Depuis plusieurs semaines, la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) fait face à une série d’incidents qui remettent en cause la stabilité de la zone sud. À la frontière entre Israël et le Liban, marquée par la « ligne bleue » fixée après le retrait israélien de 2000, la multiplication des incursions militaires et des accrochages symboliques signale une inflexion préoccupante dans la gestion de l’après-conflit. Les tensions croissantes ont pour toile de fond une volonté israélienne, non déclarée officiellement mais manifeste sur le terrain, de redessiner l’espace de sécurité, notamment par l’imposition d’une zone tampon échappant au contrôle onusien. Cette perspective, si elle se concrétisait, représenterait un tournant dans la configuration sécuritaire du sud libanais.
La ligne bleue, bien que reconnue par les deux parties comme ligne de cessez-le-feu, n’a jamais été considérée par le Liban comme une frontière définitive. Israël, de son côté, la tolère comme une solution temporaire, mais multiplie les postures offensives qui en érodent progressivement la valeur symbolique et juridique. Ce flou d’interprétation se traduit par des comportements sur le terrain qui fragilisent le dispositif de surveillance et de prévention mis en place par la FINUL depuis 2006.
Des incursions de plus en plus fréquentes et diversifiées
Entre le début du mois de mai et la mi-mai 2025, plusieurs incursions militaires israéliennes ont été observées dans des zones placées sous contrôle des casques bleus. Ces incursions, bien que souvent brèves et circonscrites, s’intensifient par leur fréquence et leur portée. Certaines se manifestent par l’installation temporaire de matériel de surveillance ou de blindés légers, d’autres par des patrouilles qui franchissent symboliquement la ligne bleue pour quelques centaines de mètres. L’élément nouveau réside dans la systématicité de ces actes et dans leur dimension démonstrative.
Parallèlement, des survols aériens de drones, parfois armés, ont été signalés dans plusieurs secteurs, notamment au-dessus des villages de Rmeich, Aita el-Shaab et Maroun el-Ras. Ces manœuvres génèrent un climat d’insécurité croissante parmi la population civile, qui craint une reprise progressive des hostilités sous forme de confrontations localisées.
La FINUL, dans sa communication publique, reste mesurée. Elle note les incidents, les consigne, en informe le Secrétariat général des Nations unies et alerte les autorités concernées. Toutefois, la perception locale est toute autre : les habitants estiment que la force internationale n’agit plus comme force d’interposition mais comme simple observateur passif d’un déséquilibre grandissant.
La FINUL contestée sur le terrain : tensions avec les civils
L’activité renforcée de la FINUL dans certaines zones a également provoqué des tensions inattendues avec les populations locales. Dans le village de Kherbet Selm, une patrouille française a été prise à partie par des habitants après avoir stationné près d’un terrain agricole. Des jets de pierre ont été signalés, forçant les soldats à tirer en l’air pour disperser la foule. Cet incident, bien que maîtrisé, illustre une érosion lente de la confiance entre la FINUL et les communautés qu’elle est censée protéger.
Cette tension s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, une méfiance structurelle nourrit depuis des années la perception que la FINUL ne protège pas équitablement les intérêts libanais. D’autre part, l’augmentation de la présence militaire onusienne est vécue par certains villageois comme une ingérence dans leurs pratiques agricoles ou pastorales. Le sentiment d’un déséquilibre de traitement entre les violations israéliennes et les activités des civils libanais renforce ce malaise.
Une réponse diplomatique libanaise insuffisante ?
Face à ces évolutions, les autorités libanaises ont officiellement saisi les Nations unies pour dénoncer les violations répétées de la ligne bleue. Le ministère des Affaires étrangères a transmis un rapport circonstancié aux représentations diplomatiques à New York, y documentant une douzaine d’incidents survenus entre le 5 et le 15 mai. Ce document insiste sur le non-respect du mandat de la FINUL par Israël et appelle à un rappel à l’ordre des autorités de Tel-Aviv par le Conseil de sécurité.
Cependant, au-delà de cette démarche formelle, peu d’initiatives concrètes sont observées. L’armée libanaise, confrontée à des difficultés logistiques et budgétaires, peine à maintenir une présence constante dans les secteurs les plus sensibles. De son côté, le gouvernement semble divisé sur la stratégie à adopter, certains responsables appelant à une diplomatie de fermeté, d’autres estimant préférable d’éviter toute escalade rhétorique.
Les limites du mandat onusien à l’épreuve du terrain
Le mandat de la FINUL, tel qu’établi par la résolution 1701, repose sur une coopération étroite avec l’armée libanaise. Dans la pratique, cette coopération reste partielle, notamment en raison du déséquilibre des moyens disponibles. Le Liban, affaibli par une crise économique et institutionnelle profonde, n’a plus les capacités de soutenir pleinement les dispositifs de sécurité conjointement avec les forces onusiennes. Ce vide opérationnel est comblé de manière inégale par la FINUL, qui redéploie ses unités selon ses propres critères de sécurité.
Plusieurs pays contributeurs, dont la France et l’Italie, ont exprimé leur inquiétude quant à la dégradation de la situation. Des discussions internes sont en cours à New York pour renforcer les garanties opérationnelles des casques bleus, voire adapter certaines règles d’engagement. L’une des pistes évoquées consisterait à concentrer les moyens de la FINUL sur les axes principaux et les zones de friction avérées, en abandonnant certains points fixes jugés peu stratégiques.
Une dynamique de déséquilibre structurel
La pression israélienne vise, selon plusieurs observateurs, à transformer progressivement le cadre de sécurité en une forme de statu quo renforcé à son avantage. L’établissement d’une zone tampon, même non déclarée officiellement, aurait pour effet de déplacer les lignes de fait et de créer un précédent. Une telle évolution, si elle n’est pas contrecarrée, pourrait remettre en question les bases mêmes de la mission onusienne au Liban.
En parallèle, les responsables israéliens avancent régulièrement que leurs actions visent à se prémunir contre des mouvements d’armes ou des activités hostiles menées depuis le territoire libanais. Ces accusations, systématiquement rejetées par les autorités de Beyrouth, ne font l’objet d’aucune vérification indépendante. La FINUL, en vertu de son mandat, n’est pas autorisée à mener des inspections intrusives, ce qui limite sa capacité à arbitrer ce contentieux sécuritaire latent.
Équilibres régionaux et jeux d’influence internationaux
Au-delà de la stricte dimension bilatérale israélo-libanaise, la montée des tensions dans le sud du Liban s’inscrit dans un contexte régional marqué par des recompositions diplomatiques. L’Iran, allié stratégique du Hezbollah, continue de renforcer ses partenariats avec plusieurs acteurs étatiques dans la région, notamment en Irak et en Syrie. Cette consolidation alimente la crainte, côté israélien, d’un front unifié capable de menacer la profondeur stratégique d’Israël depuis plusieurs théâtres.
Dans ce contexte, les actions d’Israël au sud du Liban peuvent être interprétées comme des mesures préventives visant à élargir sa zone de sécurité en cas de conflit futur. Cette logique défensive étendue, déjà observée dans les théâtres syrien et yéménite, tend à devenir une doctrine militaire opérationnelle : celle de frapper en amont, de dissuader par la présence permanente, et de neutraliser toute tentative d’encerclement asymétrique.
Les États-Unis, partenaires historiques d’Israël, n’ont pas officiellement commenté les récents incidents dans la zone bleue. Toutefois, des diplomates occidentaux laissent entendre qu’un consensus discret se dessine pour permettre à Tel-Aviv une certaine marge d’action, tant que cela ne déclenche pas un affrontement direct avec le Hezbollah. Ce flou diplomatique affaiblit la position du Liban dans les enceintes multilatérales et rend la mission de la FINUL plus difficile à défendre politiquement.
L’impasse des réformes internes et l’impact sur la sécurité
Le blocage des réformes au Liban, en particulier celles concernant la justice, les forces de sécurité et la gouvernance locale, fragilise davantage la capacité de l’État à faire valoir ses droits au sud. Les programmes de coopération sécuritaire internationale sont aujourd’hui suspendus ou réduits à leur strict minimum, faute d’interlocuteurs politiques stables. Cette absence d’engagement actif de la part de l’État central laisse le champ libre à des interprétations unilatérales de la sécurité nationale.
De nombreuses voix au sein de la société civile alertent sur la nécessité de réinvestir politiquement le sud du Liban non seulement par l’armée, mais aussi par des services publics, des projets d’infrastructure et une diplomatie de terrain. Or, le sud reste largement dépendant d’initiatives communautaires ou d’organisations liées à des partis armés, ce qui accroît le risque d’instrumentalisation sécuritaire.
Recul de la légitimité internationale de la FINUL ?
Sur le terrain, les casques bleus continuent d’assurer leur présence, mais leur rôle est désormais perçu de manière ambivalente. D’une part, ils incarnent encore une forme de garantie contre une invasion israélienne massive. D’autre part, leur inaction face à certaines violations répétées et leur communication prudente sont vécues par une partie des habitants comme un renoncement.
Certains analystes évoquent la possibilité d’un redéploiement de la FINUL dans d’autres zones du sud, voire un retrait partiel si les garanties politiques ne sont plus réunies. Une telle évolution, si elle se confirmait, pourrait précipiter un vide sécuritaire susceptible d’être comblé par des groupes armés, avec le risque d’une militarisation croissante de zones jusqu’alors stabilisées.
Vers une reconfiguration du mandat ?
À New York, les discussions s’intensifient entre les États membres du Conseil de sécurité. Des propositions circulent pour réviser le mandat de la FINUL, notamment en durcissant les conditions de coordination avec l’armée libanaise, ou en créant des mécanismes de réaction plus rapide en cas de violation de la ligne bleue. Toutefois, toute réforme du mandat se heurte à deux obstacles majeurs : la crainte d’une escalade si le mandat devient trop intrusif, et la nécessité d’un consensus entre les grandes puissances.
Jusqu’à présent, aucun membre permanent n’a officiellement proposé une modification substantielle du texte fondateur. Mais plusieurs pays donateurs de troupes, inquiets pour la sécurité de leurs contingents, conditionnent la poursuite de leur engagement à des garanties de protection renforcée et à une évaluation stratégique trimestrielle.
Scénarios de crise à l’horizon
L’avenir de la mission onusienne au Liban se joue donc sur plusieurs fronts : diplomatique, opérationnel et symbolique. Une évolution non maîtrisée de la situation dans le sud pourrait conduire à une réduction drastique du rôle de la FINUL, voire à une reconfiguration de la présence internationale dans le pays. Cela constituerait une victoire implicite pour les partisans d’une solution sécuritaire régionale unilatérale, au détriment du cadre multilatéral.
À court terme, le scénario le plus probable reste celui d’un statu quo tendu, avec des micro-conflits récurrents, une érosion de la confiance dans la mission onusienne, et un approfondissement du déséquilibre militaire. À moyen terme, la menace principale réside dans une normalisation de la présence israélienne au-delà de la ligne bleue, sans réaction proportionnée de la communauté internationale.