conférences CEDRE (2018) et post-explosion (2020), qui avaient mobilisé des milliards d’euros jamais débloqués faute de progrès. La nomination controversée de Karim Souaid à la tête de la Banque du Liban (BDL) le 27 mars 2025, critiquée pour son opposition à l’accord FMI, a renforcé cette prudence. Paris, via des diplomates cités dans Al Sharq, a exprimé son « inquiétude » face à ce choix, qui compromet les efforts de Salam pour aligner le Liban sur les standards internationaux.
En parallèle, la France reconnaît la nécessité d’un « équilibre politique endogène », une formule diplomatique pour accepter que des acteurs comme Hezbollah, malgré leur statut controversé en Occident, restent incontournables dans la stabilité libanaise. Cette position, qualifiée de « réalisme stratégique » par des analystes, contraste avec celle des États-Unis, plus intransigeants envers le mouvement chiite. Macron, en s’appuyant sur Aoun, cherche à préserver une influence française dans un Liban tiraillé entre les axes américain, iranien et saoudien, tout en évitant une rupture qui pourrait déstabiliser davantage la région.
Soutien discret aux zones rurales : une stratégie socioéconomique
Selon Nida’ Al Watan du 28 mars 2025, la France complète son action diplomatique par un soutien discret mais constant aux projets d’infrastructure dans les zones rurales, notamment dans le nord du Liban. Ces initiatives – électrification via des micro-réseaux solaires, réhabilitation de routes, et appui aux coopératives agricoles – visent à stabiliser socioéconomiquement des régions marginalisées, où le chômage dépasse 50 % et où les tensions communautaires (sunnites, alaouites, chrétiens) sont récurrentes. En 2024, Paris a financé à hauteur de 50 millions d’euros des projets dans le Akkar et à Tripoli, selon des chiffres officiels du Quai d’Orsay, dans une logique de prévention des crises humanitaires.
Des responsables français basés à Beyrouth, cités par Nida’ Al Watan, ont plaidé pour une meilleure articulation entre aide humanitaire et soutien à la gouvernance locale, arguant que la stabilité du Liban dépend autant des institutions centrales que des capacités des municipalités. Cette approche, moins médiatisée que les grandes initiatives diplomatiques, reflète une vision à long terme : renforcer la résilience des communautés pour réduire leur dépendance aux factions politiques ou aux milices, un défi dans un pays où Hezbollah et d’autres groupes maintiennent une emprise locale via des réseaux clientélistes.
Une coopération militaire en question
La coopération militaire entre la France et le Liban, un pilier historique de leur relation, a été au cœur des discussions entre Aoun et Macron. Depuis 2018, Paris a fourni à l’armée libanaise (LAF) des équipements (véhicules blindés, drones, systèmes de communication) et des formations pour un montant annuel moyen de 30 millions d’euros, dans le cadre de l’Initiative franco-libanaise pour la sécurité (IFLS). Lors de cette visite, Aoun a cherché à obtenir un renforcement de ce soutien pour consolider le rôle de la LAF comme garante de la souveraineté face aux milices, notamment dans le sud où elle coexiste avec Hezbollah.
Cependant, la position d’Aoun sur la coopération avec Hezbollah a suscité des réserves à Paris. Bien que la France ne classe pas le mouvement comme une organisation terroriste dans son ensemble – contrairement aux États-Unis – elle reste prudente face à son arsenal militaire, estimé à 150 000 roquettes par des rapports israéliens. Macron, selon des sources proches de l’Élysée, a pressé Aoun de clarifier cette coopération, insistant sur le fait que tout renforcement de la LAF doit viser à terme une souveraineté exclusive de l’État sur les forces armées, conformément à la résolution 1701 de l’ONU.
Une relation sous contraintes internes et externes
La visite d’Aoun à Paris met en lumière les contraintes qui pèsent sur cette relation bilatérale. Au Liban, le président doit composer avec un gouvernement divisé – entre Salam et ses alliés réformateurs d’un côté, et l’entente Aoun-Berri de l’autre – et une population épuisée par la crise économique. Sa proposition de dialogue national, bien que saluée par Paris, risque de s’enliser dans les rivalités confessionnelles, comme l’ont montré les échecs passés. L’influence de Hezbollah, soutenue par l’Iran, reste un obstacle majeur à toute stratégie de défense unifiée, tandis que la nomination de Souaid à la BDL complique les réformes économiques exigées par la France.
À l’échelle régionale, la prudence française est également dictée par la montée en puissance de l’Arabie saoudite, qui a orchestré la rencontre syro-libanaise à Jeddah le 27 mars 2025. Riyad, rival traditionnel de Paris au Liban, cherche à regagner du terrain via des initiatives sécuritaires et économiques, mettant la France dans une position délicate : soutenir Aoun sans froisser les Saoudiens, tout en contrant l’influence iranienne. Cette triangulation géopolitique limite les ambitions françaises à un rôle de facilitateur plutôt que de décideur.
Perspectives et défis à venir
À court terme, la visite de Joseph Aoun à Paris renforce son statut d’interlocuteur privilégié de la France, mais les résultats concrets dépendront de sa capacité à traduire ses promesses en actes. Le dialogue national sur la défense, s’il voit le jour, pourrait poser les bases d’une stabilisation politique, mais son succès nécessitera un consensus improbable entre Hezbollah, les Forces libanaises, et les autres factions. L’aide française, bien que précieuse, restera conditionnée à des réformes que le Liban peine à engager, comme en témoigne l’impasse avec le FMI.
À moyen terme, Paris pourrait intensifier son soutien aux zones rurales et à l’armée libanaise pour ancrer sa présence face aux ambitions saoudiennes et américaines. Cependant, la prudence française – éviter une implication trop directe dans les querelles internes – risque de limiter son influence dans un pays où les crises s’accumulent plus vite que les solutions. La relation franco-libanaise, constante depuis des décennies, reste ainsi un exercice d’équilibre entre soutien et retenue, dans un Levant en pleine recomposition.