Washington, théâtre d’un examen sous tension
Au siège de la Banque mondiale, à Washington, la délégation libanaise conduite par le ministre des Finances a présenté, au cours de la semaine du 10 octobre 2025, son rapport sur l’état d’avancement des réformes économiques convenues depuis 2022. Ces réunions d’automne du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ont placé le Liban parmi les dossiers sensibles, à la croisée des impératifs de stabilité régionale et de redressement interne.
Trois ans après l’accord préliminaire de réforme conclu avec le FMI, peu de jalons ont été tenus. L’inflation demeure à des niveaux élevés, la confiance bancaire n’est pas restaurée, et les mécanismes de restructuration du secteur financier restent bloqués au Parlement. Les bailleurs internationaux, lassés des promesses non tenues, réclament des preuves tangibles de discipline budgétaire et de gouvernance.
Les entretiens de Washington ont permis de mesurer à la fois la prudence du gouvernement libanais et la fermeté des institutions internationales. Le Liban se présente comme un État en convalescence politique, cherchant à rassurer sans promettre l’impossible. Derrière les chiffres, c’est une négociation d’équilibre qui s’est jouée : convaincre sans se soumettre, coopérer sans se délégitimer.
Les paramètres économiques : déficit, réserves et inflation
Les discussions ont débuté par une revue technique des indicateurs. Le déficit budgétaire s’établit à près de 8 % du PIB, un chiffre en léger recul grâce à la compression des dépenses publiques, mais encore très au-dessus du seuil exigé par le FMI. Les recettes fiscales, pénalisées par la contraction de l’activité et la dollarisation partielle de l’économie, demeurent insuffisantes. Le gouvernement a promis d’élargir l’assiette de la TVA et de renforcer la collecte douanière, mais les effets attendus ne se feront pas sentir avant plusieurs trimestres.
La Banque du Liban a mis en avant la relative stabilité du taux de change, maintenue depuis huit mois autour d’un seuil officieux, résultat d’interventions ciblées sur le marché des devises. Mais cette stabilisation reste artificielle : elle dépend de ventes de dollars provenant des réserves obligatoires et de transferts extérieurs des expatriés. Les réserves nettes de change, selon les estimations de la Banque mondiale, ne couvrent plus que trois mois d’importations essentielles.
L’inflation, après avoir atteint 210 % en 2023, oscille désormais autour de 90 % en rythme annuel. Cette décrue reste trompeuse : les prix de l’énergie, des denrées importées et des services publics continuent de grimper, affectant durement le pouvoir d’achat. L’économie fonctionne sur deux circuits parallèles — en dollars et en livres — où les écarts de prix atteignent parfois 30 %.
Les bailleurs ont souligné le risque de voir le pays retomber dans une spirale d’endettement si la stabilisation n’est pas accompagnée d’une restructuration profonde. L’État libanais reste l’un des plus endettés du monde par rapport à son PIB, avec une dette publique estimée à près de 170 %.
Les exigences du FMI : réformes structurelles et crédibilité budgétaire
Le Fonds monétaire international a rappelé la feuille de route adoptée en 2022 : audit complet des banques commerciales, restructuration du système financier, réforme du secteur public et rationalisation des subventions. Trois ans plus tard, seuls les audits préliminaires ont été achevés. Les discussions avec les banques sur le partage des pertes n’ont pas progressé, freinées par la résistance du secteur et par les divergences politiques internes.
Le FMI a insisté sur la nécessité de rétablir la confiance des déposants à travers un plan crédible de remboursement partiel et un cadre juridique clair pour la restructuration. L’absence de transparence sur les pertes réelles des banques continue de miner les négociations. Le Fonds estime que sans clarification, aucun programme d’aide ne pourra être signé.
Parallèlement, les réformes structurelles promises n’ont pas été concrétisées. La réforme de l’électricité, condition jugée prioritaire par la Banque mondiale, n’a pas dépassé le stade des annonces. Les transferts énergétiques absorbent encore près d’un tiers du budget. La réforme de la fonction publique, censée réduire les charges salariales et rationaliser les administrations, reste bloquée par des considérations sociales et syndicales.
À Washington, les représentants du FMI ont réaffirmé qu’aucun financement substantiel ne serait débloqué sans la mise en œuvre d’au moins deux des quatre réformes clés : restructuration bancaire, transparence monétaire, réforme des subventions et adoption d’un budget crédible pour 2026.
La stratégie libanaise : compromis et lignes rouges
Face à ces exigences, la délégation libanaise a adopté une position prudente. Le gouvernement, soucieux d’éviter un choc social, défend une stratégie graduelle. Il affirme que la reprise de la croissance passe d’abord par la stabilité politique et le maintien des dépenses sociales. La suppression brutale des subventions sur le carburant et le blé, par exemple, pourrait provoquer une nouvelle flambée des prix et des troubles civils.
Cette ligne de prudence s’appuie sur un argument récurrent : la priorité n’est pas l’équilibre comptable, mais la cohésion nationale. Le Premier ministre a assuré que le pays restait engagé dans la voie des réformes, mais qu’il refusait d’imposer des sacrifices insoutenables à une population déjà épuisée.
Les techniciens du FMI jugent ce discours trop vague. Ils rappellent que le Liban a déjà bénéficié de plusieurs reports et qu’il doit prouver sa capacité à tenir ses engagements. Le débat s’est cristallisé sur la question des dépôts bancaires : faut-il compenser les déposants à court terme ou préserver les réserves de change pour la stabilité monétaire ?
Cette tension interne explique la lenteur du processus. Le gouvernement craint que des mesures trop rigoureuses sapent le peu de légitimité politique dont il dispose encore. Le FMI, de son côté, redoute que l’absence de décisions fermes transforme la stabilisation en simple anesthésie économique.
La diplomatie financière : Paris, Riyad, Washington
Au-delà des chiffres, la rencontre de Washington a pris une dimension diplomatique. La France et plusieurs pays du Golfe ont participé à des entretiens parallèles pour coordonner les aides futures. Paris plaide pour une approche équilibrée : maintien de la pression réformatrice, mais avec un accompagnement humanitaire renforcé. Riyad, quant à lui, conditionne tout soutien à une gouvernance plus rigoureuse et à la garantie que les fonds ne seront pas détournés.
Les États-Unis encouragent cette coordination. Pour eux, la stabilité financière du Liban relève de la sécurité régionale. Washington souhaite éviter un effondrement qui fragiliserait encore plus la scène politique et ouvrirait un espace à de nouveaux acteurs régionaux. L’administration américaine insiste sur la transparence du système bancaire et sur la lutte contre les flux financiers illicites.
La Banque mondiale, de son côté, a salué les progrès limités dans la numérisation de la fiscalité et la mise en place d’une plateforme unifiée de change. Elle attend toutefois des résultats concrets avant d’envisager un nouveau prêt à l’infrastructure.
Un pays sous évaluation permanente
À la fin des réunions, le constat reste mitigé. Le Liban a réaffirmé son engagement à poursuivre les réformes, mais sans calendrier précis. Les bailleurs, eux, ont pris note d’une volonté de dialogue, mais pas encore de décisions. La délégation rentre à Beyrouth avec la promesse de présenter avant la fin de l’année un plan révisé de réforme budgétaire.
Pour les observateurs, ces réunions marquent une nouvelle étape de la relation entre le Liban et ses créanciers : celle d’une évaluation permanente. Chaque trimestre, le pays devra prouver qu’il avance, sous peine d’isolement financier.
L’enjeu dépasse la simple assistance du FMI. Il s’agit de restaurer une crédibilité perdue, d’attirer à nouveau les investisseurs et de démontrer qu’un État fragilisé peut redevenir un partenaire fiable. Tant que ces conditions ne seront pas réunies, le Liban restera prisonnier de ce cycle d’espoirs suspendus et de rendez-vous reportés.



