Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban (BDL) de 1993 à juillet 2023, a longtemps été célébré comme un « magicien de la finance », maintenant la livre libanaise arrimée au dollar dans un pays marqué par les stigmates de la guerre civile (1975-1990). Pendant trois décennies, il a incarné une stabilité économique apparente, mais depuis la crise de 2019, qui a vu la monnaie perdre plus de 95 % de sa valeur et les épargnants leurs dépôts, cette façade s’est effondrée. Les pertes de la BDL, estimées à plus de 70 milliards de dollars, et la fortune personnelle de Salamé, évaluée entre 2 et 3 milliards de dollars contre un salaire officiel de 200 000 dollars annuels, ont révélé une corruption massive. Aujourd’hui, alors que 80 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté selon la Banque mondiale, Salamé est au cœur d’une saga judiciaire mêlant enquêtes internationales, résistances locales et un secteur bancaire en ruines. Cet article retrace l’évolution de cette affaire jusqu’au 27 février 2025, explorant une décennie de signaux d’alerte depuis 2015, les investigations à l’étranger, les réactions au Liban et dans le monde, les blocages judiciaires locaux, et les répercussions sur le système bancaire. Un éclairage spécifique est porté sur le rôle de Ghada Aoun, procureure du Mont-Liban, ses enquêtes dans ce dossier, le rôle du « parti des banques » dans la protection de Salamé, ainsi que sur les acteurs clés, les faits reprochés et les montants en jeu.
Les Fondations Fragiles d’un Mirage Économique
Le règne de Salamé à la BDL a reposé sur un taux de change fixe à 1500 livres pour un dollar, soutenu par les remises massives de la diaspora et un endettement galopant. Ce modèle, dénoncé dès avant 2015 par certains économistes comme une « pyramide de Ponzi », projetait une stabilité illusoire, masquant des déséquilibres profonds. En 2015, *Libnanews* signalait que les réserves monétaires nettes de la BDL étaient négatives, un fait occulté par une élite prospérant sur ce système. Lorsque les flux de devises ont ralenti en 2019, l’édifice s’est écroulé, exposant une corruption systémique dont Salamé est devenu le symbole.
Chronologie des Événements Depuis 2015
Année 2015 : Les Premiers Signaux d’Alarme
En 2015, la chute des prix du pétrole réduit les remises des expatriés du Golfe, accentuant les failles structurelles du système financier libanais. *Libnanews* rapporte des réserves nettes négatives à la BDL, dissimulées par des « ingénieries financières » : prêts à des taux exorbitants (jusqu’à 20 %) aux banques commerciales contre des dépôts en dollars. Optimum Invest, liée à la famille Salamé, entame des transactions de « round-tripping », achetant des obligations d’État pour les revendre à la BDL à des prix gonflés, générant 110 millions de dollars de profits illicites entre 2015 et 2018, selon un audit ultérieur d’Alvarez & Marsal.
Année 2016 : L’Expansion des Montages Offshore
En 2016, ces pratiques s’intensifient. Forry Associates Ltd., contrôlée par Raja Salamé, frère de Riad, canalise 330 millions de dollars de commissions sur des titres financiers de la BDL vers HSBC Private Bank à Genève entre 2002 et 2016. Ces fonds financent des propriétés à Paris (rue de Bassano, estimées à 15 millions d’euros) et sur la Côte vaudoise (20 millions d’euros).
Année 2017 : Les Critiques Prennent de l’Ampleur
En 2017, le journaliste Toufic Hindi dénonce des manipulations comptables à la BDL, accusant Salamé de gonfler les réserves pour masquer les pertes. Ces allégations restent secondaires, et Salamé conserve son prestige à l’international, défendant son bilan au FMI.
Année 2018 : Les Soupçons s’Étoffent
En 2018, les rumeurs autour de Forry Associates s’amplifient, bien qu’aucun audit formel ne soit encore publié. Des rapports internes non publics circulent au sein de la BDL, suggérant des transferts suspects de 330 millions de dollars sur plus d’une décennie, utilisés pour acquérir des actifs immobiliers offshore. Le gouvernement, sous l’influence de Salamé et de Nabih Berri, président du Parlement, étouffe ces allégations.
Année 2019 : L’Effondrement Devient Public
En octobre 2019, des manifestations massives éclatent contre la classe dirigeante. Les banques ferment leurs portes, gelant les dépôts, et Salamé devient une cible centrale, accusé d’avoir orchestré la ruine des épargnants. La livre s’effondre à 10 000 pour un dollar sur le marché noir.
Année 2020 : Les Premières Enquêtes Émergent
En 2020, la Suisse ouvre une enquête sur les 330 millions de dollars transférés à HSBC. Au Liban, Ghada Aoun, procureure générale du Mont-Liban, tente une perquisition au siège de la BDL, ciblant Salamé pour détournement et blanchiment, mais elle est bloquée par des forces loyales au gouverneur. *Libnanews* rapporte son audition en décembre 2020 sur les dollars subventionnés. Le gouvernement de Hassan Diab promet un audit juricomptable, une condition du FMI pour une aide. Le Courant Patriotique Libre (CPL), mené par Michel Aoun et Gebran Bassil, soutient cette initiative, tandis que le Hezbollah et Amal s’y opposent.
Année 2021 : Pressions Internationales et Résistances Locales
En juillet 2021, la France ouvre une enquête via le PNF après des plaintes de Sherpa, comme noté dans *Libnanews*. Le Liechtenstein et l’Allemagne suivent. Au Liban, Alvarez & Marsal remplace Kroll pour l’audit, mais Salamé invoque le secret bancaire, soutenu par Najib Mikati et Nabih Berri. *Libnanews* rapporte sa mise en accusation par Ghada Aoun pour les dollars subventionnés. Le CPL insiste pour la transparence, tandis que les Forces Libanaises (FL), alliées de Saad Hariri, freinent.
Année 2022 : Saisies et Tensions Judiciaires
En mars 2022, la France, l’Allemagne et le Luxembourg gèlent 120 millions d’euros d’avoirs, dont 40 millions en propriétés parisiennes. Anna Kosakova et Marwan Kheireddine sont mis en examen à Paris. Au Liban, Ghada Aoun accuse Salamé d’enrichissement illicite et ordonne des perquisitions dans des banques comme Bankmed, mais Ghassan Oueidat suspend ses actions, comme détaillé dans *Libnanews*.
Année 2023 : Mandats Internationaux et Fin de Mandat
En mai 2023, la France et l’Allemagne émettent des mandats d’arrêt contre Salamé. Les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada imposent des sanctions en août, gelant les avoirs de Salamé et de son entourage. Son mandat à la BDL s’achève en juillet, et il est officiellement poursuivi au Liban, comme rapporté par *Libnanews*.
Année 2024 : Une Arrestation Symbolique
Le 3 septembre 2024, Salamé est arrêté à Beyrouth dans l’affaire Optimum Invest, accusé d’avoir détourné 8 milliards de dollars entre 2015 et 2018. Libéré après quatre jours, cette arrestation reste ambiguë. L’audit d’Alvarez & Marsal, publié en 2023 et médiatisé en 2024, confirme 111 millions de dollars de commissions illégitimes.
Année 2025 : Nouvelles Poursuites
En février 2025, Ghada Aoun relance des poursuites contre Salamé, Wassim Mansouri, Antoine Salamé et Raja Abou Asli, selon LBCI News, pour détournement et falsification comptable.
Le Rôle de Ghada Aoun et Ses Enquêtes
Ghada Aoun, procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban depuis 2017, est une figure centrale et controversée dans l’affaire Salamé. Proche politiquement du CPL, elle n’a aucun lien de parenté avec Michel Aoun. Voici son rôle détaillé :
- Première offensive (2020) : En mars 2020, Aoun tente une perquisition au siège de la BDL, visant Salamé pour détournement et blanchiment liés aux 330 millions de dollars via Forry Associates. Bloquée par des forces de sécurité, cette action est rapportée dans *Libnanews*.
- Poursuites formelles (2022) : En mars 2022, elle porte plainte contre Salamé pour enrichissement illicite, ciblant ses propriétés à Paris, et fait arrêter Raja Salamé, libéré sous caution de 3,7 millions de dollars, comme noté dans *Libnanews*.
- Perquisitions bancaires (2022-2023) : Aoun vise Bankmed (100 millions de dollars), Bank Audi (200 millions), et BLOM Bank. Ses actions sont suspendues par Oueidat, comme détaillé dans *Libnanews*.
- Enquête sur Qard el-Hassan (2021) : Contrairement aux accusations des FL, Aoun a ouvert un dossier contre Qard el-Hassan, institution liée au Hezbollah, pour blanchiment présumé, démontrant qu’elle n’a pas épargné tous les alliés du CPL.
- Relance en 2025 : En février 2025, Aoun inculpe Salamé, Mansouri, Antoine Salamé et Raja Abou Asli, s’appuyant sur l’audit Alvarez & Marsal.
- Polémiques : Les FL et le Courant du Futur l’accusent de partialité, des critiques politisées vu leur soutien au « parti des banques ». *Libnanews* explore ces tensions.
Enquêtes Internationales et Sanctions
Les investigations internationales, coordonnées par Eurojust, exposent un réseau complexe :
- France : 120 millions d’euros gelés en 2022, mandat d’arrêt en 2023 (*Libnanews*).
- Suisse : 330 millions de dollars blanchis via HSBC Genève.
- Allemagne : 30 millions d’euros d’actifs de Nady Salamé gelés.
- Luxembourg : 94 millions de dollars gelés via Stockwell.
- Sanctions de 2023 par les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada.
Réactions Internationales et Locales
- Réactions Internationales : L’arrestation de 2024 est saluée par Paris et Berlin, mais vue comme un « geste » par William Bourdon. Le FATF menace d’une « liste grise » en octobre 2024.
- Réactions Locales : Les déposants célèbrent, mais certains, comme Dina Abou Zour, dénoncent une diversion. Le CPL soutient Aoun, les FL doutent.
Blocage des Enquêtes au Liban
- Résistances Politiques : Sous Hassan Diab (2020-2021), le CPL pousse l’audit pour exposer Salamé, mais le Hezbollah et Amal le bloquent, protégeant leurs réseaux. Les FL, liées au « parti des banques » et Hariri, s’opposent, craignant des révélations sur leurs soutiens financiers. Berri et Mikati freinent la coopération internationale.
- Immunité et Secret Bancaire : Une immunité de 2021 protège Salamé jusqu’en 2024. Le secret bancaire limite les enquêtes.
- Manque de Ressources : Le système judiciaire, sous-financé, est débordé.
Le Rôle du « Parti des Banques » dans la Protection de Riad Salamé
Le « parti des banques », une coalition informelle des milieux bancaires et de leurs alliés politiques, notamment le Courant du Futur de Saad Hariri, a joué un rôle crucial dans la protection de Salamé. Hariri, Premier ministre à plusieurs reprises, a défendu l’immunité de Salamé, invoquant sa nécessité pour la « stabilité économique ». Les grandes banques – Bank Audi, BLOM Bank, SGBL – ont bénéficié des politiques de la BDL, notamment les prêts à taux subventionnés et les transferts offshore, et ont résisté aux enquêtes de Ghada Aoun. En 2020, lorsque Aoun a tenté de perquisitionner ces institutions, le procureur général Ghassan Oueidat, proche de Hariri, a suspendu ses actions. Ce soutien a permis à Salamé d’échapper à des poursuites sérieuses au Liban pendant des années, malgré les preuves croissantes de malversations.
Impact sur le Secteur Bancaire Libanais
- Localement : Les banques, jadis fleuron régional, sont exsangues depuis 2019. Les dépôts gelés (100 milliards de dollars) ont ruiné la confiance.
- Internationalement : Les correspondants bancaires se retirent, et le risque FATF isole le Liban.
Acteurs Impliqués, Faits Reprochés et Montants en Jeu
- Riad Salamé
- Faits reprochés : Détournement de 8 milliards via Optimum, blanchiment de 330 millions via Forry, fortune de 2-3 milliards.
- Montants : 110 millions (Optimum), 330 millions (Forry), 120 millions gelés.
- Raja Salamé
- Faits reprochés : Gestion de Forry, 330 millions détournés, achats à Londres et Munich.
- Montants : 330 millions, 20 millions gelés.
- Anna Kosakova
- Faits reprochés : Gestion de Stockwell, blanchiment, propriétés à Paris (15 millions).
- Montants : 94 millions gelés.
- Nady Salamé
- Faits reprochés : Biens en Allemagne (30 millions), complicité.
- Montants : 30 millions gelés.
- Marianne Hoayek
- Faits reprochés : Transferts de 10 millions.
- Montants : 10 millions.
- Marwan Kheireddine
- Faits reprochés : 50 millions via Bank Al-Mawarid.
- Montants : 50 millions.
- Banques Impliquées
- Bank Audi : 200 millions vers Forry.
- Bank Al-Mawarid : 50 millions.
- Bankmed : 100 millions (Raja).
- BLOM Bank, SGBL : 150 millions offshore.
- HSBC Suisse : 330 millions.
Liens entre Riad Salamé et les hommes politiques libanais
Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban (BDL) de 1993 à juillet 2023, a été une figure centrale dans le système politico-financier libanais pendant trois décennies. Ses relations avec les politiciens ont évolué au fil du temps, passant d’un soutien quasi unanime à une polarisation marquée, surtout après la crise économique de 2019.
Alliés historiques et récents
- Rafiq Hariri : Salamé doit sa nomination en 1993 à Rafiq Hariri, alors Premier ministre et milliardaire influent. Avant cela, il gérait la fortune personnelle de Hariri chez Merrill Lynch, établissant une relation de confiance. Cette proximité avec le clan Hariri a perduré, même après l’assassinat de Rafiq en 2005, à travers son fils Saad Hariri.
- Saad Hariri : Bien que leur relation ait connu des tensions, notamment lors de désaccords sur des opérations financières dans les années 2000, Saad a globalement soutenu Salamé, voyant en lui un garant de la stabilité monétaire libanaise, pilier du projet économique haririen.
- Najib Mikati : Premier ministre à plusieurs reprises (dont en 2021-2023), Mikati, un autre magnat des affaires, partageait avec Salamé une vision libérale de l’économie. Leur lien dépasse les idées : une enquête au Liechtenstein a révélé un transfert de 14 millions de dollars en 2016 de Taha Mikati (frère de Najib et co-fondateur de M1 Group) vers Crossland Limited, une société liée à Riad Salamé et à son frère Raja Salamé. Ce paiement, lié à un supposé contrat entre M1 et SI2SA (une société suisse de Salamé), alimente les soupçons d’intérêts communs, bien que M1 nie tout accord et qu’aucune preuve publique de collusion directe n’ait émergé. Le nom de Mikati apparaît aussi dans les Pandora Papers, renforçant l’image d’un réseau d’affaires opaque, sans lien formel établi avec l’affaire liechtensteinoise.
- Classe politique traditionnelle : Pendant des années, Salamé a été un rouage essentiel pour les élites communautaires (sunnites, chiites, chrétiens), en facilitant des politiques monétaires qui profitaient aux grandes fortunes et aux banques, souvent liées aux politiciens. Il a su naviguer entre les factions, y compris avec des figures comme Nabih Berri (chef d’Amal) ou Walid Joumblatt (leader druze), en restant utile à leurs intérêts financiers.
Avant la crise, Salamé jouissait d’une aura de « magicien de la finance », soutenu par une classe politique qui profitait de ses politiques (taux d’intérêt élevés, parité livre-dollar). Après l’effondrement économique, il est devenu un bouc émissaire commode pour beaucoup, bien que peu aient agi concrètement contre lui avant 2023, par peur de déstabiliser davantage le système ou de révéler leurs propres turpitudes. Son arrestation en septembre 2024 à Beyrouth, après la fin de son mandat, reflète un changement : les pressions internationales et populaires ont fini par éroder son intouchabilité, mais les réticences initiales de l’élite montrent qu’il connaissait trop de secrets pour être lâché facilement.