Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris

La crise du coronavirus partie de la province centrale du Hubei, depuis la métropole de Wuhan courant novembre 2019, a rapidement gagné l’ensemble de la Chine, puis l’Asie et le monde. Alors que la pandémie est en train de tuer et de s’étendre sur toute la planète, les autorités centrales chinoises se sont lancées, par l’intermédiaire de leur diplomatie, dans une révision de l’histoire de l’apparition et de la dissémination du virus. Cet article propose une synthèse de l’action politique de Pékin à l’international depuis le début de la crise – une action qui vise à donner du crédit à son système tout en décriant les démocraties libérales. La gestion politique de la crise rassemble tous les paramètres classiques d’un régime autoritaire, sinon totalitaire : silence, censure, opacité, hypermnésie et amnésie choisies.

Les vieux réflexes d’un régime autoritaire

Si les premières semaines de la gestion de crise ont été caractérisées par le silence des autorités sur la réalité sanitaire, sociale et économique, le mutisme perdure à ce jour. Le régime veille à dissimuler le contexte de l’émergence et de la propagation de la pandémie d’une part, et son incapacité à se montrer à la hauteur de la crise dans les premiers temps d’autre part.

Rappelons que dès le début du mois de janvier, bien avant le Nouvel An chinois, le Comité permanent du Bureau politique évoquait secrètement la situation à Wuhan. Le silence et la censure sont à ce moment-là des armes de premier choix pour un système politique craignant la fragmentation. La dissimulation et le retard pris dans les mesures drastiques pour contenir la pandémie ont directement conduit à une expansion rapide et globale du virus, de facto hors de Chine. Le silence, la censure et l’influence chinoise se sont également fait sentir dès le début de la crise à l’Organisation mondiale de la santé à Genève. Il faudra attendre le 12 mars pour que l’Organisation déclare la pandémie du Covid-19. Le poids de Pékin dans les déclarations de l’OMS est majeur. Parallèlement, c’est à partir du 20 janvier que l’État central prend des mesures drastiques de confinement.

Crédibiliser le « modèle de Wuhan »

Depuis la fin du mois de janvier, les diplomates chinois, appliquant strictement les consignes de Pékin, travaillent à légitimer les mesures prises par le régime et affirment que la RPC possède la clé ultime de la gestion de crise. Surtout quand les gestions de crise à Taïwan et en Corée du Sud montrent leur efficacité. Le rôle des diplomates va prendre de l’ampleur à mesure de la propagation de la pandémie. D’un côté, des éléments de langage parfois outranciers sont largement employés pour chanter les louanges du régime, quitte à aller à l’encontre des faits ; de l’autre, les diplomates tentent de rassurer les autres pays en publiant des éléments attestant de la relance de l’économie de la Chine et de sa machine industrielle.

Interdit en Chine, Twitter est de plus en plus utilisé par les diplomates et les chancelleries chinoises à l’étranger. Plusieurs ambassadeurs en poste ont alimenté des théories du complot affirmant notamment que le virus aurait été implanté en Chine par des militaires américains pendant les Jeux olympiques militaires tenus à Wuhan en octobre 2019. Cet appareil de propagande a récemment été pointé du doigt par le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, qui a invité les autorités chinoises à faire preuve de retenue dans leurs affirmations sur l’implication américaine dans l’apparition du Covid-19.

Sur un autre volet, la rivalité stratégique entre les deux grands pôles de puissance se matérialise par les largesses de Jack Ma, le fondateur du groupe Alibaba. Ce dernier fait preuve d’un dévouement calculé en tweetant sur la livraison de masques et de kits de test depuis Shanghai vers les États-Unis par voie aérienne. Plus récemment, la Chine a annoncé qu’elle expulserait les journalistes américains travaillant pour le New York Times, le Wall Street Journal et le Washington Post (en représailles d’un plafonnement des effectifs de quatre médias d’État chinois à Washington). En ce sens, la Chine cherche à asseoir son hégémonie, se confrontant aux États-Unis et spéculant sur les fragilités de la gouvernance européenne.

Le virus est déjà particulièrement meurtrier en Italie, en France, en Iran, en Espagne ; demain en Inde, sur le continent africain, aux États-Unis etc. Avec un certain cynisme, plus la situation se dégradera dans le monde occidental – surtout –, plus les autorités chinoises se targueront de leur réussite chez eux et proposeront non pas une aide médicale en bonne et due forme, mais du matériel… et quelques commentaires déplaisants et intimidants.

Face au manque de coordination, de concertation et de décision politique de l’UE, l’envoi de matériel médical en Italie, tout comme en Iran, au Pakistan, et dans d’autres pays cibles du projet des Nouvelles routes de la soie est un coup diplomatique de la Chine, visant à sanctuariser sa sphère d’influence. Au-delà de l’UE, les récentes déclarations du président serbe confirment l’aura de Pékin au sein d’une Europe en pleine crise sanitaire.

Les autorités chinoises aspirent à diffuser une réalité toilettée de leur responsabilité, et cherchent une victoire politique tant en interne qu’à l’international. Le politique et l’ingérence prennent le pas sur la coopération et la science. Il nous faut dès à présent tirer les enseignements de la situation globale politique, économique, sanitaire et sécuritaire de cette pandémie issue de Wuhan.

La guerre des symboles

L’instrumentalisation de l’histoire est un aspect caractéristique de tout régime autoritaire. Ce procédé vise notamment, en interne, à évincer de la mémoire collective les opposants à Xi Jinping. En cela, l’épidémie aura accéléré les purges amorcées dès l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012.

Que l’épidémie de Wuhan ait été circonscrite ne répond pas uniquement à des objectifs sanitaires. Dans la mémoire politique du pays, Wuhan est l’épicentre d’une révolution qui, en 1911, a mis fin à la dynastie impériale. Elle fut aussi l’une des premières villes où s’ouvrit un Parlement sous la toute jeune République de Chine et devint de facto la première capitale de la Chine nouvelle. Il y a bien là un symbole que les Chinois n’ont pas oublié et malgré leur bannissement, des intellectuels comme l’écrivaine Fang Fang, habitante de Wuhan, y a publié chaque jour, sur Weibo, des pamphlets relatant les terribles conditions de vie que subissaient ses concitoyens, en s’en prenant à l’irresponsabilité des autorités. Qu’elle ait pu publier dans un premier temps et sans encombre montre l’existence d’une résistance de la société civile.


À lire aussi : Wuhan, point de départ du coronavirus et test politique pour Xi Jinping


Dans le même temps, en matière de surveillance de la population, la gestion de cette crise a montré la double capacité du Parti communiste à utiliser l’intelligence artificielle et les Comités de quartier – des instances qui avaient permis lors du Grand Bond en avant (1958) d’assigner la population à résidence, provoquant par là-même la mort par famine de 40 millions de personnes.

De manière significative, les travaux de l’historien Yang Jisheng ou les films du documentariste Wang Bing sur cette période taboue sont censurés. Gageons que le nombre réel de victimes du Covid-19 ne sera pas connu avant très longtemps. Le discours martial de Xi Jinping sur le virus a par ailleurs la même tonalité que celui employé à l’encontre de Taïwan, des insurgés de Hongkong et des « séparatistes et terroristes » ouïghours. Se joue là la légitimité du régime, conforté dans ses choix répressifs par la définition systématique de l’ennemi (de l’intérieur comme de l’extérieur).

Vers un « New Deal » économique mondial ?

En externe, le régime met en doute les origines chinoises du virus, sans doute pour parer à d’éventuelles demandes de réparation. La sinophobie s’étant emparée de la Corée du Sud, elle réactive des peurs également très anciennes en Asie centrale comme en Russie, ce qui peut annoncer le grand retour du mythe du « péril jaune ». Vis-à-vis de l’Afrique, aucune déclaration chinoise n’a été entendue à ce jour pour apaiser les rumeurs selon lesquelles la France « coroniserait » le continent noir comme on a pu le lire, par exemple, sur les réseaux sociaux sénégalais.

Pékin a bien sûr compris que cette guerre contre le virus est non seulement sanitaire mais aussi idéologique. Sauf rechute, la Chine devrait surmonter et laisser derrière elle l’épidémie et ses conséquences bien avant les autres pays. Les conséquences post-sanitaires ne seront pas moins durables. Sérieusement dégradée, l’image de la Chine en Occident et dans le monde aura plus que jamais divisé les thuriféraires et les détracteurs du modèle chinois. Les « New Sick Roads » (formule ironisant sur « Les Nouvelles routes de la soie », ou « New Silk Roads ») auront par ailleurs mis le doigt sur la vulnérabilité du libre-échangisme mondial.

Vagues de nationalisation, retour au protectionnisme et rapatriement de certains secteurs clés de notre industrie manufacturière et pharmaceutique seront peut-être au bout de ce cheminement avec une prise de conscience – qui était encore loin de faire l’unanimité il y a quelques semaines, en France tout au moins – de la dangerosité que représentent l’interdépendance et la financiarisation de l’économie. Pour autant, cette crise pourra aussi être l’occasion d’un renforcement de l’hégémonie économique et stratégique de la Chine en Asie. La relance d’un Regional Commercial Economic Partnership (RCEP) pour l’heure moribond en s’appuyant sur les pays membres les plus fragilisés de l’Asean comme les Philippines, chaque année un peu plus proches de Pékin, pourrait être à l’ordre du jour. Après tout, Pékin a les moyens d’une relance interrégionale. Ses institutions bancaires (Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, Fonds de la Route de la soie) peuvent y pourvoir et saper d’une manière définitive le système hérité de Bretton Woods qu’elle conteste.The Conversation

Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Un commentaire?